Bruno Modica est chargé de cours en relations internationales, chargé de formation au CNED de Lille. Prépa ENA – EMIA

Lez rôle des services secrets dans l’histoire a souvent été considéré avec une certaine condescendance par les historiens universitaires. Depuis l’école des annales l’action précise des hommes a été intégrée dans le contexte plus global d’une évolution économique et sociale s’inscrivant dans la longue durée. Depuis une bonne vingtaine d’années, il existe sans doute une réhabilitation de l’histoire événementielle, dans laquelle les hommes (grands en général) sont des acteurs majeurs des événements. Mais ces grands hommes, chefs d’Etats ou chefs de guerre se sont appuyés pour concevoir leur action sur ces hommes de l’ombre, ces agents passe-murailles, ces « services », comme il sont appelés pudiquement qui, par définition, ne laissent pas leurs archives accessibles aux historiens.

De ce fait, les historiens des services secrets sont rares et les ouvrages qui sont consacrés à ces activités sont plutôt des recueils de souvenirs, des témoignages partiels d’ex-agents des services qui n’apportent que des éclairages partiels et partiaux.
Pour autant, le renseignement qu’il soit économique ou militaire est une ressource stratégique d’importance. De la connaissance des intentions de l’autre, qu’il soit ennemi, adversaire ou concurrent, dépend le succès, la conquête ou le maintien des positions.
Aujourd’hui, si l’on évacue les visions romancées de ces agents de la littérature d’espionnage ou du cinéma, le renseignement est un travail de fourmi, plutôt bureaucratique, de compilation de données le plus souvent ouvertes sur lesquels des légions d’analystes se penchent pour fournir au décideur les instruments de la décision.

Dans son éditorial, Serge Sur revient sur ces différentes notions pour offrir dès l’introduction de ce dossier une vision très synthétique d’une activité multiforme, moins organisée que ce que l’on imagine et surtout en constant renouvellement. Le renseignement électronique, les systèmes d’écoutes couplés à des moyens numériques puissants, ne peuvent en effet se substituer à l’agent de terrain aux contacts multiples qui ne réussit que si on l’oublie.

Dans son premier article, Philippe Hayez, qui a exercé, comme beaucoup d’auteurs de ce dossier des « activités au sein des services », présente les activités de renseignement évoquant les « open source division », souvent valorisées aujourd’hui et la recherche plus technique de sources. SIGINT, pour interception des réseaux de communication, IMINT, imagerie aérienne, MASINT, signaux de télémesure.
A cette technique on peut opposer le renseignement d’origine humaine, HUMINT.
Le renseignement d’après cet auteur a dû opérer dans tous les grands pas une double mutation : liée à la conjoncture d’abord, déplacement de « l’ennemi » principal, au moins en apparence. Mais également à la nature de la menace. Les agences ont dû redéployer leurs services, de réorganiser et surtout justifier leur existence aux yeux des décideurs.

Un très utile encadré de Roseline Letteron, agrégée de droit public, apporte un éclairage précis sur les procédures de classification du fameux secret défense. Une commission consultative du secret de la défense nationale a été créée en 1998. Cela ne suffit pas à garantir l’accès des juridictions à des informations classifiées. Le pouvoir exécutif reste maître du jeu.

Les services sont amenés, et depuis longtemps à coopérer entre eux. Actuellement ils sont en cours de réorganisation aussi de ce point de vue, si l’on s’appuie sur l’article de Eric Mechoulan. Cet historien classe méthodiquement les différentes organisations et les structures dans lesquelles elles coopèrent, l ‘OTAN, ce qui n’est pas étonnant mais aussi l’Union européenne, avec le SitCEN, centre de situation conjoint. Le club de Berne, assez peu connu du grand public réunit les chefs des services de sécurité de certains pays d’Europe, et pas seulement de l’UE. Le Groupe antiterroriste est une émanation de ce club de Berne agissant en coopération avec le SitCEN. On le voit nettement, ces structures sont emboîtées les unes dans les autres, ce qui remet en cause d’après l’auteur, cette absence de coopération régulièrement dénoncée.

Daniel Marin, un ex-de la DST, propose un encadré utile dans lequel il revient, une fois n’est pas coutume sur des succès des services français. La loi du genre fait que les succès sont en général couverts par le secret défense, ce qui rend cet encadré précieux On y trouvera des évocations très synthétiques de grandes affaires qui ont défrayé la chronique, comme l’affaire Farewell, mais aussi moins connues comme l’affaire Baumgartner. Le renseignement français a manipulé Mary-Ann Baumgartner, agent de la CIA en lui faisant passer des informations fausses sur la position de la France dans les négociations du GATT en 1993.

L’entretien avec Erard Corbin de Mangoux, directeur général de la sécurité extérieure présente la position officielle du gouvernement, ce qui n’est pas étonnant. On apprendra que le dernier Livre blanc sur la défense nationale apporte un éclairage particulier sur les nouvelles priorités à savoir le renseignement. Une intéressante remarque est faite également sur les différences de perception entre le système étasunien et le renseignement français. Deux cultures s’opposent, notamment dans le contrôle parlementaire et les relations avec le public.

Sébastien Laurent évoque le contrôle parlementaire sur cette activité évoquant la loi créant en 2008 une délégation parlementaire au renseignement. On s’aperçoit que la France est bonne dernière, la première commission du genre ayant été instituée aux Pays Bas en 1952. Toutefois, à l’exception des Etats-Unis dit-il, les commissions de ce type restent largement soumises aux décisions de l’exécutif qui peut agir comme bon lui semble en matière de diffusion des informations. Le principe de transparence est réaffirmé certes, mais il s’accommode mal de la nécessité du secret indispensable à l’action de ces services.

Bernard Suarcini, directeur central du renseignement intérieur au ministère de l’intérieur dans un entretien, évoque la nouvelle structure qui fusionne la DST et les renseignements généraux. L’ensemble est coordonné et présenté dans le Livre blanc de 2008 par le conseil national du renseignement. On retrouve ici les différents organismes, comme le TRACFIN sur le blanchiment, la DGSE, les services de renseignement militaires et autres structures de ce type que l’on essaie de coordonner.

« Ex de la CIA », dont il dirigeait l’antenne à Paris, Charles Cogan a rédigé en quelques pages une histoire du renseignement américain dont il souligne l’adaptation nécessaire surtout après le 11 septembre. L’organigramme du renseignement étasunien se révèle ici fort précieux, tout comme l’analyse sociologique de cette « communauté du renseignement » dans laquelle les catégories sociales supérieures semblent surreprésentées.

Arnaud Kalika pour la Russie, Roger Faligot pour la Chine présentent également les services secrets de ces deux pays. Le contrôle du politique semble ici la la règne absolue, avec une place plus importante de l’armée dans le cas chinois. Le FSB a remplacé en Russie le KGB, le SVR service de renseignement extérieur et le GRU, le renseignement militaire n’ont pas fondamentalement changé depuis l’époque du fondateur de la Tchéka dont l’anniversaire est toujours célébré dans la communauté des agents, les razdevchik.

Pour terminer ce dossier, l’historien Olivier Forcade fait le bilan de la montée en puissance du renseignement dans les relations internationales. Cette excellente synthèse permettra de mettre à jour bien des cours d’histoire et situer dans le temps les différentes étapes des mutations de ces services dont l’influence n’a pas été négligeable pendant des périodes de tensions extrêmes. Les périodes comme celle de la rivalité franco-allemande entre 1870 et 1914 et celle de l’entre deux guerre ont été décisives et on contribué à donner à cette activité son visage actuel. Les nouvelles menaces conduisent toutes les agences à une réadaptation nécessaire. Il faut tout de même constater après une lecture de ce dossier que les services russes sont sans doute ceux qui ont le mieux réussi leur mutation, ce qui peut apparaître comme désespérant. La démocratie ne semble pas soluble dans cette activité de l’ombre et à toutes les époques, il semblerait que les soviétiques puis les russes aient joué avec un coup d’avance. Pour un pays de joueurs d’échecs, ce n’est pas étonnant. On pourrait tout de même opposer un autre argument. Il peut-être difficile, lorsque la liberté d’expression n’est pas assurée, ce connaître l’état réel de l’opinion, une source là aussi fondamentale d’informations.

Deux dossiers d’actualité précieux sur l’Afrique du Sud et la Grèce viennent compléter ce numéro 35 de cette revue qui fait désormais partie des « doyennes » des recensions du service de presse des Clionautes. On trouvera pour conclure également les « bonnes feuilles » d’un ouvrage à paraître de Georges Le Guelte sur les arsenaux américains et soviétiques, de quoi actualiser les cours sur la guerre froide dans les programmes de terminales à la lumière des recherches les plus récentes.

Bruno Modica