De Jean Moulin, la mémoire collective a conservé l’image de l’unificateur de la résistance, du représentant personnel du général de Gaulle dans la France occupée et du martyre qui a conduit sa mission jusqu’au bout.

Dans ce très bel ouvrage richement illustré, Christine Levisse-TouzéChristine Levisse-Touzé, historienne, docteur ès lettres, conservateur général honoraire du patrimoine de la ville de Paris et directeur de recherche associé émérite à Sorbonne Université, est l’auteur de nombreux ouvrages sur la Seconde Guerre mondiale. Elle préside depuis 2017 le conseil scientifique du musée de l’Ordre de la Libération. et Dominique VeillonDominique Veillon est directrice de recherche honoraire CNRS, membre du Conseil national de la médaille de la Résistance française et membre du Conseil scientifique de la Fondation de la Résistance. Elle a publié de nombreux ouvrages dont Paris Allemand. Entre refus et soumission (Tallandier, 2021). réussissent à nous brosser un portrait particulièrement complet de Jean Moulin. S’il est bien celui qui est mort « sans jamais trahir un seul secret lui qui les savait tous » (Daniel Cordier), il est aussi le fils aimé et aimant d’une famille méridionale républicaine, un artiste, un ami fidèle, un préfet dévoué et un résistant de la première heure. Cet ouvrage, accessible et très bien documenté, est complété par de nombreuses, précieuses et émouvantes reproductions (photographies, lettres, télégrammes, dessins, peintures, …). Cette centaine de documents permet d’entrer dans l’intimité du personnage, de l’incarner et nous révèle ainsi des facettes insoupçonnées de cet homme d’exception.

Enfance méridionale et éducation républicaine

Né à Béziers le 20 juin 1899, Jean Moulin baigne dans la culture provençale à laquelle il restera attaché toute sa vie. Il appartient à une lignée d’engagés politiques à l’échelon local attachés aux valeurs républicaines. Son père, Antonin, adjoint au maire de Béziers, développe l’éducation populaire, défend le capitaine Dreyfus, adhère à la section biterroise de la Ligue des droits de l’homme et défend la loi de séparation de l’Eglise et des l’Etat. En 1913, Antonin est élu  au Conseil Général de l’Hérault pour représenter le canton de Béziers. Si les souvenirs sont heureux et notamment ceux des vacances à Saint-Andiol, Jean doit aussi affronter, à ses huit ans, la mort de son frère aîné Joseph. Avec sa sœur Laure, ils sont choyés mais élevés selon une morale civique exigeante : instruction, travail, justice, vérité, tolérante et solidarité. Dès son plus jeune âge, il se passionne pour le dessin, n’hésitant pas à caricaturer ses professeurs tout au long d’une scolarité où il se montre peu assidu. En 1915, il publie ses caricatures dans La Baïonnette et la Guerre Sociale. En 1917, après avoir obtenu son baccalauréat sans mention, il s’inscrit à la faculté de droit de Montpellier. Dès le 1er septembre, il est nommé sous-chef du cabinet du préfet de l’Hérault. Le 17 avril 1918, Jean est mobilisé avec la classe 1919. Il est envoyé dans les Vosges, à Socourt, sans avoir l’occasion le temps de participer au combat. Marqué par ce qu’il a vu, il se forge une âme de pacifiste.

Le fonctionnaire et l’artiste

Démobilisé en octobre 1918, Jean Moulin est de retour à Montpellier pour y reprendre ses études de droit. Profitant des relations paternelles, il débute une carrière dans la haute administration sans vocation particulière. Il y voit une manière de continuer ce qui a été la raison de vivre de son père : la défense de la République et de ses valeurs. Son parcours est fulgurant : attaché de cabinet du Préfet de l’Hérault (1919), chef-adjoint du même cabinet (1920), chef de cabinet du préfet de Savoie (1922), sous-préfet d’Albertville (1925) puis de Châteaulin (1930). En parallèle de sa carrière, Jean Moulin noue des amitiés sincères avec Pierre Cot, Saint-Pol-Roux ou Max Jacob, pratique le sport (le ski, le vélo), dessine sous le nom de Romanin et expose même ses caricatures au salon des dessinateurs humoristes à l’occasion de l’exposition coloniale de 1931. Marié en 1926 à Marguerite Cerruty, il divorce dès le mois de juin 1928.

L’homme de Pierre Cot

Fin 1932, la carrière de Jean Moulin prend un nouveau tournant, il accède à des postes plus politiques. Son ami Pierre Cot, désormais sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, fait appel à lui afin qu’il devienne son chef-adjoint de cabinet. Cette expérience est de courte durée car le ministère ne tarde pas à chuter. En mai 1933, Jean Moulin est nommé sous-préfet de Thonon avant d’être rappelé par Pierre Cot, désormais ministre de l’Air, afin de devenir son chef de cabinet. L’adjoint de Jean Moulin n’est autre que Louis Joxe. Ardent défenseur de l’ordre républicain, Jean Moulin est révulsé par les violences du 6 février 1934. La chute du gouvernement précipite la fin de cette nouvelle expérience. Il est ensuite nommé secrétaire-général de la Préfecture de la Somme. Il n’en oublie pas de s’accorder des temps de vacances avec les Cot, les Chatin ainsi que sa famille (en Méditerranée, Tyrol, Megève, Font-Romeu, Béziers, Saint-Andiol, …).

Si les années 1935-1936 sont marquées par la publication puis l’exposition de ses « Eaux fortes » illustrant Armor, elles le sont aussi par la formation puis la victoire du Front populaire. Jean Moulin est promu chef de cabinet de Pierre Cot, à nouveau ministre de l’Air. Jean Moulin joue un rôle particulièrement important dans l’aide secrète apportée aux républicains espagnols. En 1937, il est promu préfet, le plus jeune de France. De janvier à avril 1938, il est à nouveau le chef de cabinet de Pierre Cot mais cette fois au Ministère du Commerce et de l’Industrie. Cette même année, son père Antonin décède. Préfet de l’Aveyron en 1938, l’année suivante, il est nommé en Eure-et-Loir.

Le préfet et le résistant

En ces temps de montée des périls, à la fin de l’année 1939, il réclame d’être mobilisé dans l’Armée de l’Air. Appelé à la base 117 à Paris, il est rapidement de retour à Chartres sur ordre d’Albert Sarraut, ministre de l’Intérieur, qui le juge plus utile à son poste de préfet. Lors de l’invasion allemande, il gère l’arrivée des évacués, des réfugiés, leur panique et leur détresse. Puis, arrive le moment de gérer le départ de ses propres administrés et fonctionnaires. Il reste courageusement à son poste. Le 15 juin 1940, il écrit une lettre-testament à sa mère car il s’attend à être fait prisonnier. Le 17 juin, il est arrêté par les Allemands et sérieusement maltraité car, sommé de signer un document accusant à tord des troupes sénégalaises de l’armée française de massacres de femmes et d’enfants, il refuse. Il tente de se trancher la gorge. Dès le 22 juin, il reprend ses fonctions de préfet à Chartres. S’il se limite à la transmission des circulaires allemandes, il refuse de démettre certains conseillers généraux de leurs fonctions. C’est finalement le 2 novembre qu’il est révoqué par le régime de Vichy. Muni de faux-papiers, il s’installe à Paris, Montpellier et enfin Saint-Andiol où il se déclare cultivateur. Il commence à écrire son journal qui deviendra Premier Combat. Dès le début de l’année 1941, il prend ses premiers contacts avec les résistants de la zone sud. En avril, il s’entretient par exemple avec Henri Frenay. En mai, il est témoin à la cour de justice de Riom qui doit juger les « responsables »  de la défaite. Avec fidélité et courage, il défend son ami Pierre Cot. Ainsi, il refuse toute accommodation avec le régime de Vichy. 

A l’interface de la résistance intérieure et de la France Libre

Jean Moulin désire désormais établir un lien avec Londres. Passant par Lisbonne où il reste un mois, il en profite afin de rédiger un rapport qui consiste en une analyse de la situation des groupes de résistants en zone sud. A Londres, après avoir été interrogé par les services de contre-espionnage, il rencontre de Gaulle pour la première fois le 25 octobre 1941. Ce dernier est rapidement marqué par l’autorité naturelle et la vision d’avenir de son jeune interlocuteur. A la fin de l’année, de Gaulle le nomme délégué du Comité national Français pour la zone libre, il devient son représentant personnel. Marqué par l’échec des républicains espagnols, Jean Moulin connaît l’importance de fournir des armes, de l’argent, des moyens de liaison, … Il est parachuté le 2 janvier 1942 près de Fontvieille dans les Bouches-du-Rhône. Cette mission débouche entre autres sur la création du Comité de coordination des trois mouvements de résistance de la zone sud (Libération-Sud, Combat et Franc-Tireur) puis en janvier 1943 des MURS (Mouvements Unis de la Résistance). Si les chefs des mouvements ont pu se méfier de cette intrusion de la France libre dans leurs affaires, Jean Moulin, en négociateur habile et ferme, parvient à faire reconnaître de Gaulle comme chef de la Résistance. Reste à élargir l’union aux partis politiques et syndicats de la zone nord. 

De la création du CNR au martyre

Après avoir ouvert la galerie Romanin à Nice le 9 février 1943, à la fois une couverture pour ses activités de résistant mais aussi une manière d’assouvir sa passion de collectionneur d’art, Jean Moulin effectue un deuxième séjour à Londres de février à mars 1943. Le général de Gaulle lui remet la croix de Compagnon de la Libération. Il est il est nommé Délégué général pour la France et chargé par de Gaulle de créer le Conseil de la Résistance. Le 27 mai, à Paris, surmontant les divisions, Jean Moulin préside la séance inaugurale du CNR entouré des représentants de 16 formations réunies.

Mais, le 9 juin 1943, le général Delestraint, chef de l’Armée secrète unifiée, est arrêté par la Gestapo à Paris, l’étau se resserre. Le 21 juin, à Caluire, c’est au tour de Jean Moulin d’être arrêté suite aux négligences de certains résistants qui ont envoyé René Hardy, fraîchement arrêté par la Gestapo, sans prévenir Jean Moulin. Emprisonné à la prison de Montluc, sauvagement torturé par Klaus Barbie, il est transféré à Paris où son clavaire se poursuit. Il meurt finalement des suites de la torture le 8 juillet 1943 dans le train entre Metz et Francfort.

Si dès l’immédiat après-guerre des hommages sont rendus à Jean Moulin grâce aux initiatives de sa sœur Laure, de Georges Bidault ou du général de Gaulle, c’est bien sa panthéonisation le 19 décembre 1964, sublimée par le discours d’André Malraux, qui fait de Jean Moulin un véritable martyre et héros de la République.

 

Cet ouvrage réussit donc à retracer l’ensemble du parcours singulier de ce républicain, haut fonctionnaire, dessinateur de talent, passionné et collectionneur d’art et, dès juin 1940, farouche opposant à l’occupant nazi. Les photographies et dessins soulignent la vie harmonieuse d’un homme qui aimait la vie dans toutes ses dimensions et qui a su faire de la politique un engagement sincère, « la politique comme art de vivre ensemble, de protéger les faibles et les déshérités, de museler la férocité des puissants, d’organiser le triomphe des convictions résumées à l’époque dans le vocable exaltant de République. » (Daniel Cordier). A propos d’engagement, c’est Jean Moulin lui-même qui disait déjà, lors de l’ouverture de la cession du Conseil général le 8 mai 1939,« Il est des heures où servir son pays, à quelques poste que ce soit, a un tel caractère d’impérieuse obligation, que c’est tout naturellement et avec enthousiasme que les hommes de bonne volonté trouvent les forces nécessaires à l’accompagnement de leur tâche ».

Pour les Clionautes, Armand BRUTHIAUX