Ancien journaliste aux services étrangers du monde, actuellement sénateur représentant les Français établis hors de France, Pierre Biarnès ne manque certes pas d’atouts pour traiter en une somme monumentale un tel sujet. Il reprend à son compte, sans doute en les durcissant, les grandes options de la politique étrangère de la France et il réalise en même temps un exercice intéressant de mise en perspective historique.
Pour la possession de l’empire du monde
C’est dans cette partie de l’ouvrage que Pierre Biarnès se dévoile le plus. Il analyse, avec beaucoup de pertinence, les ressorts de la politique étrangère des grandes puissances, au premier chef celle des Etats-Unis, en reprenant à son compte les fondamentaux de la géopolitique à propos de l’arc de crise.
Spécialiste du général comme l’affirme François Thual, le préfacier de cet ouvrage, Pierre Biarnès présente de façon assez plaisante, mais parfois approximative les circonstances historiques qui conduisent à telle ou telle situation.
La problématique est d’ailleurs assez claire et, à franchement parler assez évidente : les Etats-Unis ont une approche impériale des relations internationales. La fin de l’Epire soviétique a conduit les Etats Unis à vouloir exercer leur domination à la périphérie de cet ex-empire, à la fois pour en empêcher la renaissance et pour y contrôler les nouvelles puissances émergentes, comme l’Europe, la Russie, la Chine, l’Inde et le Japon.
L’impérialisme américain
Pour l’auteur, et le postulat de départ est explicite dès l’introduction, ce sont les Etats-Unis qui sont à l’origine de la guerre froide en cherchant à contenir l’expansionnisme soviétique. Cet expansionnisme n’est d’ailleurs pas analysé ni même envisagé.
Les soviétiques avaient-ils eux aussi une approche impériale où cherchaient-ils seulement à réaliser le socialisme dans un seul pays ? A constituer, autour de la Rodina un glacis défensif contrôlant le centre de l’Europe et l’étranger proche ? ( C’est-à-dire l’Asie Centrale)
De cela, l’auteur s’en préoccupe rarement, dans la mesure où son postulat de départ est bien celui d’une Amérique conquérante cherchant à refouler la Russie sur ses frontières acceptables, celles tracées par Pierre le Grand.
De ce point de vue, l’OTAN est réduit à ce qu’il est vraiment, un instrument de la politique étrangère des Etats-Unis, aptes à remplir toutes les missions que l’on voudra lui confier.
Les Etats-Unis en font un instrument d’intégration militaire et politique dans lequel ils veulent absolument voir entrer les pays Baltes, l’Ukraine, la Géorgie, l’Azerbaïdjan et même l’Ouzbékistan.
Avec une certaine habileté, et un parti pris évident, l’auteur démonte le mécanisme de la politique étrangère des Etats-Unis, sans forcément en cerner les contradictions ni les variations au gré des administrations. En argumentant sur la longue durée, ou sur les fondamentaux de la géopolitique, Pierre Biarnès se dispense ainsi de toute analyse fine des différentes orientations de cette même politique.
Les Etats-Unis, le Russie et la Chine
La démarche des Etats-Unis est en effet largement réorientée, de l’adversaire principal, aujourd’hui considéré comme mineur, à la Chine, ennemi potentiel avec qui des scénarios conflictuels à terme sont envisagés.
Cela amène les Etats-Unis a envisager un changement d’alliance. L’axe de la guerre froide, héritier du pacte de Bagdad, associant l’Iran, l’Irak, le Pakistan, a été, par la force des choses, abandonné en 1958, mais surtout remis en cause par un véritable renversement d’alliance au détriment du Pakistan et en faveur de l’Inde.
L’éloignement du Parti du Congrès du pouvoir, l’installation à New Delhi de libéraux hindouistes a sans doute favorisé les choses. Du coup, les Etats-Unis jouent la carte d’une alliance à revers, tout comme Nixon, avec la Chine en 1972, mais cette fois-ci en faveur de l’Inde et au détriment de l’Empire du Milieu.
Cela conduit les Etats-Unis, tout en poursuivant les indispensables relations économiques avec la Chine, à constituer une sorte de cordon sanitaire autour du Dragon. Celui-ci associerait l’Inde mais aussi les nouveaux alliés de l’Asie centrale ex-soviétique dans lesquels la guerre contre les talibans a permis d’installer des bases américaines à quelques dizaines de minutes de vol de la Chine.
Cela explique aussi la relative considération des Etats-Unis à l’égard du Vietnam, dont on espère une évolution « à la Chinoise », au moins d’un point de vue économique. Ce vieil empire de Hué qui s’est opposé à la descente de son puissant voisin du Nord pendant dix siècles a démarré son aggiornamento économique en multipliant les signes d’ouverture en direction des investisseurs occidentaux.
On regrettera d’ailleurs les insuffisances Françaises en direction de ce pays où la francophonie compte encore de nombreux partisans.
Pierre Biarnès explique également que dans ce scénario anti-chinois, les Etats-Unis essaient de tisser des liens avec l’un des états voyous, soupçonné de vouloir se doter d’un arsenal nucléaire de surcroît. Force est d’ailleurs de constater que dans ce domaine, les arguments de Pierre Biarnès ne sont pas des plus convaincants.
L’axe Moscou-Pékin-New Delhi
Face à cette offensive globale, les Russes comme les Chinois ne se contentent pas de subir. Ils utilisent leurs atouts dans cet arc de crise qui est devenu une zone conflictuelle à terme.
Ces zones sont détaillées, du point de vue de l’histoire dans la longue durée dans l’ensemble de ce livre volumineux ;
– La Baltique et l’Ukraine sont envisagées comme des zones d’où la Russie pourrait envisager sa reconquête, la mesure où c’est à partir de la lutte des cosaques contre cet espace Polono-Lituanien, mais aussi contre les Suédois, à la bataille de la Poltava, que les monarques Russes ont commencé à compter en Europe.
C’est par leur actions discrètes mais efficaces, qu’ils commencent à ramener la Biélorussie, la Moldavie dans le giron de Moscou avant d’y associer l’Ukraine.
– Dans le Caucase, et la chute d’Edouard Chévernadzé en novembre dernier vient illustrer ce propos, Russes et Américains se livrent à un « grand jeu » analogue à celui que se livraient les Russes et les Britanniques aux confins de l’Afghanistan vers 1859.
– La comparaison par contre entre l’enclave de Kaliningrad et les îlots des Kouriles, qui n’ont plus aucune valeur militaire, reste par contre assez hasardeuse et traduit parfois le désir de faire coller la réalité à une hypothèse sans doute séduisante intellectuellement mais qui demande à être encore approfondie pour qu’on la considère comme juste.
– Pour la Chine, la théorie de l’auteur est tout aussi séduisante. Le grand dessein de l’empire du Milieu est de réintégrer sous une forme de protectorat les territoires qui payaient tribut à l’Empire des Hans. Le grand dessein des Etats-Unis est de l’en empêcher.
– Face à cette Chine, puissance nucléaire disposant de la totalité des vecteurs disponibles, les Etats-Unis entendent se doter d’une capacité anti-missiles dont l’hypothèse du déploiement pourrait entraîner la Chine vers un effondrement économique analogue à celui de l’URSS.
Face à cette volonté de constitution d’un monde unipolaire, le plaidoyer de Pierre Biarnès est celui d’un Européen convaincu qui souhaite que cette construction avance en rejetant toutes les chausses trappes que les Etats-Unis lui opposent. Entrée de la Turquie et du Maroc voire de l’Ukraine qui remettrait en cause la constitution de ce pôle de puissance alternatif.
Un tableau prospectif de l’arc de crise
Pour appuyer ses hypothèses, et peut-être de façon un peu déroutante pour un lecteur non averti, l’auteur dresse ensuite un stimulant tableau prospectif des différents espaces de cet arc de crise.
– Il n’hésite pas à chevaucher avec les cosaques Zaporogues dans les plaines d’Ukraine, à commercer avec les marchands de la Ligue Hanséatique sur les rives de la mer Baltique ou à parcourir les marchés de Sarajevo avant de se rendre vers le cœur de la nation Serbe au Kosovo.
– L’Empire Ottoman est représenté à partir du rêve de Lawrence d’Arabie et aucun détail n’est à cet égard épargné quand aux mésaventures de ce dernier.
– Le Caucase, terminal d’Empire, nœud des approvisionnements pétroliers est remarquablement traité dans sa complexité, et à cet égard, l’auteur parvient dans cette partie, à donner un éclairage vraiment original en sortant des sentiers battus sur la volonté des Etats-Unis de simplement contrôler des approvisionnements pétroliers.
– Les autres chapitres abordent l’ensemble des zones de conflits en ce début de XXIe siècle, de la mer Caspienne à l’Asie Centrale, de l’Afghanistan au Cachemire, de Taïwan à la Corée jusqu’à cet archipel des Kouriles, toujours pomme de discorde entre la Russie et le Japon, à qui décidément l’auteur attache peut-être un peu trop d’importance.
L’ouvrage est donc particulièrement stimulant intellectuellement et on aurait envie, au gré des chapitres qui peuvent se lire de façon indépendante, de débattre, voire de polémiquer avec son auteur. Cela fait parfois regretter les nombreuses approximations ou coquilles qui gâchent un peu la lecture, comme le Philippe Augustin de la p. 280 ( pour Philippe Auguste) ou la confusion entre l’histoire et la superproduction cinématographique à propos de Lawrence d’Arabie.
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