Rebelles en politique, posture ou sincérité ? une préface de Jean-Pierre Rioux

Lorsque vient le temps des élections, et depuis le tout début des années 70, j’ai tendance à m’immerger dans la lecture d’ouvrages qui traitent de la vie politique. Et comme historien je cherche à expliquer, à partir de l’offre des éditeurs, abondante en ces périodes, les ressorts des prises de positions dans le débat public du moment.
Cet ouvrage qui arrive à peine dans les bacs aborde, dans un contexte politique pour le moins incertain, la démarche transgressive que des personnalités ont pu suivre pour peser, ou essayer de le faire, sur le destin du pays.
Sylvie Guillaume a consacré sa vie de chercheur à l’histoire de la vie politique, de la troisième à la Ve République, sans parler de ses travaux sur le Canada, sa thèse sur Antoine Pinay, une histoire du réformisme, et bien d’autres. Elle nous livre ici un regard acéré sur ces personnalités qui ont été conduites à sortir des sentiers battus parce qu’elles avaient une haute idée de leur mission au service de la France.

Sortir des sentiers battus, ou plus clairement, entrer en rébellion, est le résultat pour les femmes et les hommes qui sont ici évoqués d’une histoire personnelle, parfois intime, marquée par des drames. On trouve également une succession de rencontres, d’opportunités saisies, plus rarement de mains tendues, de désillusions souvent.
Et puis l’on retrouve les circonstances, les opportunités. C’est cela qui permet à ces rebelles de la politique de sauter le pas, de sortir de l’ombre, de s’investir dans le débat public.
On retrouve dans cette histoire des personnalités comme le général De Gaulle, mais également Simone Veil, Michel Rocard, Philippe Seguin, Jean-Pierre Chevènement, Nicolas Sarkozy, mais aussi Robert Badinter et Raymond Barre. On notera d’ailleurs qu’une seule femme figure dans cette liste, preuve sans doute qu’il y a encore un chemin à parcourir. Et il ne semble pas que la candidate des républicains, issue du sérail, et au parcours linéaire, puisse jamais faire partie de ces rebelles.

Rebelles à l’école ? Pas vraiment

Car la rébellion suppose la rupture, l’affirmation d’une prise de position qui apparaît comme iconoclaste, qui remet en cause les appartenances partisanes, et les approches convenues. Le rebelle en politique c’est celui qui sait brûler ses vaisseaux, qui conteste les logiques d’appareil et qui entend marquer le réel de son empreinte.
Le contexte familial n’a pas été, dans la plupart des cas, à l’exception de Philippe Seguin, marqué par des drames. Des milieux traditionalistes comme la famille du général De Gaulle, à l’effervescence intellectuelle dans laquelle évolue Michel Rocard, on trouve surtout une forme d’équilibre, celui qui permet de prendre un appel, et justement de souhaiter, souvent de la fin de l’adolescence, une autre perspective que celle qui semble toute tracée.

Sylvie Guillaume accorde une importance particulière, et elle a sans doute raison, au rôle des mères qui ont pu constituer pour ces personnalités une sorte de point d’ancrage. Les pères semblent moins présents, même si dans le cas du général De Gaulle ils ont pu apporter une armature intellectuelle à leur fils.
La trajectoire scolaire de ces différents rebelles apparaît comme assez classique, voire même linéaire. Charles De Gaulle devient très logiquement officier dans l’armée de terre après son passage à Saint-Cyr, Emmanuel Macron a une scolarité classique pour un élève de la classe moyenne supérieure, suit une classe préparatoire mais après un double échec à normale Sup, il emprunte la voie classique de Sciences-po à l’ENA.

Georges Pompidou, fils d’instituteur, devient assez logiquement professeur en classes préparatoires avant d’être aspiré par le cabinet du général De Gaulle. En cours d’études, la guerre d’Algérie a pu jouer un rôle particulier dans les parcours relativement similaires de Jean-Pierre Chevènement, de Michel Rocard et de Philippe Seguin.
L’entrée en politique, en dehors de Michel Rocard et de Pierre Mendès-France qui sont des hommes de partis, se fait par une adhésion largement liée à des circonstances et à des personnes. C’est notamment le cas de Robert Badinter ou de Simone Veil qui ont toujours su garder leur autonomie. Michel Rocard et Jean-Pierre Chevènement sont minoritaires au sein du parti socialiste, parfois en opposition, à partir de 1974, à François Mitterrand. L’un comme l’autre, au sein du parti socialiste, Philippe Seguin au sein du RPR, animeront des courants et feront entendre leur voix singulière en se constituant parfois un solide réseau de fidélités.

Rebelles pour le pays ? C’est à voir

Pour ces trois personnages il s’agit clairement d’envisager un destin national, ce dont témoigne pour Jean-Pierre Chevènement une candidature à l’élection présidentielle en 2002, tandis que Philippe Seguin et Michel Rocard ont fini par renoncer à relever ce défi.
Raymond Barre, qui apparaît clairement comme un universitaire égaré en politique, un homme dont la défiance à l’égard des partis le rapproche largement du général De Gaulle, a franchi le Rubicon mais s’est heurté à Jacques Chirac qui lui ravit sa place au second tour contre François Mitterrand en 1988.
Par contre, Georges Pompidou, Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron ont fini par s’opposer à leurs mentors respectifs, Charles De Gaulle, Jacques Chirac et François Hollande, pour accéder à l’Élysée. Dans leurs trajectoires respectives, ces trois vainqueurs de l’élection présidentielle ont dû affronter quelques tempêtes dans leur vie personnelle. Georges Pompidou a été très largement ébranlé par l’affaire Markovic, Nicolas Sarkozy a dû subir les attitudes parfois fantasques de Cécilia, tandis que que le couple Emmanuel et Brigitte Macron, largement atypique, est pourtant fusionnel, a été l’objet d’attaques parfois indignes.

Il convient de parler également de Pierre Mendès-France, qui a pu représenter, jusqu’à sa disparition au début du premier septennat de François Mitterrand, une sorte de conscience morale de la gauche, au même titre peut-être que Michel Rocard, mais sans avoir été abîmé par l’exercice du pouvoir et par François Mitterrand. Pourtant, l’homme de Jarnac ne les a pas vraiment ménagés, et Michel Rocard a été littéralement « dézingué » aux élections européennes par les manœuvres élyséennes. On notera au passage que l’on retrouve dans cette opération de déstabilisation, particulièrement réussie, puisqu’elle a sonné le glas des ambitions présidentielles de Michel Rocard, Bernard Tapie, récemment disparu, et Christiane Taubira. Je me demande d’ailleurs si dans cet inventaire des rebelles, Sylvie Guillaume n’a pas envisagé un moment d’aborder le cas de ces deux personnages. Peut-être a-t-elle considéré, comme cela peut être sous-entendu dans le sous-titre de cet ouvrage, que pour les deux personnages cités plus haut, il s’agissait sans doute davantage de posture que de sincérité. Mais je lui poserai directement la question certainement.

Pour une trace dans l’histoire ?

On apprécie cette écriture nerveuse, la précision documentaire de ce qui reste incontestablement une approche de l’histoire politique de la Ve République. Les individualités citées dans cet ouvrage ont cherché à ébranler le système politique, tout en s’en accommodera. Le rapport distancié au système des partis ne les a pas empêchés de l’instrumentaliser, ou dans le cas de Charles De Gaulle d’en créer un à sa mesure.

Simone Veil a été capable, avec le soutien de Valéry Giscard d’Estaing, il est vrai, de tordre le bras à une majorité hostile à sa loi éponyme, en s’appuyant largement sur le vote de la gauche. Nicolas Sarkozy a pu soumettre un parti largement acquis à Jacques Chirac en se comportant comme Brutus à l’égard de César, pour se construire un destin national.
Il convient d’accorder une place particulière à l’actuel locataire de l’Élysée, qui a été en mesure de se construire au sein du palais un réseau suffisamment efficace pour mettre François Hollande dans l’incapacité de briguer un second mandat. En dynamitant le système politique basé sur cette alternance gauche droite qui semblait s’être installée, depuis l’élection de Jacques Chirac, si l’on considère que la réélection de 2002 a pu être considérée comme un accident.

La rébellion chez Emmanuel Macron semble s’être pourtant limitée à la campagne éclair qu’il a pu mener en quelques mois en 2017. Force est de constater qu’en ne prenant pas forcément la mesure de l’état réel du pays, le mode disruptif a largement contribué à l’accentuation de sa fragmentation. L’archipel français ne semble pas prêt de se construire un destin commun. Et au final, la logique des institutions, aussi bien au niveau national que territorial, conduit Emmanuel Macron à exercer une autorité de plus en plus verticale, bousculant les corps intermédiaires, en aggravant les fragmentations de la société.
À près de trois mois du premier tour de l’élection présidentielle, force est de constater que l’offre politique semble assez peu enthousiasmante. Mais peut-être, comme les personnalités citées dans cet ouvrage, des rebelles affûtent leurs armes, et que de nouvelles individualités seront en mesure de réenchanter la politique. C’est en tout cas ce que l’on peut espérer pour l’avenir.