Traumatismes, résilience et recompositions aux temps des guerres hannibaliques et civiles (281-201/49-30 a.C.). Tome 1.
Cet ouvrage est le premier volume issu d’un programme de recherche qui s’est donné pour mission de revenir deux moments décisifs de la République romaine : la deuxième guerre punique (218-201 a.C.) et les guerres civiles qui ont ravagé l’Empire, de Marius à Octave. Au lieu d’interpréter uniquement la guerre contre Hannibal ou les conflits entre imperatores comme des événements traumatisants, Maria Bats, Jean-Claude Lacam et Raphaëlle Laignoux préfèrent y voir des phases de changements radicaux au cours desquels les Romains auraient fait preuve de résilience et d’adaptation. Réunissant les meilleurs experts français de l’histoire de Rome républicaine, issus de divers champs disciplinaires, numismates comme spécialistes de l’histoire militaire, ce livre s’intéresse aux recompositions mises en œuvre dans les champs militaire et politique. La lecture de ces 343 pages est parfois ardue, mais les articles sont relativement courts et multiplient les angles d’approche, on les parcourt selon ses envies ou ses centres d’intérêt. Même les spécialistes apprendront beaucoup, et le simple néophyte pourrait facilement piocher dans ce livre de quoi ne pas désespérer de l’actualité politique.
De la résilience en politique
Le terme de résilience a été largement vulgarisé par les travaux précurseurs du neuropsychiatre Boris Cyrulnik. Son emploi récurrent au sein du débat public (« résilience des territoires », « des villes résilientes »…) a contribué à lui faire perdre parfois toute vertu heuristique, mais dans la République romaine face aux crises. Traumatismes, résilience et recompositions aux temps des guerres hannibaliques et civiles (281-201/49-30 a.C.), Maria Bats, Jean-Claude Lacam et Raphaëlle Laignoux se proposent de revenir aux origines de ce terme. Resiliare en latin désigne l’action de « sauter en arrière », mais aussi celle de « rebondir », et partant, de « résister ». Cependant, à la différence de B Cyrulnik qui s’en servait pour décrire la capacité de certains individus à se reconstruire à la suite d’un traumatisme, les auteurs de ce livre ont choisi d’étendre la notion de résilience à l’échelle d’un système politique, celui de la Rome républicaine. Comme en écho aux crises de nos sociétés contemporaines, et dans une optique résolument optimiste, cet ouvrage collectif, publié en 2023, le premier volume issu d’un programme quinquennal (ANHIMA/Paris 1) débuté en 2019, s’est justement donné pour mission de reconsidérer, autour de la « dialectique de la crise et de la résilience », deux moments décisifs de la République romaine : la deuxième guerre punique et les guerres civiles.
Unanimement considérés par les sources comme des « événements » traumatiques, la guerre dite « hannibalique », – la seconde guerre punique -, tout comme les conflits entre imperatores, seraient selon les auteurs des moments au cours desquels les Romains auraient fait preuve d’une remarquable résilience : tout d’abord, la République a su faire face dans un premier temps à l’invasion du territoire italien et à une suite de défaites particulièrement humiliantes (comme la bataille de Cannes et une perte de plus de 45 000 fantassins) pour finalement l’emporter face à Carthage. Par la suite, la longue succession de guerres civiles qui ont non seulement ravagé les rangs du Sénat, mais ruiné des provinces entières comme la Grèce, furent aussi l’occasion d’expérimentations politiques novatrices qui ont abouti finalement à la mise en place d’un nouvel âge d’or. Comme le font remarquer nos chercheurs, l’arrivée au pouvoir du fils de César était considérée comme une étape nécessaire pour la survie de la République. Quels sont précisément les mécanismes et les évolutions qui ont été mis en place par la société romaine ? Quelle est l’intensité des changements que ces conflits ont provoqués pour l’histoire de la République ? Tout au long de ses 343 pages, cet ouvrage collectif s’intéresse donc à la manière dont la République romaine a fait preuve de « résilience » face à ces crises, c’est-à-dire non seulement comment ce régime a su résister, mais aussi comment la société a su se régénérer et s’est adaptée.
Adaptations et renouvellements militaires et diplomatiques
Après des propos liminaires consacrés à une mise au point historiographique, l’ouvrage est organisé en deux grandes parties qui suivent un plan thématique. La première est consacrée aux adaptations et renouvellements militaires et diplomatiques, en mettant l’accent tout d‘abord sur les différentes stratégies militaires, diplomatiques, et monétaires. Sophie Hulot prend en considération les atermoiements stratégiques romains des années 218-216 a. C : « temporiser » ou « attaquer à outrance » ; Charles-Alban Horvais se penche sur la mission peu connue du centurion Statorius qui alla en Afrique servir comme conseiller militaire auprès des royaumes berbères, ennemis de Carthage. Audrey Bertrand montre ensuite, à travers l’étude du processus de colonisation en Italie, comment la période des guerres puniques fut l’occasion d’une redéfinition de la citoyenneté romaine. Enfin Charles Parisot-Sillon adopte un point de vue local pour mettre en évidence la multiplicité des solutions d’accommodements monétaires des autorités financières romaines. Une seconde sous-partie rassemble cette fois des communications consacrées à la culture de guerre, entre « traditions, et innovations ». Pierre Cosme souligne par exemple le fait que les soldats romains pleurent pas ou peu, à l’exception de la période des guerres civiles : le légionnaire ne pleure que lorsque Rome est déshonorée.
Reconfigurations des pratiques et des représentations politiques
La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse davantage aux reconfigurations des pratiques et des représentations politiques durant la même période. Les différentes études proposées se penchent tout d’abord sur la recomposition des équilibres institutionnels. Henri Etcheto montre par exemple comment le traumatisme provoqué par le désastre de Trasimène fut utilisé par l’aristocratie sénatoriale pour réaffirmer son auctoritassur la plèbe. Les articles de Alexis Mézsáros et Laurent Gohary permettent de comparer les différents usages de la dictature par les autorités romaines. L’accent est ensuite mis sur les expérimentations institutionnelles pendant les guerres civiles : Guillaume de Méritens de Villeneuve revient par exemple sur l’appelationd’imperator entre 49 et 31 a.C., appliquée à des personnages aussi divers qu’Octavien ou le fils aîné de Sextus Pompée. Nos chercheurs s’intéressent pour terminer aux mutations de la culture politique romaine durant toute la période étudiée. Maria Bats met l’accent sur la publication des procès-verbaux du Sénat, instituée par César en 59 a.C. : alors que la guerre civile faisait rage, les acta senatus constituaient une forme de communication politique du Sénat avec les citoyens, mais aussi entre Rome et les élites provinciales. Enfin, Marie-Claire Ferriès décrit l’image du sénateur « au péril des guerres civiles ».
Le « signifiant » reste le même, mais le « signifié évolue »
Il faut saluer ici l’intérêt soulevé par cet ouvrage qui revient sur l’influence de la deuxième guerre punique et des guerres civiles sur la société romaine et la résilience dont celle-ci a fait preuve dans les domaines militaire et politique. Pour reprendre un des concepts de la linguistique, le « signifiant » reste le même, mais le « signifié évolue ». Les différents études rassemblées dans cet ouvrage sont réalisées par les meilleurs spécialistes français de l’histoire de Rome républicaine, parmi lesquels il est possible de citer des historiens reconnus comme Pierre Cosme, ou Thibaud Lanfranchi, mais aussi de jeunes chercheurs confirmés. Les points de vue diffèrent largement d’un auteur à l’autre, et mêlent différentes écoles de pensée : l’anthropologue dialogue avec le numismate, l’épigraphiste avec l’archéologue. Cet ouvrage constitue ainsi une somme d’érudition, au sens le plus noble du terme, et s’adresse avant tout à des spécialistes. Le vulgum pecus pourrait à l’occasion s’y sentir perdu, mais les articles sont dans l’ensemble relativement courts. Il est tout à fait possible de papillonner d’une communication à l’autre, les résumés en fin de livre permettent de s’y retrouver facilement et chaque lecteur peut s’orienter en fonction de ses propres centres d’intérêt. Le second volume annoncé devrait rassembler des communications portant sur « le ruptures économiques, l’inventivité fiscale et les mutations sociétales », et sur les « exacerbations religieuses et les effervescences culturelles ». La conclusion générale qui devrait clôturer ces travaux promet d’être très intéressante.