C’est toujours avec beaucoup d’intérêt que l’on découvre un ouvrage rédigé par un Clionaute, surtout lorsqu’il s’agit d’un tout jeune collègue qui affiche clairement sa passion pour la discipline qu’il enseigne. Cela n’est pas aussi évident ni aussi fréquent d’ailleurs que ce que l’on peut imaginer.

Pour ce qui concerne le travail de Mehdi Benchabane, il s’agit d’une recherche historiographique qui associe des travaux d’islamologues comme Bruno Étienne, d’historiens de la conquête coloniale comme Charles André Julien et des ouvrages plus anciens, qui ont servi de premières sources, lorsque la résistance de l’émir à la colonisation française a commencé à être connue en dehors de l’Algérie.

L’émir Abdelkader est né dans l’ouest algérien et il est issu d’une famille de chefs de tribus affiliées à une confrérie soufie. Contrairement à ce que la geste coloniale a pu développer comme arguments, le territoire de l’Algérie ottomane n’était pas dénué de structures éducatives, et le jeune Abdelkader a été formé à la Guetna, une structure d’enseignement des sciences religieuses, du droit, mais aussi les œuvres philosophiques de Platon, Pythagore et d’Aristote.

Lors du pèlerinage à la Mecque à l’âge de 17 ans, il traverse l’Égypte qui est en cours de modernisation sous la direction de Mehmet Ali, et tout en recevant une éducation militaire, il devient 20 ans enseignant en sciences islamiques et ce jusqu’au bouleversement qu’entraîne le débarquement français en juin 1830. Devant la débandade des troupes ottomanes, le père d’Abdelkader envoie son fils rallier les tribus à la résistance contre l’invasion en demandant également le soutien du sultan du Maroc. La première attaque menée par le père d’Abdelkader, Sidi Muhyidin, a lieu le 17 avril 1832 contre une centaine de soldats français en mission de reconnaissance. Le 25 novembre de la même année, à l’âge de 24 ans Abdelkader reçoit l’allégeance et une reconnaissance de sa souveraineté par trois tribus et adopte le titre d’émir, pas celui du sultan en signe de respect par rapport au souverain du Maroc voisin.

Dans cet ouvrage l’auteur cherche à montrer le cheminement qui conduit un tout jeune homme à voir au-delà de la confrontation militaire de base face à la présence d’étrangers sur le territoire de sa tribu, un conflit global ouvert s’appuyant sur une opposition à la fois culturelle et religieuse.

L’Émir Abdelkader, un chef de guerre

En quelques mois le jeune chef de guerre parvient à rallier 10 000 cavaliers équipés, une force extrêmement mobile, se comporte clairement comme un chef d’État conduisant une guerre, en s’assurant le contrôle de zones agricoles pour nourrir ses chevaux, en entretenant des échanges avec le Maroc pour accéder à des armes et à des munitions et cherche à bloquer les voies de communication d’Oran et de Mostaganem c’est-à-dire les lignes d’approvisionnement de l’armée coloniale. La tactique sur le terrain est celle du harcèlement, facilité par la domination d’une cavalerie efficace.

Dans le même temps, l’émir combat les tribus qui contestent son autorité, et organise un État efficace en s’éloignant du littoral à Tagdemt, pour contraindre l’armée coloniale a de longs déplacements. Jusqu’en 1836 l’émir Abdelkader constitue les bases d’un véritable État, organisé, et qui inflige des coups très durs à l’armée coloniale, comme le 28 juin 1835. Devant cette armée mobile, les forces françaises ont du mal à stabiliser la soumission des tribus qui se rallient par crainte avant de se retourner en faveur d’Abdelkader.

Et un homme d’État

Mehdi Benchabane dans son chapitre sur le temps des traités montre que le chef de guerre suivait une éthique musulmane qui n’avait d’ailleurs absolument rien à voir avec le djihad contemporain conduit par l’État islamique. Bien au contraire, l’émir Abdelkader s’oppose à tout mauvais traitement aux prisonniers et, même s’il est un croyant fervent, il s’inscrit dans son époque et, conscient de la supériorité technique de l’Occident, il s’en inspire pour construire son État. En 1837 sa position est favorable, ce qui conduit les Français à accepter de traiter avec lui, le 30 mai 1837 sur les abords de l’oued Tafna. Pour les coloniaux français, le traité est une avance faite à l’émir afin de réorganiser et relancer offensive coloniale, mais cela permet également à Abdelkader de soumettre certaines tribus qui refusaient son autorité et tout particulièrement sa volonté de constituer un État moderne. Le traité est remis en cause en octobre 1839 et le 20 novembre Abdelkader lance une offensive sur la Mitidja en surprenant les 20 000 soldats français qui y étaient regroupés.

À partir de là, l’opposition devient beaucoup plus âpre, les troupes coloniales se laissent moins surprendre et le maréchal Bugeaud devenu gouverneur général de l’Algérie lance une grande offensive en cherchant à bloquer les accès des cavaliers d’Abdelkader à la frontière marocaine. Face aux 20 000 cavaliers de l’émir Abdelkader, le maréchal Bugeaud dispose de plus de 106 000 hommes, la tactique qui est choisie est celle des colonnes infernales, qui consiste à tout détruire sur son passage, afin de soumettre les populations en les privant de ressources. Quelques décennies plus tard, les nordistes pratiqueront ainsi lors de la Guerre de Sécession.

Face à la perte des villes qui lui servaient de point d’appui, Abdelkader s’adapte avec une capitale mobile, la smala, à la recherche de pâturages pour ses chevaux et d’un refuge vers le Sahara si la position devient difficile à défendre. Le 16 mai 1843 pourtant, Henri d’Orléans, duc d’Aumale, découvre cette capitale mobile de 60 000 personnes et parvient à la traverser. Abdelkader s’adapte encore une fois avec une Daira, une smala miniature, essaie de trouver des soutiens au Maroc, mais le 16 août 1844 les forces coloniales infligent au sultan une défaite cinglante, lors de la bataille de l’Isly.

Pourtant l’émir parvient toujours infliger des coups très durs à l’armée coloniale, comme lors de la bataille de Sidi Brahim, et il reprend même provisoirement le contrôle de la Tafna. Il essaye de mobiliser les tribus kabyles mais celles-ci sont de plus en plus rétives, surtout que le sultan du Maroc décide de se tourner contre lui et, cerné de toutes parts, Abdelkader décide de se rendre le 23 décembre 1847 en refusant de se jeter sur les troupes coloniales, pour éviter un suicide collectif. Le général Lamoricière s’engage à lui permettre l’exil vers Alexandrie ou Saint-Jean-d’Acre, une promesse qui ne sera pas tenue jusqu’à l’arrivée de Napoléon III au pouvoir et le départ à Damas, où il finira ses jours.

Il fera preuve de magnanimité à l’égard des chrétiens en les protégeant personnellement lors des émeutes de Damas contre la minorité chrétienne en 1860.

Pour compléter cette étude que Mehdi Benchabane présente avec beaucoup de modestie comme un travail de vulgarisation, on pourra lire avec profit cette présentation par Benjamin Stora.

Le 25 mai 1883, Abdel el-Kader meurt dans sa résidence de Doumar, située à quatre kilomètres à l’est de Damas. Il est inhumé à côté de son maître spirituel, Ibn Arabi. Le 4 juillet 1966, les restes de l’Emir Abdel el-Kader sont rapatriés en Algérie. Ce transfert peu après l’indépendance –il est enterré dans le cimetière d’El Alya à Alger – témoigne de la volonté d’offrir à l’Émir une forte dimension nationale et historique.

Bruno Modica