Le roi stratège se distingue du roi de guerre puisque son objectif principal n’est pas la représentation du roi guerrier ni la légitimation militaire du pouvoir royal mais le fonctionnement effectif et quotidien de la direction de la guerre. Cet ouvrage occupe une place importante dans une histoire militaire renouvelée par l’étude politique, y inscrivant une réflexion large des enjeux stratégiques associés aux problèmes administratifs, politiques et sociaux. Quelle part prend le roi dans les décisions stratégiques et dans les opérations militaires?

Qui dirige la guerre, les cabinets ou le commandement sur le terrain ?

Le fait que le roi apparaisse moins à la tête de ses armées sur le champ de bataille a été interprété comme la naissance d’une « stratégie de cabinet », renforçant en quelque sorte l’absolutisme militaire entre peu de mains, celles du roi et celles des secrétaires d’État de la guerre (Saint Simon). La « stratégie de cabinet » évoque la coupure entre le terrain des combats et le lieu de la décision, phénomène qui interroge tous les militaires, même dans les écoles de guerre actuelles. Elle fut jugée puis critiquée à l’aulne des défaites de la fin du règne alors qu’elle doit son existence à l’organisation entre Louis XIII et Richelieu (David Parrott, 2001). Son interprétation oppose encore les théoriciens de la Guerre au Grand Siècle, Guy Rowlands contre John A. Lynn (1997- 2010).

Cette «stratégie de cabinet » est examinée en détail par Jean-Philippe Cénat qui, analysant les archives du secrétariat de la Guerre, les courriers des ministres, des généraux et du roi, observe le cheminement de la prise de décision et la transmission des ordres des opérations militaires. L’originalité supplémentaire de l’ouvrage est de porter également son analyse sur la Marine, revalorisant ainsi l’intérêt que Louis XIV et ses ministres ont porté à la Royale.

Jean-Philippe Cénat connaît bien les arcanes de la guerre car il a fréquenté pendant sa thèse le marquis de Chamlay (2006), protagoniste dont il a montré l’intelligence dans l’élaboration des plans des opérations, dans la gestion des contraintes sur le terrain (envoi de cartes) et l’importance de la réception de ses avis par Louvois après 1672 pour orienter la prise de décision de Louis XIV, Louvois émergeant avec Chamlay. L’A. élargit ici son point de vue en faisant comparaître ensemble tous les acteurs qui ont contribué à la direction de la guerre pendant cinquante ans.

Son livre se décline en trois parties : d’abord un état des lieux des hommes de guerre, le roi, les princes, puis l’administration de la Guerre avec les réseaux Le Tellier contre Colbert, et enfin les généraux et amiraux. Pour être ministre de la Guerre ou de la Marine faut-il être un stratège ou un administrateur ? A l’origine du département de la Guerre, se trouve des dynasties de ministres. De 1643 à 1701, c’est d’abord la famille Le Tellier avec la figure marquante de Louvois mais aussi de Barbezieux. La révolution de cabinet fut la nomination de Chamillart puis sa démission en 1708. La Marine est entre les mains des Colbert pendant une vingtaine d’années puis des Phélypeaux. L’évolution du début du XVIIIe siècle fait que les postés-clés ne sont plus trustés par des clients mais remplacés au fur et à mesure des départs, ce qui marque le début de la professionnalisation de l’administration de la guerre et de la marine.
De même, dans le corps des généraux, Louvois instaure en 1675 le tableau d’avancement pour la nomination aux grades, révolutionnant par là même l’ordre de prééminence des maréchaux face aux lieutenants généraux balançant entre ancienneté dans le grade, ancienneté dans le service et commandement effectif d’armées. Cela permit au roi et son administration de mieux gérer son corps d’officiers supérieurs. Dans la Marine, les rivalités entre les rôles et les nominations persistent. Le nombre des chefs d’escadre ne cesse d’augmenter (70 vers 1715) alimenté par les amiraux issus de la guerre de course, qui rejoignent les officiers généraux n’ayant qu’une faible expérience de commandement en mer.

Ordres ou conseils ?

Dans une deuxième partie, la chronologique des guerres est convoquée pour mettre l’accent sur l’émergence de la « stratégie de cabinet » en fonction des secrétaires d’Etat. Le Conseil d’en Haut quand il traite de stratégie ou de diplomatie s’élargit après 1661 à des généraux comme Turenne, Plessis-Praslin, Villeroy et plus tard Condé. Le secrétaire d’Etat de la guerre ne peut s’imposer tant qu’il ne parvient pas à maîtriser l’approvisionnement de l’armée sur plusieurs fronts. Le Tellier puis Louvois, gestionnaire hors pair, s’impose alors aux généraux et notamment à Turenne, allant même jusqu’à orienter la direction des opérations. Turenne résista tant qu’il put par «une désobéissance utile ». Cette opposition de caractère et d’interprétation des ordres détermine l’orientation de la direction centrale de la Guerre. Le degré d’autonomie des généraux et amiraux dans la conduite des opérations diminue en même temps qu’augmente la consultation préalable de leurs avis pour orienter une stratégie. Ceci remet en cause la notion de stratégie venant uniquement du cabinet de la Guerre. De surcroît, le roi n’est pas directif en permanence, il l’est lorsqu’il donne des ordres mais il peut aussi donner des conseils, que peuvent interpréter librement ses généraux. Les marges de manœuvre dépendent des types de combat. Pendant la guerre de siège, les militaires se sont résignés à n’être que des exécutants de la logistique et de la coordination des forces décidées par le secrétaire d’Etat. La Marine, quant à elle, adopte à cette période une stratégie défensive qui lui permet de gagner du temps pour se structurer et déterminer une vision stratégique qui, cependant, lui manqua longtemps.
La période des années 1680 se caractérise par une politique de coups de force qui marque en Europe la stratégie française (mise au pas des Pays-Bas espagnols, bombardement d’intimidation en Méditerranée, en Algérie, à Gênes) allant jusqu’aux ravages du Palatinat. Se posa alors la question de l’efficacité de telles destructions, sur le plan militaire, social, diplomatique et de la renommée royale. La décennie 1690 marque un fléchissement après ces excès, fléchissement qui s’accompagne la succession de Louvois. La direction de la Guerre est plus collégiale, concertée, en même temps qu’elle offre après 1692, des parcelles d’autonomie sur les fronts lointains (et jugés secondaires) ou aux marins de la guerre de course. Il est vrai que l’éloignement et les difficultés de communication en mer interdisent un contrôle strict des opérations maritimes comme le montre l’échec de La Hougue. L’A. oppose l’attitude offensive des généraux de l’armée de terre surtout sous Turenne ou Condé, qui doit être contrôlée par le ministre tandis que la Marine, à qui le cabinet demande des missions plus offensives, se limite à assurer le gain de batailles et non le contrôle des mers.

Défendre un territoire ou contrôler l’Europe ?

La troisième partie traite de l’évolution des grands principes stratégiques de la guerre limités par des contraintes financières et logistiques. Le « bon » général est-il celui qui donne des ordres menant à la victoire ou celui qui a préparé en aval l’approvisionnement des hommes et du matériel rendant possible la victoire ? La Marine, après sa période de refondation, fut-elle sacrifiée car elle demandait des infrastructures et des investissements énormes à long terme pour un autofinancement impossible (peu de pillages, pas de prélèvement en terrain conquis)? Les choix budgétaires auraient alors orienté la politique maritime française.
Tout le monde connaît le principe du pré-carré et sa constitution par la guerre. J-Ph. Cénat remet en cause ce concept établi a posteriori au travers d’une lettre de Vauban. Il montre que les contraintes matérielles tinrent longtemps lieu de stratégies militaires. Puis l’A. transpose au XVIIe siècle la notion contemporaine de géostratégie, faisant une lecture fructueuse des idées stratégiques de Louis XIV, ce qui est totalement neuf. Il montre à partir du nombre des rapports militaires effectivement adressés au roi, que celui-ci a établi des priorités dans l’ouverture des fronts (145 rapports sur les Pays-Bas sur 358). La géographie détermine l’affrontement avec l’Empire, la ligne du Rhin (comme au temps de César) et la barrière des Alpes s’affirment comme une réalité pour borner le territoire. Puis le constat de la difficulté géographique à défendre deux frontières maritimes se transforme en désaffection pour l’expansion maritime voire coloniale qui apparaît comme un luxe dont le royaume peut se passer.
Louis XIV a pour idée constante, son principal devoir de roi de France, à savoir défendre son royaume. Il reprend à son compte la politique traditionnelle de la France qui est de briser son encerclement par les Habsbourg mais la modifie en organisant l’équilibre européen au profit du royaume de France.
Dans son métier de roi, Louis XIV doit également faire preuve de prudence et de discernement dans l’emploi de ses sujets à la guerre. C’est pourquoi, il s’efforce d’établir une stratégie rationnelle, utilisant la science nouvelle des techniques militaires (géographie, plan, météorologie, balistique, artillerie…) forgeant ainsi une science de la guerre. La maîtrise des risques associée à la guerre de cabinet veulent réduire l’initiative des généraux et les aléas de la guerre.

L’apport de l’auteur est considérable sur plusieurs points :

– Le renversement conceptuel sur le cœur de l’Etat, qui n’est pas le Contrôle général, qui aurait lui-même remplacé la Chancellerie au passage de l’époque moderne. Le cœur de l’Etat est le département de la Guerre et celui de la Marine qui est servi par l’ordonnateur des moyens : le Contrôle général des finances.

– L’intérêt fort de Louis XIV pour la Marine, suscité et orienté au début des années 1660 par les dévots et les chevaliers de Malte qui veulent que le roi Chrétien combatte les musulmans en Méditerranée puis, que Louis XIV a entretenu pour assurer la prééminence maritime française en Europe.

– La stratégie et la géopolitique de Louis XIV que l’auteur explique avec brio, montrant qu’elles furent pragmatiques et négociées selon les circonstances et les hommes plutôt qu’érigées en principes absolus. Il voulut lutter contre les revers de la Fortune, en abandonnant l’incertitude des batailles pour donner la priorité à la poliorcétique (guerre des sièges) dont l’issue est quasiment certaine. En cela, il quitta le camp des chefs de guerre antérieurs au XVIIe siècle pour rentrer dans la maîtrise de la stratégie rationnelle. Cependant, de plus en plus campé à Versailles, il confia la tactique au quotidien et la prise de décision immédiate aux commandants sur le terrain. Par son implication journalière, par la multiplicité de ses sources d’information, par l’évolution de ses conceptions militaires et stratégiques, il fut le véritable chef de l’état major des armées françaises.
Au final, on a là un livre très riche, ouvrant de nombreuses pistes de réflexion sur les moyens de la guerre, sur l’élaboration de la stratégie militaire, un ouvrage qui entre dans le courant de recherche sur le politique qui s’affirme en France partant de la routine du ministère de la guerre vers la fabrication rationnelle de l’acte de gouverner. Ce livre marque également la renaissance de la recherche française avec une histoire militaire « globale » longtemps alimentée uniquement sur les riches travaux historiques anglo-saxons.
Une remarque sur la terminologie cependant, l’auteur utilise souvent le terme de Cour pour parler du pouvoir politique central, ce qui me semble être un abus de langage facile à amender.

Pascale Mormiche