De René Vautier, mort il y a deux mois, en janvier 2015, on connaît surtout le célébrissime Avoir Vingt Ans dans les Aurès (1972, 102′). Et dès que l’on a mis la main sur le coffret édité par la coopérative Les Mutins de Pangée (2014), on ne peut s’empêcher de se précipiter dessus : c’est bien évidemment ce que j’ai fait, d’autant que le film est présent ici en version restaurée, telle qu’elle est sortie en salle en 2012. Avoir Vingt Ans a en outre fait l’objet d’un site Internet (http://www.avoir20ansdanslesaures.net/wp/), et Bruno Modica en a fait le compte rendu (janvier 2014) : http://www.cinehig.clionautes.org/spip.php?article518#.VPoo32ZipZc : cela faisait beaucoup pour que j’ajoute ma graine. Je le ferai toutefois, mais à la lumière des nombreux autres films que contient le coffret (525′, sans compter les 98′ de compléments sous forme d’entretiens), qui concernent principalement l’Algérie telle que l’a connue René Vautier, et permettent de retracer une grande partie de son parcours avec ce qui apparaît comme l’un de ses fils directeurs.
Le coffret permet de voir René Vautier comme acteur direct du conflit colonial, notamment avec Algérie en flammes (22′, 1958), au cours du tournage duquel il est blessé à trois reprises : aux prises directes avec l’action du FLN, il filme les soldats français qui le visent et atteignent sa caméra, dont un morceau reste incrusté dans son crâne. Au-delà de cette anecdote spectaculaire, mais qui indique assez le degré d’implication et les risques assumés par le cinéaste (qui a dû faire sien le principe de Robert Capa : si une photographie est mauvaise, c’est qu’on n’est pas assez près de son sujet), le film, tourné en 1957-1958, cherche à montrer la proximité entre la rébellion armée et la population algérienne, dont l’effort commun ne peut que parvenir à l’indépendance. Le parallèle avec la lutte de la Résistance française est très prégnant. En plus de sa propre expérience de combattant au sein d’un réseau, on sent quelles sont les sources d’inspiration de René Vautier : le déraillement d’un train militaire évoque immanquablement La Bataille du rail de René Clément (1946). À ce détail près que l’occupant dénoncé par le film a changé en l’espace d’une dizaine d’années…
On retrouve René Vautier comme cinéaste engagé aux côtés de la jeune République socialiste. Venant de créer le Centre audiovisuel d’Alger, il réalise notamment Peuple en marche (50′, 1963), qui montre les difficultés du pays qui vient d’arracher son indépendance, notamment au regard des défis de sa reconstruction et de son développement économique et social. Tournée vers son ancienne métropole et avec un très faible encadrement, l’Algérie doit accomplir une formidable mutation. L’heure du pouvoir autoritaire des militaires n’est pas encore venue, et on ne voit pas que René Vautier l’ait pressentie, porté par l’enthousiasme des premières années de liberté et de la tâche à laquelle il se consacre. Il s’agit véritablement de la naissance d’une nation, pour reprendre le titre de l’un des films de D. W. Griffith (The Birth of a Nation, 1915).
Revenu en France en 1966, tout en s’intéressant à d’autres thèmes, le militant reste fixé sur son sujet de prédilection, mais il réoriente son regard en cherchant à prendre du recul et à considérer les deux côtés de la Méditerranée. René Vautier devient une sorte de mémorialiste (si ce terme peut s’appliquer au cinéma, mais pourquoi pas, après tout), qui ne se cantonne pas à un rôle de contemplatif, mais un observateur soucieux de comprendre et de rendre compte de la façon dont la guerre de décolonisation est devenu un enjeu aussi bien en France qu’en Algérie.
Il recueille ainsi des heures de témoignages, et travaille notamment sur la façon dont l’Histoire de la guerre d’Algérie se construit alors, que ce soit pour la résurgence de la torture (À propos de… l’autre détail, 1988), sans oublier l’immigration algérienne (avec les deux fictions Les Ajoncs, et Les Trois Cousins, 1970). En 1985, René Vautier reprend l’un de ses premiers flms, Une Nation : l’Algérie (1955) — malheureusement absent du coffret — et cherche à comprendre les causes du nationalisme algérien et de la dérive vers le guerre d’indépendance. Cela donnera notamment Déjà le sang de mai ensemençait novembre (61′), en 1985. La même année, il analyse également le rôle des films sur le conflit (Guerre aux images en Algérie, 73′), y compris les images que René Vautier a lui-même tournées. Les 15 minutes de Techniquement si simple (1971) sont, à ce titre, d’une efficacité terrifiante. On assiste au monologue d’un personnage d’une extrême banalité ; toutes proportions gardées, tant dans les faits que dans la dimension et les responsabilités du personnage, on ne peut s’empêcher de considérer ce témoignage comme un autre rapport sur la banalité du mal. Ancien appelé du contingent filmé chez lui, celui-ci raconte d’une façon très détachée ce qu’il faisait, à savoir poser des mines, sans jamais s’interroger sur les répercussions de ses actes : il obéït. Vautier le filme en noir et blanc, ce qui renforce encore la distanciation du propos de son interlocuteur et de ce qui a été commis. Le ton de la relation m’a rappelé l’aimable conversation entre Marcel Ophüls et Christian de la Mazière (ou plutôt Christian Lamazière), dans Le Chagrin et la pitié (1971, étonnamment), sans l’attitude mondaine de celui-ci, mais avec une certaine désinvolture dans l’irresponsabilité. Confronté en effet à des enfants mutilés par son partenaire algérien d’alors, l’ancien appelé s’étonne même avec véhémence de l’absence de courtoisie et de tact de son camarade, réaction tout à fait symptomatique de la profonde méconnaissance de l’Algérie par les Français qui y furent précipités, et de l’inconséquence des actes commis en toute légalité.
Des enfants, il en est encore question dans J’ai huit ans (1961), très court métrage dans lequel René Vautier montre le traumatisme de la guerre chez de très jeunes réfugiés algériens, orphelins, en Tunisie, dont la naïveté des dessins ne cherche pas à camoufler la douleur physique et psychologique, notamment celle de l’arrachement au pays.
Le coffret n’est cependant pas complet. On regrette notamment de n’avoir pas Une Nation : l’Algérie (1955), qui est probablement le premier film sur la guerre d’indépendance, qui éclate au moment où René Vautier termine son travail préparatoire à partir de documents d’archives et notamment de textes des généraux qui ont fait la conquête du pays. Mais il en est d’autres, qu’il a réalisé seul ou en collaboration avec des partenaires, ou auxquels il a beaucoup contribué : Ahmed et Jeïda, 1960-1961, L’Aube des damnés, dont il confie la réalisation à Ahmed Rachedi, ou La Nuit du dernier recours (1984), à partir de témoignages français et algériens sur l’insurrection de la Toussaint rouge.
On regrette plus encore les kilomètres de pellicules qui ont été saccagés en 1984, sur lesquelles René Vautier avait filmé entre 1980 et 1985 des entretiens, notamment avec des protagonistes importants de cette guerre (Massu, Germaine Tillon, Paul Teitgen, Argoud, de Bollardière, etc.) mais aussi des anonymes. Initialement intitulé Des Images pour écrire l’Histoire, le film a fait l’objet d’un montage qui a été produit en 1985 devant la 17e Chambre correctionnelle de Paris, en soutien au Canard enchaîné et Libération poursuivis pour diffamation par J.-M. Le Pen, accusé de tortures en Algérie. Seul ce montage a pu réchapper des cisailles, dont on a une synthèse, À propos de… l’autre détail (1988, 45′), consacrée au lieutenant tortionnaire, avec des analyses de Paul Teitgen et de Pierre Vidal-Naquet. On a là une réflexion sur les conséquences des lois d’amnistie sur l’écriture de l’Histoire, menée également par Henri Alleg.
Enfin, on peut s’étonner de films qui n’ont pas de liens directs avec l’Algérie, même si ce pays a été un refuge pour nombre de révolutionnaires du Tiers-Monde (comme le montre Alger : Révolution africaine, 2014, entretien entre René Vautier et l’historien Jacques Choukroun, 12′) : Le Glas (1964, 5′), sur la pendaison de trois activistes en Rhodésie du Sud (actuel Zimbabwe), ou Frontline (1976, 74′), film contre l’Apartheid en Afrique du Sud. Mais il s’agit là encore de luttes de libération.
Au total, malgré ses manques inévitables, l’intérêt du coffret est de restituer une certaine cohérence dans l’œuvre de René Vautier, en nous donnant un important (et très apprécié) aperçu de son travail sur l’Algérie. Il s’agit bien sûr de films militants (René Vautier conçoit son cinéma comme une arme de combat, qui doit « refléter les choses sous-jacentes à la réalité » filmée), mais c’est d’abord le regard plus complexe d’un cinéaste qui s’étale et évolue sur une cinquantaine d’années, tout en interrogeant les deux rives méditerranéennes. L’enseignant y trouvera ainsi matière à travailler tant sur la colonisation que la décolonisation et sur les lendemains difficiles de l’indépendance algérienne.
La question peut être posée de savoir sur quoi repose l’intérêt ou plutôt la passion que nourrit René Vautier pour l’Algérie. Ce serait oublier les jeunes années de ce fils d’un ouvrier et d’une institutrice, qui entre en Résistance à Quimper, d’abord par la poésie puis dans l’action directe : sa lutte pour l’indépendance et contre un occupant y trouve des racines directes. Ce serait aussi oublier ses premiers travaux à l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC, 1946-1948), sur les manifestations contre le racisme, et surtout son premier film, Afrique 50 (1950), ouvertement anticolonialiste, alors qu’il est, à l’origine, une commande de la Ligue française de l’enseignement sur la mission éducative de la France en AOF. Il poursuit dans la même veine, avec Terre tunisienne (1951), qui lui vaut d’être expulsé du protectorat encore français. Très tôt, René Vautier est ce qu’il est convenu d’appeler un cinéaste « engagé », l’adjectif ne rendant compte que très faiblement des risques qu’il a pu prendre, loin des tables de montage et des tapis rouges.
Son expérience directe de la guerre d’Algérie, ses documentaires, sa collecte de témoignages, d’archives, ses lectures (notamment le livre de Noël Favrelière, Le Désert à l’aube, 1960, qui inspire le personnage de Nono), trouvent un point d’aboutissement provisoire avec Avoir Vingt Ans dans les Aurès, film de fiction qui lui permettra d’obtenir une grande reconnaissance avec le prix de la critique internationale qu’il reçoit à Cannes (1972). Une sorte de synthèse provisoire, qui se prolonge jusque dans les derniers mois de la vie de René Vautier, dont l’œuvre à elle-même semble contredire l’idée selon laquelle la guerre en Algérie n’a pas été l’objet de nombreux films : si cela est vrai de la fiction, le travail documentaire a été important, même si sa diffusion a été difficile. C’est un autre mérite de ce coffret que de nous le montrer.
Frédéric Stévenot