Né en 1919 dans l’actuelle Biélorussie (à Gomel) et décédé en 2009 à Varsovie (Pologne), Marek Edelman a été un des dirigeants du soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943 auquel il a survécu. C’était aussi un militant du Bund, mouvement socialiste, laïque et non sioniste, né en 1897, qui regroupait des travailleurs juifs de Lituanie, Pologne et Russie. Ayant survécu à la Shoah, il écrit un livre : Le Ghetto lutte, publié en 1946 en Pologne et aux États-Unis, grâce au soutien du Bund. La première édition française de ce livre réalisé avec le soutien, entre autres, d’Alain Brossat et de Sylvia Klingberg date de 1983[1]. Réédité plusieurs fois depuis. L’édition de 2002 est accompagnée d’une postface de l’auteur, d’une préface de Pierre Vidal-Naquet et d’une bibliographie établie par Annette Wievorka (Mémoires du ghetto de Varsovie, Liana Levi, 2002). M. Edelman reste après-guerre en Pologne malgré les vagues d’antisémitisme qui touchent ce pays à plusieurs reprises et dont il sera victime. Il perd son poste à l’hôpital de Lodz en 1968 et le Bund est rapidement absorbé par le parti communiste polonais. M. Edelman voit de nombreux juifs polonais, dont sa femme et ses enfants, quitter le pays où il veut rester par fidélité aux combats menés par les militants du Bund et en mémoire de tous ceux qui ont disparu. Il s’oppose activement au régime stalinien polonais et soutient à plusieurs reprises les opposants jusqu’à la chute de celui-ci. Un grand bonhomme qui impressionne !

Ce livre est constitué de carnets retrouvés par des amis de M. Edelman qui les ont confiés à ses enfants à la mort de leur auteur en 2009. L’avant-propos, rédigé par son fils Aleksander Edelman, revient sur les circonstances de la découverte de ces carnets. Mais aussi sur les souvenirs d’A. Edelman quant à leur écriture par son père en 1967 ou 1968, au moment où la Pologne traversait une nouvelle vague d’antisémitisme. Une historienne, Constance Pâris de Bollardière, docteure en histoire de l’EHESS, qui a travaillé sur le Bund, est l’auteure d’une robuste et stimulante introduction qui porte sur ces carnets (« témoignage sans intentionnalité précise »), sur le contexte historique de leur écriture (années 1967-1968) et sur Marek Edelman lui-même. La fin de l’ouvrage est constituée d’une chronologie qui s‘étend de 1897 (création du Bund) à 2017 (publication de ces carnets en polonais, deux ans après que le parti Droit et justice soit arrivé au pouvoir en Pologne). Plusieurs dizaines de notices biographiques de militantes et militants du Bund, de son organisation de jeunesse ou du Parti socialiste polonais sont présentées. L’ouvrage se conclut par des notes, nombreuses, des photographies de l’auteur et par une bibliographie (dont de nombreux ouvrages ne sont pas en français).

Le texte de Marek Edelman est constitué de trois carnets d’un peu plus de 70 pages au total. Il ne faut pas y chercher une présentation organisée et chronologique des événements. C’est un témoignage centré sur les années 1939-1942, avant donc l’insurrection du ghetto, dont l’auteur s’est souvenu a posteriori. Il est alors un jeune militant et prend des responsabilités clandestines importantes au sein du Bund dans le ghetto de Varsovie. Nul héros en ces pages mais des hommes et des femmes qui tentent de survivre et de poursuivre leur combat politique. L’ouvrage présente des scènes de vie brèves, dont certaines sont marquées sous le sceau de l’urgence : il faut protéger tel ou tel, prévenir un autre, changer de logement et en changer encore, en trouver un pour des militants, se procurer à manger, imprimer la presse clandestine, déplacer l’imprimerie du Bund, faire circuler l’information, tenter de créer des archives, intimider ou rosser un membre de la police juive ou un mouchard, avoir des liens avec les résistants polonais qui ne sont pas juifs en dehors du ghetto… La peur, l’angoisse et le danger accompagnent ces hommes et ces femmes qui tentent de résister et s’opposent à ceux qui soutiennent les nazis. M. Edelman évoque aussi de courts moments de relative « détente » : une fête d’anniversaire avec de l’alcool, « une grande casserole remplie de confiture » mangée. Employé comme coursier dans un hôpital, Marek Edelman a la possibilité de se déplacer un peu plus que la plupart de ceux qui survivent dans le ghetto. Son courage, son intrépidité, présentés dans le texte de manière neutre, le sauvent plusieurs fois de situation très dangereuses. Son appartenance à un collectif militant actif et volontaire dans des conditions extrêmes était pour lui alors une des choses les plus importantes de sa vie. Avec d’autres, il a imprimé et diffusé des journaux clandestins du Bund dans le ghetto. Et ce alors qu’ils étaient confrontés à une forte répression, à des arrestations pour le travail forcé, à des massacres (avril 1942) puis à des rafles en vue de déportation vers le centre de mise à mort de Treblinka (juillet-août 1942). Peu à peu, cependant, nombre de ces militants sont arrêtés et la plupart d’entre eux seront assassinés. Un témoignage de grande valeur sur « la vie sociale dans le ghetto, dans sa résistance et sa détresse » (C. Pâris de Bollardière, p. 29) rédigé, dans un moment très difficile, par un homme qui n’a pas voulu quitter le pays où ses compagnons avaient perdu la vie.

Par ce texte, par le livre écrit au sortir de la guerre et en restant en Pologne, sans céder à l’antisémitisme et sans plier devant le stalinisme, Marek Edelman a voulu honorer la mémoire de ces femmes et de ces hommes et lutter contre l’oubli.

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[1] Auteurs d’un ouvrage, aujourd’hui oublié, dont le point de vue ne correspond pas aux thèmes dominants en ce début de 21ème siècle, qui était centré sur les courants et militants juifs révolutionnaires, en Europe centrale et orientale : Le Yiddishland révolutionnaire (1983, Balland réédité par Syllepse en 2009). Ouvrage dédié à… Marek.