Un bandeau l’annonce sur la couverture : Le Mouvement social fête ses cinquante ans. Cet anniversaire occupe cependant peu de place dans cette dernière livraison de la revue et ce n’est pas lui qui explique le choix de publier un numéro double ; ce sont « le temps soudainement accéléré des mobilisations de l’hiver, puis le temps brutalement suspendu de la pandémie de ce printemps » qui ont « malmené » la « programmation habituelle » de la revue.

Du rôle social des historiens

Dans ce numéro double, la rédaction a fait le choix de présenter de nombreuses contributions portant sur le rôle social de l’historien, question de plus en plus prégnante, en France, depuis les années 2000. Cette interrogation des historiens sur l’utilité de leur travail n’est certes pas neuve dans un pays où le goût de l’histoire a toujours été très présent, mais elle a pris une nouvelle acuité avec la multiplication des lois dites « mémorielles », l’interrogation de plus en plus pressante du passé colonial de la France par les descendants des populations colonisées et le succès des livres de Laurent Deutsch, Eric Zemmour ou Franck Ferrand, notamment, présentant une vision de l’histoire de France à la fois datée et pour le moins orientée. Face à ces différentes formes d’instrumentalisation de l’histoire, les historiens ont pu faire le constat de la très faible diffusion des acquis de la recherche dans le « grand public », de leur tout aussi faible présence dans les médias de masse et d’un recul des ventes des ouvrages de sciences humaines par comparaison avec le supposé âge d’or des années 1970. Soucieux de remédier à cette situation, autrement dit de répondre aux instrumentalisations de l’histoire, ils ont cherché à « prendre la parole » dans l’espace public en renouvelant les formes classiques de diffusion de savoir (livres, conférences), en publiant des romans, en s’essayant à de nouvelles formes d’écriture de l’histoire, en participant à la création de pièces de théâtre, en contribuant à la production de films en sortant du rôle classique de « conseiller historique », en s’efforçant d’être présents sur le web et en s’investissant dans les différentes formes de ce qu’il est convenu d’appeler l’histoire publique (traduction de l’anglais public history).

Faire de l’histoire « hors les murs »

C’est sur l’ensemble de ces expériences, dans le champ de l’histoire sociale, que portent les contributions réunies dans ce numéro double du Mouvement social. Celui-ci est ouvert par un long éditorial intitulé significativement « Les écritures alternatives : faire de l’histoire « hors les murs » ? ». Axelle Brodiez-Dolino et Emilien Ruiz y livrent une approche critique du contexte que je viens de décrire rapidement, notamment à propos de la crise de l’édition en sciences humaines : « Il faut toutefois prendre ce « discours de crise » avec précaution. D’abord, parce qu’une focalisation sur les seuls tirages et estimations du nombre de ventes des années 1970 laisse de côté d’autres indicateurs du dynamisme de l’édition en sciences humaines et sociales. […] Si les titres, individuellement, semblent moins se vendre, l’édition en SHS en général, et en histoire en particulier, ne se porte pas mal. […] Chaque livre se vend moins, mais de plus en plus de livres sont publiés. »1 Ils reprennent aussi à leur compte l’ « état des lieux » établi par Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau dans L’histoire comme émancipation2: « L’intérêt du public pour l’histoire ne se dément pas. Il tiendrait même une place nouvelle dans nos sociétés », l’histoire s’étant « massivement diffusée dans les pratiques populaires » – en témoignent « le succès des parcs à thème, des festivals et des fêtes historiques en tous genres, des jeux vidéo, des romans et des blogs d’histoire, des reconstitutions et des pièces de théâtre à caractère historique, ou encore la place de l’histoire sur les réseaux sociaux ; en passant par le Puy du Fou, « deuxième parc à thème le plus rentable après Disneyland Paris »3. Comme en témoigne ce dernier exemple, le succès public de l’histoire semble largement capté par des non-historiens, dont les biais idéologiques réactionnaires et nationalistes sont assez bien documentés. »4

Les 1001 territoires de l’historien

Une première partie de la revue traite des « incursions littéraires » avec trois contributions : une première de Sylvain Lesage évoque la « tentation de la bande dessinée », une seconde d’Odile Macchi les « enjeux de la valorisation artistique des travaux de recherches ; la troisième est une sorte de retour d’expérience de Sylvain Pattieu, à la fois historien universitaire et auteur de romans historiques. Dans une deuxième partie, intitulée « Explorations audiovisuelles », Marion Fontaine revient sur travail de co-auteur, et non conseillère, d’un documentaire historique « consacré au Service de surveillance du Bassin (SSB), en d’autres termes la police privée organisées sur « leur » territoire par les Houillères du Bassin du Nord-Pas-de-Calais (HBNPC) »5. Isabelle Backouche et Sarah Gensburger présentent l’application « passe-ici.fr », qu’elles ont créée, et l’intérêt d’une telle entreprise pour les historiens ainsi que ses enjeux : « ÇA S’EST PASSE ICI » ce sont des séries sonores immersives dans la ville qui racontent l’Histoire à l’endroit où elle a eu lieu, en explorant un quartier, une rue, un bâtiment et en donnant la parole – grâce aux archives – à ceux qui l’ont vécue. »6 Dans une troisième partie, deux articles abordent le thème des « expérimentations numériques ». L’un est consacré à l’écriture des blogs ou carnets de recherche. Il est l’œuvre Malika Rahal, co-animatrice du blog Textures du temps7. L’autre est une interview croisée d’animateurs ou responsables de revues en ligne créées entre 2007 et 2013. Il s’agit de Nicolas Delalande pour La Vie des idées8, d’Emmanuel Bellanger et Charlotte Worms pour Métropoliques9 et de Sébastien Poublanc pour Mondes sociaux10.

Enfin, une quatrième et dernière partie, intitulée « Innovations académiques ? », rassemble deux articles. Dans l’un, Antoine Prost dresse un premier bilan du centenaire de Grande Guerre et de ce qu’il nous apprend de la présence de la mémoire de ce conflit dans la société française, tandis que dans l’autre, Emilien Ruiz aborde de manière originale le « concept » d’histoire populaire et livre, notamment, une analyse détaillée des « histoires populaires » de Michelle Zancarini-Fournel et Gérard Noiriel qui sont par ailleurs l’objet d’un compte-rendu dans la dernière partie de ce numéro du Mouvement social11.

Ces nombreux articles sont en effet complétés par cinquante pages de notes de lecture qui portent classiquement sur des livres d’histoire en lien avec le thème de ce numéro spécial, mais aussi sur des romans ou des bandes dessinées12. Sylvie Thénaut, par exemple, revient sur le roman de Didier Daeninckx, Meurtres pour mémoires. Une enquête de l’inspecteur Cadin, paru chez Gallimard en 1983, pour montrer son importance dans l’irruption des massacres du 17 octobre 1961 dans les mémoires de la guerre d’Algérie.

Un combat nécessaire mais difficile

Dans le cadre de ce compte-rendu, il est difficile de restituer la richesse de chacune des contributions. L’ensemble permet de mesurer les apports et les limites des efforts accomplis par les historiens pour sortir des murs de l’Université et des centres de recherche, même si certaines initiatives, comme les festivals d’histoire ou la création de podcasts, par exemple « Paroles d’histoire » ou « Fréquence médiévale », ne sont pas prises en compte13. Au total, ces efforts peuvent aussi être vus comme la participation des historiens à la lutte contre la montée du populisme et, d’une certaine façon, pour leur propre survie et celle de l’histoire comme discipline scientifique. En effet, comme le note Antoine Prost dans son article sur le centenaire de la Grande Guerre, « Les historiens n’échappent pas à la contestation actuelle qui vise les experts, les techniciens, les « élites ». Sur le Net, on parle volontiers, pour les disqualifier d’histoire « officielle », la leur : ils y apparaissent en prétentieux donneurs de leçons qui compliquent inutilement les choses ; mieux vaut se passer d’eux. »14

1 p. 6-8.

2 DE COCK Laurence, LARRERE Mathile, MAZEAU Guillaume, L’histoire comme émancipation, Agone, 2019, 144 pages.

3 Ibid., p. 10-11.

4 p. 9.

5 p. 101.

11 ZANCARINI-FOURNEL Michelle, Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1865 à nos jours, Paris, La Découverte, « Zones », 2016, 995 pages ; NOIRIEL Gérard, Une Histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours, Agone, « Mémoires Sociales », 2018, 832 pages. Ces deux livre ont fait l’objet d’un compte-rendu dans la cliothèque : https://clio-cr.clionautes.org/les-luttes-et-les-reves-une-histoire-populaire-de-la-france-de-1865-a-nos-jours.html ; https://clio-cr.clionautes.org/une-histoire-populaire-de-la-france-de-la-guerre-de-cent-ans-a-nos-jours.html

12 La liste complète de ces notes de lecture est disponible sur le site de la revue : http://www.lemouvementsocial.net/articles/2019-4-l-histoire-sociale-autrement/

14 p. 180-181.