Participant au « Livre noir du communisme », un ouvrage qui fit en son temps couler beaucoup d’encre, Nicolas Werth, directeur de recherches au CNRS est considéré comme le spécialiste français de l’histoire du goulag, une somme monumentale en six volumes qu’il a co-dirigée et publiée à Moscou en 2004.

Cette « île aux cannibales » raconte l’histoire de la déportation de 6000 éléments socialement nuisibles dans une île perdue au beau milieu de l’Ob, ce grand fleuve de Sibérie. À l’échelle des grandes déportations de masse pratiquées par le régime de Staline, les 4000 victimes de l’île de Nazino ne représentent que 1% de l’ensemble des déportés disparus de 1933, mais ce cas, retrouvé dans les archives de l’ex-union soviétique est remarquable à plusieurs titres.

Genrick Iagoda, exécutant zélé du régime Stalinien

Il s’inscrit tout d’abord dans une logique délibérée, dans un plan d ‘ensemble voulu par le pouvoir soviétique, au même titre que la déportation des koulaks et leur élimination en tant que classe. L’initiateur de ce plan est Genrick Iagoda, exécutant zélé de cette politique de Staline qui finit d’ailleurs en 1938 par rejoindre ses victimes à la suite des grands procès de Moscou.

Ce plan, présenté comme grandiose dans la première partie de l’ouvrage visait à éliminer les éléments socialement dangereux et nuisibles des deux grandes villes, Moscou et Léningrad, mais aussi à régler de façon méthodique le problème posé par les koulaks, les paysans résistant à la collectivisation des terres.

Mais cette déportation de 6000 victimes dans cette « île des morts », n’est pas simplement inscrite dans la logique de la bureaucratie qui a pris le pouvoir avec Staline; les planificateurs envisagent aussi un plan d’aménagement du territoire, celui de cette Sibérie centrale que les Tsars avaient conquise et qui représentait pour les nouveaux maîtres de la Russie, un atout de développement.

La sibérie, terre de déportation

Cet aménagement de l’espace, de la Sibérie, terre de déportation, se heurte aux réalités économiques, et à l’inefficacité déjà manifeste de la planification. Mais au delà des constats chiffrés, ce sont les hommes, les premières victimes de ces difficultés locales, souvent minimisées par les spécialistes du plan. Déportés dans un milieu hostile, privés de tout et pour commencer de nourriture et des moyens d’en produire, ces familles de koulaks, ces citadins raflés au hasard dans les villes se heurtent aux populations déjà installées qui voient avec inquiétude ces groupes de plusieurs milliers d’individus s’installer dans une zone où les ressources font déjà cruellement défaut.

Cet ouvrage montre également que cette politique a suscité une résistance désespérée de la part de certaines parties de la population. Dans les lieux de déportations, des bandes armées ou des groupes de résistance, selon le point de vue que l’on peut adopter se sont constituées et cette Sibérie centrale est devenue pendant près de dix ans, une véritable zone de non-droit où la loi des plus forts régnait sans partage.

Dans la plupart des cas, des milices organisées par les membres du Parti imposaient leur loi mais les bandes armées, constamment grossies de nouveaux déportés leur menaient la vie dure. En fait, ce sont les koulaks, fournissant le gros des déportés qui étaient les principales victimes de ces affrontements, tout comme les kolkhoziens, déjà présents sur place, subissant à la foi les réquisitions forcées des miliciens du Parti et les pillages des déportés affamés.

Ile Nazino, 4 000 morts

Devant une telle situation, livrés peut-être à eux mêmes et craignant pour leurs existences, les cadres du parti de la région de Narym, comme Tsepkov, se sont retrouvés avec une situation inédite : où affecter « 6000 éléments socialement dangereux », venus du camp de transit de Tomsk. Prévus pour arriver en juin, ces déportés sont expédiés en avril, dans une zone où la neige tombe encore. Pour éviter que la région ne s’enflamme, que les nouveaux arrivants affamés ne se jettent sur les maigres ressources locales, le bureaucrate Tspekov trouve comme solution le regroupement « provisoire » sur l’île de Nazino…

La population de Nazino devient anthropophage

Très vite, et devant l’incapacité des autorités locales à organiser la survie de cette population, une forme d’économie socialiste primitive se met en place d’après les rapports de la commission d’enquête de l’époque. Dans ce contexte, l’homme devient un loup pour l’homme, au sens figuré mais surtout au sens propre. Les cadavres s’accumulant devenant source de survie et monnaie d’échange. Les vêtements et les couronnes en or des cadavres, mais aussi la chair humaine sont les ressources de cette population qui devient anthropophage. L’île de Nazino, avec son cortège de morts reçoit quelques mois plus tard, un nouveau contingent de déportés.

Les rumeurs sur ce qui se passait sur l’île, ont valu au commandant local, Tsepkov, un blâme sévère, sa destitution et son remplacement par Frolov. Un tel scandale finit par remonter à Staline lui même, et après avoir à nouveau pris des sanctions contre les responsables locaux de l’administration et du Parti, les déportés survivants furent renvoyés dans des camps de travail.

Cet ouvrage est le résultat de l’examen de sources documentaires ouvertes en Russie depuis la chute du communisme. Dès 1991, des documents d’archives ont pu circuler en Europe et aux États-Unis, souvent vendues par les personnels chargés de les conserver. Les sources concernant cette « île aux cannibales », sont le résultat d’un dépouillement d’archives effectué en 2002, suscité par un témoignage recueilli par un membre de l’association « mémorial » auprès d’une habitante du village de Nazino.

Bruno Modica © Clionautes