André Corten est professeur de science politique à l’université de Québec à Montréal et chercheur associé à l’IRD. Il a écrit des ouvrages relatant ses études en Amérique Latine (Brésil, Haïti) sous le prisme religieux (le pentecôtisme surtout).
C’est aussi sous cette approche qu’il nous convie à un décalogue alarmant sur la misère à l’échelle mondiale. Il affirme que son livre porte « sur l’expression politique de la souffrance » qu’il a pu observer lors de ses nombreux voyages. « Le mal est politique dans la mesure ou il est produit et entretenu par le système dans lequel nous vivons » (p.6). Il présente son ouvrage comme un « catalogue », en dix chapitres, d’ expériences vécues.
L’auteur propose en introduction un bref rappel de l’émergence médiatique de la souffrance et de sa toute récente prise en compte par les principales institutions internationales au premier plan desquels la Banque Mondiale (Un rappel des objectifs du millénaire de l’ONU n’aurait-il pas été une meilleure chose ?).« La plainte : Algérie, Mexique » est le premier chapitre du Décalogue choisi par André Corten. Les principales pénuries (alimentation, logement) sont décrites à l’aune d’un pays, l’Algérie, qui est « un immense chantier de l’industrie industrialisante ». et qui sont les deux raisons principales de la guerre civile sur laquelle l’auteur insiste. Au Mexique, le manque est aussi patent mais ne rime pas avec entassement. Le rôle paternaliste de l’Etat est là aussi omniprésent avec la création de centaines de milliers d’emplois. Partout règne « l’atmosphère du provisoire » (p.20). André Corten rappelle ainsi que le tremblement de terre de 1985 a dévasté les fondements de l’Etat nourricier. « La plainte fait tenir la société ensemble » conclut-il.

Aussi bien le deuxième chapitre « Endurer » permet de rendre compte de la difficulté des conditions de travail sur les plantations dominicaines montrant que les coupeurs de canne à sucre sont des journaliers et vivent dans des conditions déplorables : « On a faim, on supporte, on souffre », le troisième chapitre, « Compatir : désastres naturels au Venezuela ou au Salvador », insiste lui sur le rapport à l’information lors les pluies torrentielles de 1999 causant la mort de plus de 30 000 personnes. Ces cataclysmes viennent s’ajouter aux autres épreuves que subissent les plus pauvres. L’auteur relève que « si l’industrie de la compassion part du sacré, elle se répand ensuite en une coulée d’information kleenex ».

Les quatrième et cinquième chapitres sont plus enclins à envisager la misère durable sous le prisme de la religion (et plus particulièrement du pentecôtisme, sujet d’études récurrentes de l’auteur. « Sublimer : la soul à Soweto » et « Se consoler, le développement du pentecôtisme » La montée de cette division du protestantisme se répand avant tout chez les plus démunis et les diasporas autour du monde. André Corten choisi de développer l’exemple de Paris comme endroit symbolique de ces « églises remplies de sourires » qui permet « le contact direct avec le sacré » (p.74).

Les deux chapitres suivants, « Reprocher : récits du génocide au Rwanda » et « Déshumaniser : les chimères en Haïti », apparaissent comme les parties les plus violentes du récit. Au Rwanda, « l’aire qu’on respire est chargé du mépris dans lequel on tient la vie : on vole, on viole, on tue » (p.92). En Haïti, l’action des Chimères pendant le départ puis au retour de l’ex-président Aristide apparaissent à l’auteur comme le symbole des souffrances héritées de la lutte à mort pour l’indépendance menée par Toussaint Louverture. A chaque nouvelle crise, on voit réapparaître les chimères ou autres tontons macoutes.

« Se révolter : la Bolivie » et « Refuser l’inacceptable au Guatemala et au Congo » partent du même sentiment. Un sentiment d’injustice qui s’abat sur des populations déjà durement touchées par les pénuries en tout genre, par les souffrances subies. André Corten, comme dans les chapitres précédents, trouve les racines de ces révoltes dans des faits historiques anciens. Pour la Bolivie, ce serait la récurrence des révoltes de miséreux de l’exécution du président Villareal en 1946 à l’arrivée d’Evo Morales à la tête d’un des syndicats les plus importants qui serait à l’origine de ces exactions. Comme le remarque l’auteur, la richesse des terres, des ressources minières et gazière n’empêche pas la misère. L’arrivée de Morales à la présidence de la République depuis moins d’un an permettra-t-elle « à donner une expression politique à la souffrance ? » (p.123). Ailleurs, c’est plutôt l’inquiétude devant l’essor des mouvements des enfants soldats qui prédomine. L’auteur ne dissimule pas ses craintes même si on peut regretter qu’aucune référence ne soit faite à l’ouvrage de A. Kourouma « Allah n’est pas obligé ».

Enfin, le décalogue se termine par un plaidoyer « Au nom du peuple qui souffre ». Cette phrase célèbre scandée par Lula lors de son discours inaugural. La souffrance du peuple brésilien s’exprime dans une tension qui en fait une volonté générale. L’élection de Lula est l’expression de cette tension. C’est pourquoi explique André Corten que l’on peut parler du « mythe Lula », vécu comme tel par une majorité de brésiliens.

Cet ouvrage est écrit comme un journal, un récit des voyages pendant lesquels André Corten a tutoyé de très prêt la pauvreté. De très nombreuses interviews relatent ces quotidiens faits de souffrances et de misère et permette une meilleure appréhension de cette misère sur l’ensemble de la planète. Certains lecteurs trouveront que le côté religieux des faits relatés peut être gênant. L’auteur justifie cette approche par le réseau de solidarité que la religion permet et par la nécessité qu’ont les Hommes de se réconforter d’un quotidien par trop difficile.
Cet ouvrage peut servir à construire de nombreuses études de cas (principalement au lycée) pour les professeurs. Les étudiants en sociologie seront tout aussi intéressés par cet opus tout autant que le citoyen ordinaire qui souhaite avoir une vue différente de celle colportée quasi-quotidiennement par les médias.

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