Régner et gouverner, Louis XIV et ses ministres, Thierry Sarmant et Mathieu Stoll, Perrin, 2010.

Après des études déjà anciennes sur les textes législatifs de l’administration et du Conseil du roi, les historiens se sont intéressé ces dernières années, à l’étude de la représentation de Louis XIV à Versailles, dans ses appartements, dans le choix des décors, de ses spectacles, à la diffusion des informations pour la communication royale ou encore à sa santé, s’interrogeant avec ces angles de vue sur la notion de pouvoir. L’accent fut mis sur l’exercice public du pouvoir royal. Le pouvoir était dans l’appareil visible autour de Louis XIV, une politique spectacle en quelque sorte. C’était une manière de sortir de l’héritage de Saint Simon et de la vision troisième république, sur l’absolutisme pyramidal et centralisé dans un pré-carré presque parfait. La prise de décision de celui qui gouverne avait, semble-t-il, quitté le centre du pouvoir.

Les pratiques de gouvernement

Le livre de Thierry Sarmant et de Mathieu Stoll recentre le propos avec rigueur : le roi gouverne en son cabinet, il y passe l’essentiel de son temps et il dirige véritablement la politique de son Etat. Le roi gouverne par lui-même mais ne gouverne pas seul. En quatre parties, l’ouvrage revisite les départements ministériels avec une carte des responsabilités très détaillées et une mise en perspective de l’évolution de leur cadre de mission politique. Suivent ensuite, l’action des ministres dans leurs bureaux, de leur administration puis vers les provinces (partagées entre des secrétariats d’Etat différents) pour finir avec une étude sur le rapport entre pouvoir et fortune des ministres.
Ce livre est écrit à quatre mains par deux chartistes qui parviennent grâce à une connaissance quasi-exhaustive des archives de l’Etat monarchique à donner un travail très novateur et de plus, agréable à lire. Ils réussissent ici, la synthèse d’un travail d’habilitation à diriger des recherches (HDR de Thierry Sarmant) et d’une thèse d’histoire (de Mathieu Stoll), issue d’un cercle de réflexion de jeunes historiens très productifs sur la matérialité du travail des cabinets ministériels, sa routine (p 15), les hiérarchies administratives mais aussi les relations sociales au sein des cabinets, des départements et jusqu’aux bureaux des commis. Cet ouvrage marque très nettement l’apparition d’un nouveau courant historiographique qui examine la pensée et l’action politique de Louis XIV en renouvelant totalement notre compréhension des pratiques de gouvernement, créant en cela une histoire sociale de la haute administration.

Ce qui est toujours réjouissant dans un ouvrage, c’est la forte remise en cause de la vulgate: d’abord le gouvernement de Louis XIV n’est pas aussi stable qu’il y paraît, les changements sont cependant plus circonstanciels qu’institutionnels. L’ouvrage étend la connaissance de ces pratiques de gouvernement à des périodes délaissées que sont les vingt dernières années du règne, comme si jusque là, pour les historiens, après Colbert mais surtout après Louvois, il n’y avait rien eu. Ainsi le tournant du règne serait moins la prise du pouvoir de 1661 que la rupture forte de 1691 qui met un terme « au temps des grands ministres » (qui se poursuivait depuis un siècle). Les ministres tenaient tête au roi, anticipaient ses réactions et faisaient tout pour lui imposer leur avis. On perçoit presque un soulagement du roi dans cette fin de guérilla entre les Colbert et les Louvois, soulagement d’un roi qui n’a pas su brider ses ministres, qui ne parvenait plus à s’imposer à eux (p 103).

En 1691, la situation profite à Pontchartrain à qui le roi confie la tâche d’architecte de la culture administrative. Le roi s’implique alors quotidiennement dans la prise de décision. Il impose « la liasse » dans le travail en tête à tête avec les ministres et les secrétaires d’Etat. Il travaille avec les ministres porphyrogénètes (nés dans la pourpre – Saint-Simon) qui lui assurent par leur formation, par la culture de gouvernement qu’ils ont acquise aux affaires, une grande efficacité. Chamillart est le seul ministre extérieur à la classe gouvernementale que le roi imposa pendant une dizaine d’années. Aucun de ses ministres ne cherche désormais à infléchir une décision du roi. Le roi gouverne par lui-même.

« Rien sans conseil » ?

Le roi tient conseil quotidiennement. L’exercice privé du pouvoir s’effectue dans ce gouvernement par conseil, ce qui minore le gouvernement personnel évoqué depuis 1661. Les conseils de gouvernement (Conseil d’en-Haut, Conseil royal des finances et Conseil des dépêches qui se tiennent au Cabinet du roi) diffèrent des Conseils de justice ou d’administration (élargi à une trentaine de participants). Les Conseils de gouvernement sont le lieu secret de la circulation de l’information, des nominations, des délibérations. Le rythme hebdomadaire de ces Conseils cadence le travail des ministres et des secrétariats.
Ainsi, le roi a le pouvoir politique mais il compose avant d’imposer. Son travail est ici, décodé avec méthode et une extrême finesse pour comprendre les sens des apostilles royales sur les mémoires, pour établir le schéma de la décision, la pratique de la liasse l’après-dînée qui serait décisive face au Conseil (Saint-Simon). En fait, le travail du roi est multiple, comprenant de larges consultations, la réunion des conseils, des entretiens en tête à tête, des séances de travail sur dossier. Le roi se fait lire les dossiers comme ce jour de mars 1691 où Louvois « a été quatre heures à lire au roi assez vite », une dépêche de 147 pages. Apparaît ainsi dans le secret des cabinet, un roi de plume à la formidable mémoire.
Où est le centre d’impulsion des décisions? Le Conseil de Conscience est permanent mais réduit. Toutefois la Révocation fut l’occasion d’une large consultation. Après 1691, le Conseil du roi conserve une place centrale mais le secrétaire d’État de la guerre n’y siégeant plus, le roi prend des décisions militaires en dehors du conseil, dans un cadre informel de discussions à tête à tête ou par des correspondances avec les généraux. Il devient alors pleinement le chef de ses armées. En revanche, les Affaires étrangères comme les Finances restent débattues en Conseil.
De même, on a trop vite oublié la complexité du rapport entre l’administration provinciale et l’administration royale. Les secrétaires d’État ont autorité sur certaines provinces, sans que cela réponde à une certaine logique. Ainsi le département de la Maison du roi a un pouvoir croissant ayant autorité sur Paris et sur les provinces du centre de la France. Le secrétariat d’État à la RPR administre les provinces dites « protestantes », les Affaires Étrangères n’avaient que la Bretagne, la Brie, la Champagne et les trois Évêchés. Mais le secrétariat de la guerre a autorité par moment sur les endroits où sont stationnées ses troupes….Vivement l’arrivée du ministère de l’Intérieur assura la subordination des départements sous la férule des préfets !
L’ouvrage consacre l’effacement sur la longue durée de la Chancellerie et de la Surintendance. Il renverse surtout l’idée communément admise de la prépondérance du Contrôle Général en revalorisant l’importance des départements ministériels de la Guerre, de la Marine, de la Maison du roi. Dans l’affrontement qui a duré plus de vingt ans entre Colbert et Louvois, le rattachement -de nos jours, on dirait le cumul de mandat- d’un secrétariat d’Etat ou d’une province à tel ou tel individu déterminait une période prépondérance et de faveur extrême. Ainsi, la Marine qui échappe à Louvois pourtant en charge de la Guerre au profit du Contrôleur général. La redistribution des départements continue sous Pontchartrain qui concentre Finances et Marine, puis sous Chamillart dirigeant Guerre et Finances. Mais le principe de l’autonomie d’un ministère qui gère à la fois ses recettes et ses dépenses n’est pas à l’ordre du jour. Le roi est l’arbitre, il est son propre premier ministre pris dans la gestion quotidienne d’une multitude d’affaires. Personne alors ne se pose la question, non résolue de nos jours, de la responsabilité politique du ministre.
Les Auteurs nuancent le schéma montrant la transition d’un État de Justice à un État de finance au XVIIe siècle. Cet État deviendrait un État administratif (Finances, Guerre, Marine, Justice) tendant à un État bureaucratique civil et militaire promis à un bel avenir, au moins jusqu’au premier empire. La fonction n’est plus définie par la personnalité de l’homme qui l’occupe mais s’institutionnalise. Naît donc une culture administrative avec transmission des papiers, les codes et les usages des billets, des minutes, des placets, la tenue des cahiers des expéditions. Dans ce royaume de papier (p 355) où régneront bientôt les Archivistes, naît un style administratif. On assiste à la mutation d’une culture du service du roi vers une culture de la fonction, de fonctionnaire par la spécialisation des tâches qui se mettra en place seulement au XXe siècle.
Il resterait à parler de la passionnante partie consacrée à l’aspect d’ascension sociale, de fortune et de stratégies d’investissement des familles de ministres, du règne de la vile bourgeoisie au sein de l’État.
A l’examen précis de l’action quotidienne du roi, des ministres d’État (sans ministère), des Conseillers du roi, des secrétaires d’État, de la haute administration, la théorie politique de la monarchie absolue est à la fois plus juste, plus étayée mais plus ample grâce à cette histoire des pratiques de gouvernement.
Devant la richesse de cet ouvrage, de ses analyses constructives, il parait évident qu’il est déjà un ouvrage de référence pour la connaissance du fonctionnement de l’État, de la science du politique et de la haute administration. Ce livre ouvre un nouvel âge de l’histoire de l’État.
Le lecteur et l’historien auraient beaucoup gagné à avoir des notes en bas de page pour identifier précisément les si nombreuses références. Mais les éditeurs, qui ne semblent pas admettre que ces beaux ouvrages sont également des outils de travail, font disparaître ainsi la précision et la rigueur dont ont fait preuve les auteurs.

Pascale Mormiche