« Il fut un temps où tous les chemins menaient à Rome. Aujourd’hui, ils mènent à Pékin. »
L’expression « Routes de la Soie »
Les « Routes de la soie » est une expression commode pour exprimer les connexions entre les continents. Elle permet de décrire les liens tissés entre les peuples, les cultures, les pays et nous aide aussi à comprendre les échanges de jadis. Les Routes de la Soie nous montrent que l’innovation technologique a été stimulée à des milliers kilomètres de distance et que les violences et les maladies ont suivi le même chemin.
Historien et professeur à l’université d’Oxford, Peter Frankopan publie cette année un deuxième volet sur les nouvelles Routes de la soie après un premier ouvrage en 2017.
Dans ses propos liminaires, l’auteur explique que depuis 2015, le monde a changé de manière radicale. Il donne de nombreux exemples comme une tentative de coup d’État en Turquie et ses conséquences, ou l’élection de Donald Trump.
Les « routes de la soie » : de l’importance de l’Orient
Le premier chapitre revient sur l’importance de l’Orient dès le début du XXIe siècle. Les Routes de la Soie sont partout en Asie où les ressources naturelles sont immenses : par exemple la British Petroleum estime que le Moyen-Orient, la Russie et l’Asie concentrent 70 % des réserves mondiales de pétrole prouvées et 65 % de gaz.
L’émergence de certains pays bouleverse le monde. La Corée du Sud devient « le pays qui a le mieux réussi au monde ». Quelques firmes disposent d’une capitalisation supérieure à 100 milliards de dollars (Samsung, Hyundai Motor…). L’auteur parle aussi du Qatar, de l’Inde, et bien sûr de la Chine dont le PIB en 2016 a dépassé de 114 % celui des États-Unis. Ces mutations impactent le reste de la planète. Les riches investissent dans les clubs de sport, dans le vin ou l’immobilier. Ils voyagent et dépensent. Certaines estimations prévoient que 200 millions de Chinois se déplaceraient à l’étranger, ce qui impliquerait la standardisation des lieux touristiques en fonction de leur goût.
L’expansion de la richesse en Orient a quelque chose d’inouï : les modes de consommation (en Inde, les petits foyers se multiplient et dépensent bien plus que les grandes familles) notamment le luxe qui se fait la part belle dans les pays où les nouveaux riches achètent du Chanel ou du Prada. Jusqu’à la crise de la Covid, les goûts, les modes et les appétits seraient définis désormais en Orient et non en Occident. Cependant, les croissances économique et démographique et l’urbanisation qui en résulte, ne sont pas sans générer des tensions sur les ressources notamment en eau.
Si à l’Ouest, Internet préoccupe pour la commercialisation des données, à l’Est, la question est celle de la militarisation de ces données et la relation entre le numérique et les intérêts de l’État, réels ou imaginaires. Dans une partie du monde, on contrôle l’activité habituelle des citoyens en ligne, dans l’autre c’est une affaire de sécurité nationale. Si l’Asie et les Routes de la Soie connaissent une ascension rapide, elles progressent en lien avec l’Europe et l’Amérique.
Les routes du cœur du monde
Dans une deuxième partie, l’ouvrage aborde avec beaucoup d’exemples les changements stimulés par de nombreux facteurs, de la démographie au déplacement de la puissance économique et le renversement du jeu des alliances, du rôle joué par les technologies numériques, au changement climatique. Ces événements qui surviennent au cœur du monde (l’Iran et l’Afghanistan sont bien souvent cités) sont délibérément accélérés et coordonnés. Ces Routes de la Soie sont à ascendant rapide parce qu’elles sont dopées et elles détermineront certainement les années futures. Cependant si un nouveau monde émerge en Asie, ce ne sera pas un monde libre.
« Une ceinture, une route » vers Beijing
Sur le modèle des anciennes routes, Xi Jinping annonce en 2013 la nécessité de construire une ceinture économique le long des Routes de la Soie. Rapidement, le pouvoir chinois a tracé le cadre de ce qui est appelé « Une ceinture, une route », la ceinture étant les voies terrestres et les routes, les voies maritimes. En 2015, la banque d’import-export déclare le début du financement de mille projets dans 49 pays, puis à 80 pays. Comptant 4,4 milliards d’habitants, les riverains des nouvelles Routes de la Soie, entre Chine et Méditerranée orientale forment plus de 63 % de la population mondiale et produisent 29 % du PIB mondial.
Ce projet englobe tout et peut tout inclure. La Chine investit dans des projets pharaoniques surtout dans les infrastructures comme la construction de lignes de trains à grande vitesse et de marchandises à travers l’Asie du Sud-Est, la liaison entre les côtes est et ouest de la Malaisie ou une nouvelle ligne traversant le Laos.
L’initiative « Une ceinture, une route » explique la politique étrangère et économique du pays mais correspond aussi à la planification à long terme des besoins intérieurs de la population incluant les ressources notamment l’énergie, la sécurité alimentaire. Ce grand projet réoriente les entreprises chinoises vers l’exportation, ce qui rééquilibre les investissements vers les provinces occidentales chinoises.
La sécurité tient une place importante dans les motivations du grand projet. Proche de l’Afghanistan, le Xinjiang et les Ouïghours musulmans mobilisent « l’attention du gouvernement chinois ». Camps de rétention, surveillance des populations grâce à la reconnaissance faciale… La militarisation s’opère aussi sur les mers de Chine dans un réseau défensif. Le cœur de l’Asie-Pacifique est un carrefour de l’économie mondiale. Par le détroit de Malacca passe la moitié de l’approvisionnement énergétique de la Chine. La zone doit aussi permettre de diversifier les routes commerciales.
L’expansion chinoise se fait par des prêts mais aussi par un système d’acquisitions. En 2016, la compagnie de transport maritime Cosco a pris le contrôle du port grec du Pirée avant d’annoncer un projet d’investissements de 620 millions de dollars pour l’agrandir et le moderniser. On trouve l’expansion des intérêts chinois en Afrique, dans les Caraïbes… Les Routes de la Soie sont partout à travers toute l’Asie, l’Afrique, l’Europe et les Amériques. Pékin va plus loin puisqu’une partie des projets mettent à contribution l’intelligence artificielle, les nanotechnologies et l’informatique quantique pour la réalisation de « villes intelligentes ». On a mis en place le programme scientifique de la Ceinture et de la Route numériques.
Les routes de la rivalité
A l’échelle mondiale, tous ne sont pas convaincus des bienfaits de ces projets. On s’interroge sur les buts à long terme, sur la dépendance et l’endettement des pays emprunteurs, sur des contrats opaques. La stratégie « gagnant-gagnant » fonctionne-t-elle réellement ? Certains projets ne sont-ils pas démesurés, à l’image du grand aéroport international du sud du Sri-Lanka dont la fréquentation a été largement surévaluée.
Les projets chinois inquiètent les puissances voisines. L’Inde voit les investissements chinois réalisés au Pakistan comme une menace. L’Australie, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis s’inquiètent des ambitions de la marine chinoise. En résumé, la compétition et les tensions engendrées par la représentation chinoise du monde s’inscrivent dans une problématique plus large : comment évaluer ou contrôler l’essor de Beijing interprété pour beaucoup de puissances comme une menace économique, militaire et stratégique ?
Peter Frankopan poursuit ce chapitre en énumérant les conflits diplomatiques et commerciaux entre les grandes puissances : les États-Unis, la Chine, la Turquie, l’Union européenne et la Russie. L’auteur cherche à expliquer, autant que possible, les positions de Donald Trump. Opposé à la Chine, le président américain mise sur l’Inde pourtant liée à la Russie depuis longtemps. De plus l’Inde, préserve malgré tout des relations avec la Chine. Les États-Unis ont adopté une ligne maximaliste sur l’Iran, sans exception.
Les routes de l’avenir
Centré sur les alliances actuelles ou en devenir, ce dernier volet intéressera les collègues passionnés de géopolitique. L’auteur présente les nœuds de la diplomatie et leurs mystères, les renversements d’alliance. Il affirme que l’époque est dangereuse. D’un côté, il y a le pouvoir états-unien cherchant à remodeler le monde en fonction de ses intérêts, en se servant du bâton plutôt que de la carotte ; de l’autre un gouvernement chinois qui évoque les avantages mutuels, une coopération améliorée, dans un scénario dit « gagnant-gagnant », non sans éveiller la peur chez beaucoup de la reconstruction d’un empire qui bafoue les droits humains dont la liberté d’expression.
Enfin, Peter Frankopan se dit frappé de voir à quel point l’Ouest risque de devenir de plus en plus négligeable, parmi toutes ces nouvelles connexions et la résurgence de vieux liens. En 2020, contrôler les Routes de la Soie devient plus importants que jamais et conditionne dans une certaine mesure les contraintes exercées sur les droits de l’homme consentis par les pays en fonction des menaces perçues par les contestations.
On l’aura compris, l’ouvrage de Peter Frankopan, assez accessible et bien écrit, est une lecture intéressante pour les professeurs du Secondaire, surtout pour la spécialité HGGSP où beaucoup d’exemples contextualisés pourront être utilisés.