En moins de vingt ans, la péninsule à peine plus grande que le département de la Gironde est parvenue à se hisser sur le devant de la scène internationale que ce soit sur les plans énergétique, financier ou diplomatique.

Ce numéro de Géoéconomie, publié avant l’abdication de l’émir cheikh Hamad ben Khalifa al Thani, constitue en quelque sorte un bilan de son règne, tant le rayonnement récent du Qatar doit à la personnalité de l’homme qui s’empara du pouvoir aux dépens de son père en 1995.

Le dossier s’ouvre sur un entretien avec l’ambassadeur de France à Doha, Jean-Christophe Peaucelle qui souligne, fort diplomatiquement, l’excellence des relations entre la République et l’Emirat et les fructueuses opportunités que représente le Qatar pour la France.

L’émergence d’une puissance.

Passé la question des relations franco-qataries, les articles se regroupent en deux thèmes d’études : le premier « le Qatar à la recherche d’une influence internationale » montre avec trois articles comment l’Emirat s’est taillé un rôle de premier plan. Celui de Jean-Sylvestre Montgrenier (institut français de géopolitique) donne la meilleure vue d’ensemble à la fois claire et précise sur l’évolution stratégique du Qatar : coincé entre l’Arabie Saoudite qui aurait pu l’absorber et l’Iran, l’émirat a su se trouver des protecteurs : les Britanniques d’abord jusqu’à l’Indépendance en 1971, puis les Etats-Unis dont la présence militaire s’est encore renforcée après le 11 septembre, sans oublier des alliances occidentales de complément comme celle de la France. Pourvu ainsi de solides garanties, le Qatar a d’abord développé un rôle d’intermédiaire, de conciliateur (y compris en direction d’Israël jusqu’en 2009), d’asile pour les leaders politiques islamistes, avant de tenter de façonner la recomposition de la région depuis les printemps arabes.

Mais le tableau efficace de Jean-Sylvestre Montrgrenier est bien encadré par l’étude de Hasni Abidi (Genève, Paris I) qui souligne l’évolution interne du Qatar depuis l’arrivée de cheikh Hamad : une « démocratisation » progressive et partielle (d’autant qu’il est écrit ailleurs que les décisions restent prises par l’Emir et son entourage immédiat) avec une ligne politique tracée depuis 1995 sur un équilibre entre la modernisation et les traditions. En aval, l’article de David Rigoulet-Roze (IFAS) précise la montée en puissance des dernières années, avec l’implication croissante dans les révolutions arabes, le renversement de Khadafi et le soutien à la rébellion syrienne. L’auteur rappelle que les aides du Qatar vont à des groupes plus radicaux que ceux soutenus par l’Arabie Saoudite et que c’est plus généralement le courant salafiste qui est encouragé dans la montée de l’islamisme politique.

Présent dans le même regroupement, l’article de Pascal Devaux, économiste d’une grande banque française, semble relever de la traditionnelle note de conseil aux investisseurs ; en fait, il offre le portrait d’une économie fondée sur la rente des revenus énergétiques. C’est un tableau très efficace pour comprendre les facilités mais aussi les déséquilibres de ce type de situation, malgré la volonté du Qatar de diversifier son économie.

Les instruments de la puissance

Dans une seconde partie, les articles montrent comment le Qatar s’est appuyé sur trois leviers, deux d’entre eux étant construit ex-nihilo….

Le gaz est présent dans tous les articles du recueil du fait de ses implications géopolitiques : le Qatar, détenteur des troisièmes plus grandes réserves du monde, doit partager un gisement exceptionnel par sa taille avec… l’Iran. Jean-Pierre Sereni, dans la partie consacrée aux instruments de l’influence, montre les deux axes de la stratégie gazière du Qatar : miser sur les exportations de gaz naturel liquéfié, ce qui nécessite de coûteux investissements et des partenariats avec les firmes occidentales et tenter de regrouper les producteurs de gaz dans une OPEP du méthane qui permettrait de mieux contrôler les prix et donc les revenus d’un marché particulièrement mouvant.

La chaîne d’information Al Jazeera est au même titre que le gaz présente partout dans ce recueil : le parti pris d’une chaîne qui offre en arabe un regard dont ne sont exclus ni les occidentaux ni les islamistes a contribué à son succès au Moyen-Orient et l’a transformé en levier d’influence du Qatar. Mais l’article qui lui est dédié par le journaliste Théo Corbucci insiste sur les quatre périodes de l’histoire de la chaine, en soulignant celle qui suit le 11 septembre jusqu’en 2006 : c’est alors que la chaine de la Péninsule (c’est le sens de son nom) devient réellement un média de référence global, avec un impact non négligeable sur les opinions publiques arabes.

Pour beaucoup, le Qatar, c’est le sport. Jérome Champagne qui dirigea les affaires internationales de la Fifa replace la « diplomatie par le sport de l’émirat » dans l’histoire de l’utilisation géopolitique du sport au XXème siècle et par les voisins immédiats du Qatar. Mais il en souligne aussitôt le caractère exceptionnel par l’importance des moyens mis au service des deux principaux axes de la politique de l’émirat : à l’intérieur l’accueil de grandes compétitions internationale et la construction d’un pôle d’excellence sportif (aspire) à l’extérieur les acquisitions multiples des fonds d’investissements qatari entre équipes sportives, médias du sports et équipementiers. L’activisme particulier du Qatar en Afrique est également souligné, avec les craintes que ce recrutement massif de jeunes sportifs risque de faire courir aux clubs locaux.

Les limites et les fragilités de la puissance Qatarie

Si les auteurs soulignent la montée de l’influence Qatarie, il se montrent plus réservés sur l’avenir de la puissance de l’émirat : ce pays avance en équilibre entre une image projetée alliant modernité et tradition d’une part, le wahhabisme conservateur à l’intérieur et le soutien aux franges les plus radicales de l’islamisme politique à l’extérieur d’autre part ; cet équilibre ressemble de plus en plus à un grand écart.

Les agacements se multiplient : ceux des puissances occidentales, des autorités du sport. Ces dernières, dès 2012, commencent à refuser la tenue de certaines compétitions dans le petit état du golfe, rejettent sa stratégie de construire une équipe nationale de football à grand coups de naturalisations. Mais l’irritation gagne aussi la région : les équipes d’Al Jazeera commençaient à être mal reçues par certains pays des révolutions arabes au moment où ce recueil était rédigée. Al Jazeera elle-même a vu les concurrents, occidentaux ou régionaux se multiplier sur le créneau des émissions en arabe.

Enfin le modèle économique Qatari n’est pas sans faiblesse : la stratégie de diversification se heurte à la faible productivité des activités hors hydrocarbures, en partie du fait d’une main d’oeuvre peu qualifiée et au niveau d’éducation insuffisant. Comparée à celle de Dubaï, le rôle commercial et financier du Qatar fait pâle figure. Malgré les moyens conséquents de l’émirat, sa taille pourrait tout de même limiter ses ambitions.

Depuis l’édition de ce numéro, les difficultés ont confirmé les doutes des auteurs sur la pérennité de l’ascension qatarie : controverses dans le domaine sportif, revers en Egypte, changement d’attitude de la France montrent que l’heure de gloire du Qatar pourrait être passée, même s’il faut continuer à s’intéresser à cet acteur particulier.
Malgré l’absence de toute illustration cartographique, ce recueil reste en tout cas un moyen efficace de comprendre l’aventure géopolitique de l’émirat.

Marc Lohez © Les Clionautes