Lorsque nous avions rencontré Gilles Képel à Blois, au rendez-vous de l’histoire en octobre 2011, nous avions évoqué la parution de ces deux derniers ouvrages qui était imminente. Cet essai qui est consacré au département du 93, est issu des travaux qui ont été réalisés lors de l’enquête : « banlieue de la république » pour l’institut Montaigne, un rapport qui : « dérange », comme l’a écrit le journal le Monde.

Cet ouvrage est une réflexion à partir de l’enquête qui a pu être effectuée et qui a été éditée également chez Gallimard.
Le centre de réflexion de l’auteur se situe sur un lieu géographique bien spécifique, dans le 93, autour de Saint-Denis, à proximité de cette basilique nécropole des rois de France, elle-même contiguë à la maison de la Légion d’honneur, un lycée de prestige où j’ai naguère passé l’oral du concours de chef d’établissement.

Saint-Denis pourrait apparaître comme la Mecque de l’islam en France, en raison de la présence massive d’immigrés originaires du Maghreb, présence déjà ancienne, imposée par une forme de discrimination géographique qui permettait aux communes aisées de la couronne parisienne de se débarrasser des immigrés dans les communes de la ceinture rouge voisine. L’auteur traite dans cette première partie des similitudes qu’il a pu observer dans le mode de fonctionnement du parti communiste français qui a longtemps été dominant dans cette ceinture rouge et qui contrôle toujours la mairie de Saint-Denis et l’union des organisations islamiques de France qui a été largement favorisée lors de l’installation du conseil français du culte musulman par le ministre de l’intérieur de l’époque, actuel locataire de l’Élysée, et candidat à sa propre succession.

Très clairement, on ne peut qu’être d’accord avec cette analyse. Le parti communiste français tout comme l’union des organisations islamiques de France et les groupes qui s’en réclament directement ou indirectement forment une sorte de contre-société, qui oppose une revendication identitaire, l’appartenance à la classe ouvrière ou l’appartenance à la communauté des croyants, à une intégration qui serait dans les deux cas ressentis comme une forme de trahison.
L’auteur décrit la façon dont l’islam militant s’est implanté à Saint-Denis par vagues successives, avec les frères musulmans, mais également ce mouvement qui s’appelle le Tabligh, originaire du sous-continent indien et basé sur la prédication, visant à ramener des musulmans égarés dans le droit chemin. Enfin c’est à Saint-Denis que s’est développé, et le sujet fait aujourd’hui polémique, le plus dynamique et dans une certaine mesure le plus agressif des organismes de certification halal, en charge du contrôle de l’abattage des animaux destinés à la consommation humaine. Enfin c’est toujours à Saint-Denis que l’on a pu observer ce que l’auteur appelle le développement de mouvements islamo-gauchiste qui a pu au tournant des années 90 s’appuyer sur les interventions pour le moins ambiguës de Tariq Ramadan.

Le chapitre qu’il faut lire absolument dans cet ouvrage, surtout en ce moment, et celui qui est consacré à : « l’extension du domaine du halal ». La tentative de Marine Le Pen de relancer la polémique sur ce sujet qui ne semble d’ailleurs pas lui avoir permis de « décoller dans les sondages » sauf grosse surprise, a tout de même posé le problème de la transparence dans les pratiques qui peuvent se dérouler dans les abattoirs. Très clairement une viande halal doit être issue de l’abattage d’un animal qui a été égorgé vivant en direction de la Mecque par un sacrificateur musulman prononçant une invocation rituelle.

Halal ou Haram ?

C’est cette viande qui est halal, donc licite, et ce qui est intéressant à observer, c’est justement de voir l’importance qu’un nombre considérable de personnes qui s’inscrivent dans la culture musulmane peuvent attacher à cette caractérisation. La question du halal représente une figure particulièrement féconde, qui dépasse l’affaire de la viande rituellement égorgée, pour déceler ce qui se nouent dans la relation de l’islam à la France. En 2010, une enseigne de restauration rapide a fait le choix de proposer exclusivement de la viande halal pour la fabrication de ses hamburgers. Petite particularité cette chaîne de restaurants rapides appartient à une filiale de la caisse des dépôts et consignations, un des instruments d’action financière de l’État. De façon générale, cette extension du domaine du halal se retrouve dans de très nombreux secteurs de la vie sociale, par la multiplication des commerces « communautaires » dans les centres-villes désertés par les habitants de souche européenne, ce qui le cas à Béziers, du fait d’une politique de création de zones franches urbaines qui a été vécue comme un effet d’aubaine par une partie des notables de la ville. Les difficultés économiques et le chômage qui touche les populations de souche immigrée d’origine maghrébine a également favorisé la création de ces petits commerces de proximité qui vivent, en dehors des kebab, des achats de la communauté.

L’épicerie du coin, vecteur d’autonomie économique

De ce fait, ces nouveaux commerces n’ont plus grand-chose à voir avec les épiceries dites de « l’Arabe du coin qui a de tout est qui est ouvert tard le soir », puisque l’on n’y trouve que des produits halal, et par voie de conséquence il est impossible d’y trouver de l’alcool ou du porc.
Cette extension du domaine du halal peut-être interprétée également comme une forme d’affirmation à caractère économique d’une communauté qui s’est sentie en situation d’infériorité pendant la période des 30 glorieuses. Elle se présente comme un marché solvable susceptible d’intéresser les plus grandes entreprises de l’agroalimentaire et la grande distribution qui s’est d’ailleurs adaptée dans les régions à forte présence maghrébine à une demande communautaire notamment pendant la période du ramadan.
Le modèle du halal en France pourrait se rapprocher tout naturellement de celui qui existe déjà avec le kasher et le bio, c’est-à-dire une traçabilité reconnue et admise intégrée finalement aux relations économiques traditionnelles. De la même façon cette affirmation identitaire au niveau alimentaire s’est développée simultanément à la revendication vestimentaire, concernant le port du voile, même si dans ce cas cela s’est terminé par un échec, notamment à l’école. La loi issue de la commission Stasi sur l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école a permis d’apaiser le conflit dans ce domaine. La polémique relancée à propos du port du voile intégral n’a pas été de même niveau dans la mesure où ces deux conceptions extrêmement rigoriste de l’islam est tout de même restée extrêmement minoritaire. En ce qui concerne le port du voile par contre et les enseignants le savent bien, de très nombreuses élèves portent le voile en dehors de l’école, l’enlèvent lorsqu’elle y rentrent et le remettent à la fin des cours. Cela est généralement assorti d’une dispense de complaisance pour les cours d’éducation physique.

Frères et blédards, barbus, claquettes et gandouras

L’auteur revient sur les politiques de l’islam en France et sur la façon dont les pouvoirs publics depuis la fin des 30 glorieuses ont géré cette affirmation identitaire sur fond religieux. Dans le chapitre sur la « citoyenneté inaccomplie », il apparaît très clairement que ce sont les difficultés sociales liées à la fin de la croissance qui ont favorisé cette sorte de développement d’un islam visant à affirmer un groupe se considérant comme socialement discriminé.
Enfin l’auteur présente les trois âges de l’islam en France qui devient peu à peu l’islam de France, le passage d’un islam individuel et peu visible à une affirmation collective, parfois ostentatoire. Le premier âge de l’islam en France a été celui des « darons » et de la soumission, l’islam des pères, souvent peu instruits, et surtout préoccupés de leur travail et d’un éventuel retour au bled, notamment pendant les vacances. C’est islam est peu francophone, discret dans ses pratiques, souvent « pollué » par des superstitions locales et fonctionnant en vase clos. C’est dans ce contexte que sont apparues lors de la seconde moitié des années 70, parfois avec la bienveillance des autorités et de certains employeurs des salles de prière. Ces derniers considéraient comme préférable que les travailleurs se retrouvent en train de prier plutôt que sous influence de la CGT. Cet islam des pères était plus ou moins organisé à partir de la grande mosquée de Paris et son recteur, algérien, apparaissait comme l’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics.
À la fin des années 80 c’est une autre étape de l’islam en France qui commence. Les jeunes issus de l’immigration principalement nord-africaine font irruption sur la scène politique. C’est le début de ce que l’on appelle : « la crise des banlieues », avec une classe d’âge inédite d’adolescents et de jeunes gens sans perspective, en rupture scolaire, exprimant leur révolte par des comportements délinquants d’atteinte aux biens, avec une recherche d’argent facile par le trafic de stupéfiants. L’affaiblissement du communisme municipal avec la forme d’encadrement de la population qu’il proposait à creusé le fossé entre les populations de souche européenne et immigrées. Les banlieues apparaissent non seulement comme des lieux de relégation sociale mais également ethnique. C’est sur ce terreau que l’islam des « frères » se développe. Un islam de jeunes qui se qualifient eux-mêmes de « blédards », revendiquant un mode de vie équivalent à celui qu’ils pourraient connaître en terre d’islam. Ce sont ces formes ostentatoires qui ont pu se développer, avec une sorte de concurrence, parfois de surenchère, entre les frères musulmans et les salafistes. C’est cet islam qui a pu se développer à partir de l’union des organisations islamiques de France, avec la présence de convertis, revendiquant un traitement spécifique notamment dans le domaine vestimentaire et l’affirmation que les droits de la communauté ne sont pas négociables.

Apéro saucisson pinard

Enfin l’islam des jeunes dont parle l’auteur apparaît comme exacerbé ou décomplexé. Il se traduit d’abord par un affichage, notamment par la prière qui peut être publique. Il revendique une forme d’appropriation de l’espace à la fois par les lieux de culte mais aussi par une culture, un langage spécifique, sorte de mélange entre le verlan et des mots arabes, une sorte de sabir que l’on trouve sur les forums spécialisés sur Internet. Les réseaux sociaux, les sites de rencontre, permettant de faire un bon mariage musulman, fleurissent. Ce qui finalement est caractéristique d’une forme de repli et qui rend très pessimiste sur l’avenir de l’intégration. C’est d’ailleurs ainsi que Gilles Capelle termine son ouvrage en évoquant les tentations de repli qui ont pu fleurir en opposition à cet islam des jeunes, vécu comme provocateur. On pense à ces apéros saucisson Pinard organisés par le mouvement riposte laïque qui a comme particularité d’être animé par un ancien trotskiste. Mais cette tentation de repli identitaire peut également déboucher sur la violence comme en Norvège, même si dans ce cas précis il s’agit d’un individu isolé, mais participant d’une nébuleuse identitaire qui peut se révéler dangereuse.
Il faut bien entendu lire cet ouvrage avec la plus grande attention. Il permet de disposer de véritables références sur l’histoire de l’islam dans l’Hexagone pendant la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours. Il permet également de comprendre un certain nombre de ressorts et de prise de position dans des domaines qui sont parfois opaques et qui ne sont pas dénués d’enjeux économiques. Toutefois les difficultés que les chercheurs rencontrent sont peut-être au départ d’ordre statistique. Il apparaît comme difficile encore aujourd’hui pour des raisons légales d’établir un véritable comptage des populations qui se sentent impliquées dans une référence à l’islam, comme à tout autre fois d’ailleurs. Et c’est peut-être cette absence d’instruments de mesure qui soit sinon incontestable du moins fiable qui autorise les pires approximations et entretien des fantasmes. Cela est d’autant plus grave lorsque ces approximations sont instrumentalisées pour des raisons électorales par celui qui est en même temps le ministre de l’intérieur chargé de l’ordre public et le ministre des cultes.

Bruno Modica