Maître de conférences à l’Université de Grenoble où il enseigne l’histoire contemporaine, Pierre Judet est aussi membre du LARHRA (Laboratoire de recherche historique de Rhône-Alpes)1. Il a soutenu en 2000 une thèse d’histoire économique et sociale sur le Faucigny, un territoire de Haute-Savoie qui a connu une évolution singulière entre le milieu du XIXe siècle et les années 1930 dans le domaine industriel, puisqu’il est passé d’une spécialisation dans l’industrie horlogère2 au décolletage, c’est-à-dire le façonnage de pièces métalliques destinées à l’industrie mécanique3. Cette thèse, publiée aux Presses universitaires de Grenoble en 20044, et les recherches qui l’ont précédée et prolongée ont fait de Pierre Judet un spécialiste de l’histoire de la sidérurgie dans les Alpes du XVIIIe siècle à nos jours. Ce faisant, il a contribué et contribue encore à l’approfondissement de nos connaissances dans des champs plus vastes, à savoir les histoires de l’industrie, des sociétés de montagne et de l’environnement. La publication de La nébuleuse métallurgique alpine, tirée d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches soutenu en 20155, récompensé par le prix François Bourdon 20166, vient en quelque sorte couronner, provisoirement, cette trajectoire de chercheur.
Une chaîne de production, des territoires
La nébuleuse métallurgique étudiée par Pierre Judet est constituée par une chaîne de production complète. Elle englobe en effet la production des matières premières (minerai de fer et charbon de bois), des activités de transformation de ces matières premières en biens intermédiaires, la fonte ou l’acier (hauts-fourneaux, aciéries et forges) ou finis (clouteries, taillanderie7 …). Cette chaîne de production se déploie dans différents territoires que Pierre Judet considère comme des systèmes productifs locaux8. Le minerai, par exemple, est principalement fourni par les mines de basse Maurienne et d’Allevard en Savoie, le massif des Bauges est spécialisé dans la fabrication des clous tandis que les principales aciéries sont implantées dans d’autres territoires, notamment à Cran près d’Annecy, et à Rives, dans le Dauphiné, à l’ouest de Grenoble : « Sur la longue durée, ce sont les exportations de fontes aciéreuses de basse Maurienne vers les aciéries de Rives qui matérialisent le mieux la cohérence du territoire »9. Ces différents systèmes productifs locaux « fonctionnent » en réseau et forment la nébuleuse étudiée par Pierre Judet. C’est du reste l’existence et la mise au jour de ce réseau qui justifient les limites géographiques du travail de Pierre Judet : « Bien que fournisseur d’acier à Saint-Etienne et à Thiers, l’ensemble industriel alpin ne doit pas se confondre avec ces deux pôles en raison de leur autonomie et de la puissance industrielle de la région stéphanoise »10. Avant 1860, en dehors de la période du premier rattachement de la Savoie à la France (1792-1815), la nébuleuse métallurgique alpine présente par ailleurs la particularité d’être transfrontalière et coupée en deux par des barrières douanières, ce qui ne l’empêche pas de se perpétuer et même de se développer.
Résistance, désindustrialisation et reconversion
La nébuleuse métallurgique alpine existe jusqu’à la fin du XIXe siècle et connaît même des phases de croissance après 1800, ce qui a étonné et continue d’étonner. En effet, la fonte y est toujours produite à l’aide du charbon de bois et non du charbon à coke, les mineurs et les ouvriers continuent à être en grande partie des paysans pluriactifs, ce qui aurait dû constituer autant d’« archaïsmes » rédhibitoires. La pérennité de la nébuleuse métallurgique alpine « en pleine révolution industrielle » constitue donc aux yeux de Pierre Judet une « énigme » qu’il se propose d’essayer de résoudre : « Comment un système technique considéré comme archaïque, notamment par les experts que sont les ingénieurs des mines, a-t-il pu longtemps résister au modèle que constitue les techniques anglaises ? Comment le bois-énergie a-t-il pu résister à la houille et au coke ? Comment l’industrie dispersée a-t-elle fait front face à l’entreprise concentrée ? Pourquoi le capitalisme foncier et commercial n’a-t-il pas été remplacé par le capitalisme industriel ? Pourquoi la pluriactivité n’a-t-elle pas été balayée par la spécialisation et la professionnalisation ? »11.
Selon Pierre Judet, les réponses à ces questions sont à trouver dans les ressources offertes par ce(s) territoire(s). Les paysans pluriactifs constituent une main-d’œuvre moins coûteuse et plus flexible. En cas de recul ou d’arrêt momentané de l’activité industrielle, ils peuvent se consacrer au travail agricole ou à d’autres tâches, comme l’exploitation des forêts, ce qui est beaucoup moins vrai pour le prolétariat urbain. Une deuxième ressource est tirée de l’expérience et des savoir-faire accumulés par des siècles d’exploitation minière et de travail du fer, ce qui n’induit aucun immobilisme technique dans le mesure où les différents acteurs cherchent aussi à améliorer leurs méthodes de production, par exemple pour limiter la consommation de bois. Enfin, au XIXe siècle, aux yeux de certains acheteurs, l’utilisation du charbon de bois est un gage de qualité : « Sur le continent européen, les fontes au charbon de bois ont longtemps meilleure réputation que les fontes au coke. »12
Ces ressources et les avantages comparatifs qu’elles confèrent aux territoires de la nébuleuse métallurgique alpine présentent cependant des limites. Celles-ci éclatent au grand jour à la fin du XIXe siècle, lorsque les réseaux de chemin de fer et, plus généralement, les progrès des moyens de communication font baisser le coût de transport des marchandises. Perdant de sa cohérence et de sa compétitivité, la nébuleuse métallurgique alpine finit par éclater lentement. Dans certains des territoires qui la composent, cet éclatement débouche sur une « désindustrialisation sèche » et dans d’autres sur des recompositions diverses : dans l’élevage laitier et la production de fromages dans le massif des Bauges ou dans d’autres activités industrielles ailleurs. La transformation et l’ « autonomisation » des différents territoires de la nébuleuse se traduit aussi par des formes de spécialisation qui, pour certaines, perdurent encore aujourd’hui. Des « petits maîtres de forge se tournent peu à peu vers la taillanderie »13 ou la fabrication de clous. Ainsi, « La clouterie de Gévoudaz (Maurienne), fondée en 1817 par Victor Opinel, devient taillanderie au milieu du XIXe siècle puis coutellerie avec Joseph, le petit-fils de Victor. »14
Pierre Judet construit sa démonstration en trois parties qui, dans une certaine mesure, constituent trois livres en un. Dans la première, intitulée « La longue durée d’un territoire flexible », il décrit et explique l’évolution globale de la nébuleuse métallurgique alpine entre le XVIIIe siècle et son éclatement à la fin du XIXe siècle. Les deuxième et troisième parties sont consacrées à quatre des composantes de la nébuleuse : la base Maurienne, étudiée grâce aux très riches archives laissées par la famille Grange, et trois territoires de la « périphérie savoyarde de la nébuleuse métallurgique alpine » : le val Gelon, le bassin de Faverges-Crans, près d’Annecy, et le massif des Bauges15.
Des historiographies
Pierre Judet puise à plusieurs historiographies qu’il vient compléter et amender. Il a naturellement recours aux travaux des spécialistes de l’histoire de la sidérurgie (Bertrand Gille, Denis Woronoff …). Il se situe aussi dans la filiation des travaux sur la proto-industrialisation, initiés par Franklin Mendels dans les années 1970, même si, comme beaucoup d’historiens aujourd’hui, il a tendance à réduire celle-ci à la question du Verglagssystem16 et de la pluriactivité rurale. Il emprunte ainsi à Alain Dewerpe, un des historiens français qui a le plus apporté à l’histoire de la proto-industrialisation, la notion de « convention proto-industrielle »17, inspirée des travaux de l’économie des conventions18 : « L’unité de la nébuleuse se traduit par des flux qui, sans s’y réduire, reposent sur la production de fontes aciéreuses transformées en aciers naturels à Rives. Elle se traduit également par la permanence des structures proto-industrielles tout au long de la chaîne de production. Cette longévité s’appuie sur ce qu’Alain Dewerpe appelle des « convention[s] proto-industrielle[s] » qui supposent de la part des producteurs l’acceptation de faibles rémunérations et d’une faible mécanisation contre une certaine autonomie. »19 Par ailleurs, le travail de Pierre Judet s’inscrit pour partie dans le sillage des recherches menées par lui-même et d’autres historiens de l’économie sur les districts industriels20. Enfin, il est pour partie une contribution à une histoire environnementale en plein essor en France. Une part non négligeable du livre est en effet consacrée à la question de la gestion et de l’exploitation des forêts pour la production de charbon de bois. Pierre Judet montre que celles-ci n’étaient pas aussi déraisonnables qu’on a pu le dire ou l’écrire.
Une géohistoire locale et régionale ?
Au total, La nébuleuse métallurgique alpine est un livre d’une grande richesse dont il est difficile de rendre totalement compte. Pierre Judet a assurément atteint l’objectif qu’il s’est fixé : « Ce livre consacré à une activité industrielle localisée n’est pas pour autant un travail d’histoire locale ; il a pour but de montrer que l’étude du territoire peut permettre de mieux comprendre l’histoire des sociétés et particulièrement l’histoire sociale de l’industrie. »21 Même si l’auteur de ne revendique pas de la géohistoire et n’utilise par les travaux des géohistoriens, il publie un livre qui, me semble-t-il, pourrait relever de cette discipline même si, jusqu’ici, celle-ci a surtout inspiré des travaux relevant plus de l’échelle globale que des échelles locale et régionale.
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1 http://larhra.ish-lyon.cnrs.fr/membre/224
2 Rappelons que l’« industrie horlogère » est constituée des activités destinées à fabriquer des montres pour l’essentiel.
3 JUDET Pierre, « Horlogeries et horlogers du Faucigny (1849-1934) : les métamorphoses d’une identité sociale et politique », sous la direction de Yves Lequin, Université de Lyon 2, 2000 ; https://www.theses.fr/2000LYO20091
4 JUDET Pierre, Horlogeries et horlogers du Faucigny (1849-1934). Les métamorphoses d’une identité sociale et politique, Grenoble, PUG, 2004.
5 http://larhra.ish-lyon.cnrs.fr/node/2129
6 https://www.afbourdon.com/soutien-a-la-recherche/prix-dhistoire-francois-bourdon/
7 La taillanderie est la fabrication d’outils destinés à tailler ou couper.
8 http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/systemes-productifs-locaux-spl
9 p. 17.
10 p. 18.
11 p. 21.
12 p. 107.
13 p. 135.
14 p. 137.
15 L’introduction ainsi que la table des matières complète peuvent être téléchargées sur le site de l’éditeur : https://www.pug.fr/produit/1670/9782706143243/la-nebuleuse-metallurgique-alpine-savoie-dauphine-fin-xviiie-fin-xixe-siecle
16 Ce système de production, étudié depuis longtemps par les historiens, est très bien décrit dans le dictionnaire historique de la Suisse dans un article rédigé par Ulrich Pfister : https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/013880/2014-01-15/
17 DEWERPE Alain, L’industrie aux champs. Essai sur la proto-industrialisation en Italie du Nord (1800-1880), Rome, École française de Rome, 1985, p. 466.
18 https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89conomie_des_conventions
19 p. 139.
20 DAUMAS Jean-Claude, « Districts industriels : du concept à l’histoire. Les termes du débat », Revue économique, Volume 58, Numéro 1, janvier 2007, p. 131-152.
21 p. 9, ouverture de l’introduction générale.