Les éditions de la Documentation Française sont désormais partenaires de la Cliothèque. Ce partenariat vient concrétiser une collaboration ancienne et fructueuse avec le service de presse de cet éditeur.

C’est à la fois une nouvelle maquette et une nouvelle étape de la relation déjà ancienne avec la Cliothèque qui ouvre cette présentation du numéro 53 de la revue question internationale. L’actualité s’impose à ce numéro, largement consacré aux révolutions arabes qui ont marqué l’année 2011.

Le rédacteur en chef de la revue, Serge Sur, s’interroge sur le lien entre ce qui a pu apparaître comme une série de mouvements en cascade, même si chaque situation a pu apparaître comme particulière. Les révoltes arabes sont demeurées largement endogènes. Les raisons économiques et sociales sont apparues dominantes avec le manque d’emplois, la pression de jeunes génération éduquées mais laissées de côté, et les frustrations accumulées, face a des régimes ou à des gouvernements très largement corrompus. Il n’y a pas d’origine unique, voire dominante à ces mouvements. Il s’agit d’après le rédacteur en chef davantage de révoltes que de révolutions parce que leur sort ultime demeure incertain. Rien ne dit que les mouvements islamistes qui sont sortis vainqueurs des élections soient en mesure d’entendre les exigences des populations, une fois qu’elles seront confrontées à à la réalité de l’exercice du pouvoir.
Le meilleur test sera sans doute le sort des femmes, toujours objets d’attentions particulières de la plupart des religions, soucieuses de les garder sous contrôle, et en pratique les discriminer, au moins dans la vie publique.

Le voile est très clairement les signes d’un retour agressif à l’islam politique. Le printemps arabe peut, même si le pire n’est jamais sûr, déboucher sur le triomphe ultime de régime islamiste. Et pour reprendre une formule déjà largement utilisée, si le printemps a été arabe, l’automne apparaît comme celui des barbus.

Frédéric Charillon, professeur de sciences politiques à l’université d’Auvergne présente : « les bouleversements arabes : leçons, espoirs et interrogations ».
L’espoir est sans doute permis de voir s’ouvrir des jours meilleurs pour la Méditerranée et le Moyen-Orient mais de nombreuses interrogations subsistent sur la nature même de ces événements et sur les trajectoires que la période de transition qui a été ouverte pourrait désormais prendre. Les événements politiques de l’année 2011 ont donné aux observateurs une leçon de sciences politiques et d’humilité. Certains régimes qui paraissaient largement installés, disposant de gardes prétoriennes solides, et largement privilégiées par rapport au reste de la population, se sont assez facilement effondrés. Par contre, on peut penser à ce moment-là que pour l’Égypte, l’armée solidement installée, notamment dans le tissu économique, conserve encore très largement les rênes du pouvoir.
L’auteur de cet article rappelle de façon très opportune que les régimes autoritaires en place ont pu imposer une relation unique à leurs partenaires occidentaux, en se présentant comme le rempart contre la déstabilisation, la radicalisation le terrorisme. Et des politiques étrangères démocratiques se sont vues imposer la règle de l’interlocuteur unique par des régimes autoritaires.
La totalité de la relation est désormais à reconstruire, et certaines réceptions en grande pompe, on pense à Kadhafi reçu en début de mandat par Nicolas Sarkozy, laisseront sans doute des traces durables dans les mémoires. De la même façon, certaines relations en entre le personnel politique français et le clan Ben Ali en Tunisie n’ont pas fini de faire des dégâts et de remettre en cause une relation pourtant ancienne avec un peuple qui a pourtant fait preuve d’une grande vitalité démocratique.
La deuxième leçon présente ce de façon très nuancée les chutes, ou plutôt les effacements rapides de régimes en Tunisie comme en Égypte, simplement parce que les forces armées n’ont pas voulu soutenir à n’importe quel prix le choix de la répression.
Par contre des convulsions violentes se sont produites dans les pays dont l’insurrection a été contrée par un régime soutenu par ses forces armées : l’insurrection en Libye n’aurait sans doute pas triomphé à leur actuelle sans le soutien de l’OTAN, et pour ce qui concerne le Bahreïn, les forces armées saoudiennes ont permis à la monarchie sunnite de rester en place. Une négociation dans laquelle les monarchies pétrolières ont sans doute pesé a permis d’envisager une transition au Yémen, mais sans que le peuple qui a pourtant conduit le mouvement au départ, ne puisse véritablement peser sur l’évolution à venir.
En Syrie, au moment où nous écrivons ces lignes, le régime s’obstine dans une répression sanglante en s’appuyant sur ses atouts géopolitiques qui lui permettent d’obtenir le soutien au conseil de sécurité des Nations unies de la Chine et de la Russie.

D’autres pays arabes n’ont pas connu le printemps, c’est notamment le cas de l’Algérie, du Maroc même si un processus de démocratisation est en cours, mais également de la Palestine du Liban ou de l’Irak, sans parler du Koweït et des Émirats arabes unis, protégés en partie par la rente pétrolière est une forme de redistribution de celle-ci qui permet de limiter les risques d’explosion sociale.
La question que l’on se pose est de savoir si, en cas de baisse sensible du prix des hydrocarbures, et donc des revenus distribués, un régime comme le régime algérien pourra tenir très longtemps.

La troisième leçon évoque la nature même des changements : le régime de Sadam Hussein en Irak a bien été renversé par une intervention militaire conduite par les États-Unis. 10 ans plus tard, les troupes américaines se sont retirées, mais le pays est toujours tiraillé par les démons communautaires, les attentats se multiplient, et l’horizon de la réconciliation nationale s’éloigne de plus en plus.

Le changement qui a été suscité par la rue, par des mouvements de masse, peut apparaître comme le plus prometteur. Mais cela ne signifie pas pour autant que les espoirs démocratiques se réalisent. Bénéficiant de leur antériorité dans l’opposition, d’un soutien non négligeable au niveau financier de la part des monarchies pétrolières, les mouvements islamistes sont en mesure de peser sur l’évolution de ces pays et l’hypothèse d’un scénario : « à la turque » est loin d’être la plus probable. Ces pays économiquement fragiles, ne disposant pas d’un véritable tissu industriel ni d’une classe d’entrepreneurs, ne sont pas forcément en mesure de relever le double défi de la mise en place d’une politique de redistribution sociale et de l’ouverture démocratique.

En Libye, le changement de régime a été suscité par une intervention étrangère mais la structure même de la société libyenne rend également pessimiste. Depuis 1969 l’équilibre que Kadhafi avait pu instaurer entre les différentes tribus étaient basés sur une forme de redistribution de la rente pétrolière couplée à l’installation d’un système répressif particulièrement efficace. Aujourd’hui, on assiste à des affrontements entre groupes de combattants opposés et il n’est pas évident que les nouveaux décideurs, comme ce conseil national de transition à la composition bien opaque, soient en mesure de mettre en place une alternative démocratique.

La quatrième leçon réside dans l’inconnue que constituent les forces de répression et l’armée dans ces différents régimes. En Syrie, le régime mis en place par la famille El-Assad, le fils ayant succédé au père, s’appuie sur une minorité religieuse, les Alaouites. Cette minorité qui représente un peu plus d’un dixième de la population totale du pays, se bat le dos au mur. Elle s’appuie sur une partie de la bourgeoisie sunnite, notamment dans la ville de Damas, sur les minorités religieuses et notamment les chrétiens syriaques, en présentant la victoire de l’opposition comme celle qui serait inéluctable des frères musulmans, c’est-à-dire des sunnites. En 1982, les massacres de la ville de Hama, avec un chiffre situé entre 20 et 35 000 morts, ont créé un fossé qui sera extrêmement difficile à combler.

Jean Noël Ferrié est chercheur associé au centre d’études et de recherches internationales. Dans son article sur : « la fin d’un modèle autoritaire », il établit un point commun à toutes ces révolutions arabes. Le terme même de révolution est d’ailleurs nuancé, puisque pour l’instant il s’agit plutôt d’un commencement de révolution, dont il assure qu’elle soit libérale.
Les régimes autoritaires ont eu comme caractéristique de reposer sur le dévoiement des institutions représentatives, avec des élections manipulées, avec la marginalisation des éventuels opposants, plutôt qu’avec un endoctrinement et un embrigadement des citoyens. Même le régime libyen en a été incapable. En dehors de la surveillance policière des oppositions politiques, ces régimes n’ont pas été en mesure de mettre en place un système totalitaire. Les sociétés ont pu s’organiser de façon plus ou moins autonome. c’est d’ailleurs cette mauvaise gouvernance qui a permis le développement de l’islamisme comme système de substitution aux insuffisances de l’État. D’un point de vue économique ces régimes sont plutôt libéraux et ouverts à l’affairisme. Des régimes qui préconisaient une forte intervention de l’État dans l’économie ont fait plutôt le choix de la dérégulation et de favoriser un capitalisme de copains et même parfois de cousins et de beaux-frères, qui ont suscité un rejet de la population. Le seul exemple un petit peu différent de celui de l’armée égyptienne qui exerce de fait une autorité économique sur des pans entiers de l’économie.

Pierre Vermeren, maître de conférences à l’université Paris I, historien spécialiste du Maghreb contemporain s’intéresse au : « dynamiques à l’oeuvre dans les pays du Maghreb ».
Le 1er bémol que cet auteur utilise dans sa présentation est déjà linguistique. Ces révolutions arabes ont quand même impliqué une très forte minorité culturelle et linguistique berbère qui représente un tiers des 90 millions de maghrébins, Mauritanie comprise. Le deuxième bémol tient à l’absence totale d’homogénéité au sein du Maghreb. Le printemps arabe est une somme de mouvements nationalistes qui se font écho, arc-boutés sur la contestation interne des pouvoirs autoritaires nationaux. Les appareils d’État qui ont dû lutter contre la contestation ont été incapable de coordonner leurs politiques de répression.
Le printemps des peuples du Maghreb est basé sur une recherche ou plutôt sur une reconquête de l’honneur perdu, un refus du mépris dans lequel les dirigeants corrompus tenaient leur propre peuple. Le terme arabe qui désigne ce sentiment qui mélange l’humiliation et le mépris dans lequel sont maintenus les peuples les citoyens par les puissants s’appelle la hogra. Dans des sociétés atomisées ce sentiment a révélé un potentiel révolutionnaire extrêmement important. Ce sentiment n’est pas réservé aux sociétés du Maghreb. Des mouvements comme celui des indignés et parfois les attitudes que l’on a pu observer de «désobéisseurs » qui ont pu apparaître dans des pays développés, relèvent parfois de la même démarche. La deuxième thèse de l’auteur de cet article est celle qui évoque la consolidation des États-nations. Et on a pu constater, y compris lors de match de football, que ce nationalisme à fleur de peau peut entretenir une conflictualité constante. On pense notamment aux relations toujours difficiles entre l’Algérie et le Maroc. Les dynamiques nationales sont un moteur essentiel de révolution en cours au sud de la Méditerranée. Même chez les islamistes, sa dimension nationale est devenue prépondérante les appels à l’abolition des frontières et à la création d’une nation islamique sont pour l’instant marginale. Les années 70 avec des réformes visant à arabiser l’enseignement par exemple, des codes de la famille comme en Algérie, ont fini d’ancrer le fait national dans tous les pays du Maghreb.
Toutefois, à l’occasion de ce soulèvement, face au centralisme des appareils d’État, des affirmations identitaires régionales, issues du tribalisme ante colonial se sont exprimées.
On pense notamment aux kabyles en Algérie, au Rif et à la ville de Tanger au Maroc au territoire centre ouest de la Tunisie et en Libye aux berbères du djebel Nefoussa qui ont joué un rôle important lors de la bataille de Tripoli.
Ces révolutions arabes ont été celle des minoritaires et marginalisés. Ceci étant, si l’on évoque le cas particulier de la jeunesse, il ne faut pas croire pour autant que celle-ci soit par nature « progressiste », est ouverte aux idées libérales. La jeunesse maghrébine, indépendamment de cette minorité francophone, libérale et dorée, comme à Rabat, Alger et Tunis, n’en reste pas moins dans sa grande masse pauvre, mal formés, et souvent sans emploi. Elle éprouve la double tentation de l’exil vers l’Europe et du conservatisme religieux.
Pour les femmes, le problème est différent d’un pays à l’autre. Dans les manifestations en Tunisie et au Maroc les femmes ont été présentes. Cela n’a pas été le cas en Libye. Le code du statut personnel tunisien qui a transformé la société et qui a été sans doute le plus progressiste dans le monde arabe n’a pas éradiqué l’attachement de la grande masse des femmes tunisiennes à la religion. Le parti islamiste Ennahda s’est d’ailleurs largement appuyé sur elles pour remporter le succès électoral que l’on sait. Enfin, le printemps arabe peut favoriser le retour de la question berbère, qui pourrait entraver l’hégémonie politique des islamistes.

Youssef El Chazli est assistant à l’université de Lausanne, doctorant à l’institut d’études politiques de Paris. Dans son article : « Égypte : de vinification contre l’oppresseur aux incertitudes transitionnelles », publié presque un an après la chute de Moubarak, il revient sur le processus révolutionnaire qui a marqué l’Égypte. Ce mouvement a des racines profondes, comme la politisation d’une partie de la jeunesse égyptienne, la mobilisation sans précédent des travailleurs, victimes de la mise en oeuvre de politiques néolibérales, et le rejet de cette patrimonialisation de l’État dans laquelle l’armée joue un rôle important. Bien avant les événements de 2011, des mobilisations sociales, des grèves et des actions protestataires ont eu lieu dans tout le pays. L’état de santé de Moubarak, son âge avancé, 82 ans en 2010, et le changement à la tête de l’État devenu inéluctable ont favorisé le basculement.
Depuis le 11 février 2011 l’Égypte dirigée par le conseil suprême des forces armées et s’il a pu se poser pendant un premier temps comme un élément de stabilisation, elle est aujourd’hui de plus en plus contestée. Parmi les hypothèses envisagées par l’auteur il en est une qui devrait retenir l’attention. Depuis janvier 2011 la police a disparu des rues égyptiennes, l’insécurité progresse, et cette situation une influence directe sur le rapport d’une partie importante de la population avec le processus révolutionnaire. Cela peut conduire à deux scénarios possibles. Une armée qui reprendrait ostensiblement la tête du processus de changement à son profit ou la montée en puissance au nom de l’ordre islamique des frères musulmans et des salafistes, ce qui a été le cas lors des différentes élections.

D’autres articles de ce numéro de questions internationales méritent évidemment que l’on s’y intéresse. Des incertitudes demeurent sur la situation en Syrie et sur les aléas d’une transition chaotique au Yémen.

Bien des questions se posent également sur l’attitude des monarchies pétrolières et sur les choix qu’elles peuvent faire de soutenir telle ou telle faction dans les pays qui sont actuellement déstabilisés.

Toujours dans ce numéro 53 de questions internationales dans la rubrique « regards sur le monde » deux sujets retiennent également l’attention : un article de Pierre Berthelot sur une nouvelle géopolitique de l’eau Proche-Orient, un sujet qui devrait retenir l’attention des candidats à l’épreuve de géopolitique pour la filière lettres du concours d’entrée à l’école militaire interarmes, et un article de Marianne Peron Doise sur l’Asie maritime entre les États-Unis et la Chine.

Bruno Modica

SOMMAIRE

  • Dossier : Printemps arabe et démocratie
  • Ouverture – Mirage ou perspective (Serge Sur)
  • Les bouleversements arabes : leçons, espoirs et interrogations (Frédéric Charillon)
  • La fin d’un modèle autoritaire (Jean-Noël Ferrié)
  • Les dynamiques à l’œuvre dans les pays du Maghreb (Pierre Vermeren)
  • Égypte : de l’unification contre l’oppresseur aux incertitudes transitionnelles (Youssef el-Chazli)
  • Yémen : les aléas d’une transition chaotique (Franck Mermier)
  • Palestine : d’une nation sans État à un État sans sa nation (Vincent Romani)
  • Les réactions ambivalentes de la communauté internationale (Nicolas Dufrêne)
  • Révolutions des pays de l’Est, révolutions arabes : comparaison n’est pas raison (Édith Lhomel)
  • Les encadrés du dossier :
  • – Le printemps arabe : éléments chronologiques (Questions internationales)
  • – Islam et démocratie (Nicolas Dufrêne)
  • – Tunisie : élections libres et Constituante ou comment organiser la rupture (Édith Lhomel)
  • – Le modèle turc à l’épreuve du printemps arabe (Dorothée Schmid)
  • – La Syrie face à un nouveau « printemps » (Samuel Mehli)
  • – Les stratégies de contre-révolution dans le Golfe (Laurence Louër)
  • – L’Irak au miroir du printemps arabe (Myriam Benraad)
  • – Islam et droit constitutionnel au Maghreb (Nejmeddine Khalfallah)
  • Questions européennes
  • Albanie : une dynamique freinée par les démons du passé (Arta Seiti)
  • Regards sur le monde
  • Une nouvelle géopolitique de l’eau au Proche-Orient (Pierre Berthelot)
  • L’Asie maritime : entre pax americana et pax sinica (Marianne Péron-Doise)
  • Les questions internationales à l’ecran
  • Le cinéma contemplatif à travers le monde (Jean-Baptiste Féline)
  • Document de référence
  • Les révoltes arabes (extraits d’Eugène Jung – 1863-1936)
  • Les questions internationales sur internet