Au cœur de la « colère des agriculteurs », prendre de la hauteur ?

               Alors que le mouvement de protestation des agriculteurs a marqué le début de l’année 2024, l’ouvrage d’Amélie Poinssot nous permet de ne pas coller à l’événement, de prendre de la distance et de réfléchir sur les évolutions récentes de l’agriculture et du « métier » d’agriculteur ainsi que sur les perspectives qu’il conviendrait de tracer pour les années à venir. A.Poinssot est journaliste à Médiapart, où elle travaille au pôle écologie. Elle y suit plus particulièrement les thématiques liées à l’agriculture et à la production alimentaire (lire par exemple https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/010224/attal-calme-la-colere-agricole-avec-un-cocktail-au-gout-de-pesticides).

Dans cet ouvrage, l’auteure aborde deux questions majeures, qu’elle estime liées : les nombreuses difficultés que rencontrent ceux qui veulent devenir agriculteur pour s’installer et l’impérieuse nécessité, « l’urgence », de pratiquer une agriculture qui prenne soin de l’environnement et préserve la biodiversité. Une des solutions passe, pour elle, par un soutien plus net des pouvoirs publics à ceux qu’on appelle parfois les NIMA (Non-issus du milieu agricole) qui sont plus nombreux de nos jours. Prémisses d’un « renouveau paysan » indispensable selon elle. Pour mener à bien ce travail, A. Poinssot tresse trois principaux fils : l’analyse d’un grand classique de la sociologie rurale (La fin des paysans, de Henri Mendras, 1967), des entretiens avec des personnes qui se sont installées il y a peu ou veulent le faire et des données actuelles sur les évolutions de l’agriculture, de ses financements et de leur répartition. Ce qui donne un récit vivant mais qui repose sur des bases sociologiques et économiques solides.

Paysans, vers un renouveau ?

Dans un premier chapitre intitulé « Le désert » au sous-titre explicite : « Le climat presse, les fermes disparaissent », elle revient sur l’ouvrage de Henri Mendras, devenu un classique, La fin des paysans (1967) mais en nuance les conclusions. Pour elle, même si le nombre d’agriculteurs s’est effondré, le sociologue omet dans son analyse « les capacités de résistance du modèle paysan face au rouleau compresseur du productivisme ». Elle présente ensuite le bilan critique qu’Edgard Pisani, ancien ministre de l’Agriculture et père des réformes agricoles des débuts de la Vème République, tire des évolutions de ce secteur. Or, écrit-elle, la politique agricole du gouvernement et les choix de la Politique agricole commune (PAC) ne permettent toujours pas de relever les défis sociaux et environnementaux qui sont devant nous. Pourtant, malgré les difficultés et les obstacles, nombreux sont ceux qui, même s’ils ne sont pas issus du milieu agricole, veulent s’installer. Et c’est le portrait de plusieurs d’entre eux qu’elle nous propose.

Portrait de groupe avec dames

               Dans les trois chapitres suivants, « La graine », « La fourche », « L’essaim », nous faisons la connaissance de plusieurs aspirant-e-s à l’installation. Nous croisons Léna, militante des Soulèvements de la terre, Onna, comédienne diplômée en droit, et bien d‘autres. Une vague de « recours à la terre », selon l’expression des sociologues Danièle Hervieu-Léger et Bertrand Hervieu cités par l’auteure, semble être en cours dans nombre de régions et pour des productions très différentes. L’auteure utilise d’ailleurs l’expression de « mouvement de masse » (qui peut paraître un peu exagérée) pour caractériser ces flux vers les campagnes. Et de rappeler, qu’entre 2010 et 2020, près de 40% des reprises de fermes se sont faites « hors-cadre familial ». Ajoutant même que certains BPREA (Brevet Professionnel Responsable d’Entreprise Agricole) reçoivent plus de demandes qu’il y a de places. Or, beaucoup de candidats à l’installation sont peu aidés voire sont confrontés à de nombreux obstacles.

De mille obstacles il faudra triompher

Il faut en effet beaucoup d’opiniâtreté aux néo-paysans ou à ceux qui veulent le devenir pour vaincre les multiples difficultés rencontrées. L’auteure dévoile les principaux obstacles qui freinent le mouvement d’installations voire découragent une partie de ceux qui y aspirent. La formation tout d’abord dont le budget est réparti de manière très inégale allant en majeure partie aux chambres d’agriculture ou aux centres techniques et très peu aux associations prônant un autre modèle agricole et qui prennent en compte ces nouveaux publics[1]. L’autre écueil auquel sont fréquemment confrontées les personnes non issues du milieu qui désirent s’installer est la question foncière[2]. À la cherté et à la rareté des terres s’ajoute le fait qu’elles doivent présenter un projet qui convienne aux nombreuses instances du monde agricole (SAFER, chambre d’agriculture, banque…). Ces « ravageurs », selon le mot de l’auteure, multiplient parfois les écueils envers ces publics et empêchent nombre d’ « installations paysannes ». Cet état de fait témoigne d’une fermeture d’esprit et d’une cécité du syndicalisme majoritaire (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, FNSEA, et Jeunes agriculteurs, JA) qui gère nombre d’institutions agricoles. Ce constat prouve aussi l’absence de volonté de la puissance publique de lutter contre le recul du nombre d’agriculteurs et la concentration des terres ainsi que son refus de tenir compte de « la diversification des publics ». Cécité et absence de volonté illustrée par les impasses du modèle breton qui donne lieu à un chapitre (« La fauche »). Et pourtant, un nombre significatif d’aspirants paysans parviennent à expérimenter et à s’installer.

Que cent alternatives s’épanouissent

En effet, qu’ils soient enfants de ou non ; qu’ils vivent dans le Bassin parisien, en Normandie, dans la Creuse, sur le Larzac ou en Loire-Atlantique ; qu’il se destinent à produire des céréales, à être éleveur ou à diversifier leur production, les candidats à l’installation existent, le nombre de ceux qui y parviennent est significatif et il pourrait être encore plus nombreux s’ils bénéficiaient d’une formation et d’aides plus adaptées. Et ces jeunes (plus ou moins jeunes en fait), nouveaux paysans ou enfants de paysans, ont des idées différentes et tracent des voies alternatives. Ils bousculent les habitudes, sont nombreux à vouloir faire du bio, à vouloir planter des haies ou à refuser la spécialisation de leur exploitation… Elles et ils ne sont pas sans rappeler l’attitude des turbulents modernisateurs du CNJA du début des années 1960 qui ont alors trouvé des relais au sein de l’appareil d’État.

Pour une autre politique agricole

 Le dernier chapitre porte sur les efforts impulsés par un certain nombre de collectivités territoriales afin de favoriser « des circuits d’alimentation de qualité, locaux, rémunérateurs et pourvoyeurs d’emplois ». L’auteure pense que ces initiatives sont utiles mais considère cependant qu’un « changement d’échelle » est indispensable. Pour elle, il faut aller vers un autre modèle agricole. Une agriculture qui respecte l’environnement est possible mais la question du revenu des paysans est centrale et le rôle du pouvoir politique pour y parvenir est décisif.

Précis, argumenté, nourri d’expériences vécues, voici un ouvrage qui intéressera les lecteurs qui veulent comprendre les évolutions récentes du monde agricole, les difficultés rencontrées par ceux qui veulent s’installer et les espoirs de ceux qui entendent marier écologie et production agricole.

[1] Voir en particulier les p. 92-100 et de la même auteure https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/100224/monde-agricole-comment-le-financement-des-formations-favorise-un-modele-mortifere.

[2] La hausse du prix des terres perturbe même des successions que l’on pourrait dire classiques de père à fils.