Les séries laboratoires d’éveil politique : promesse tenue ?

 

Les séries laboratoires d’éveil politique est un livre important. En un peu moins de 400 pages, les auteurs parviennent en effet à produire des analyses de grande qualité, sourcées et étayées, en explorant les arcanes intellectuels et conceptuels des séries télévisées.

Les séries laboratoires d’éveil politique : présenté ainsi l’approche peut surprendre celles et ceux qui ne sont pas intéressés par l’exploitation de ces ressources, au-delà du simple divertissement. En effet, comme le rappelle l’introduction, la culture populaire, même si les choses changent depuis quelques années, fort heureusement, a longtemps été considérée comme peu propice aux études sérieuses. Le parti pris des auteurs, et le défi est relevé de façon magistrale, est de prendre diverses séries télévisées pour en faire des bases d’éducation politique. Il s’inscrit dans la droite suite d’autres travaux stimulants, à commencer par ceux de Loïc Artiaga et Mathieu Letourneux.

L’analyse qui est proposée est donc de mettre en place une grille de réflexion de l’écran consommé sur le canapé. Dans cette perspective les séries télévisées, au même titre que les œuvres cinématographiques, permettent donc à tout un chacun de pouvoir questionner le rapport de la vie à la cité, à la politique. Par leur format, et c’est d’ailleurs ce qui en fait leur spécificité, ces séries occupent bien plus nos esprits qu’un film. Dans la valse des épisodes et des saisons, les héros de ces fictions, dont certaines s’appuient sur une réalité tout à fait perceptible, s’invitent de façon régulière au sein des familles, des couples et des esprits. Elles s’inscrivent dans le temps et, en ce sens, alimentent nos réflexions, les font murir. Les rebondissements inhérents au genre permettent bien entendu de se distraire. Mais ces séries sont aussi l’occasion de poursuivre des réflexions plus personnelles une fois l’écran éteint, d’échanger avec des amis, des collègues et pourquoi pas, c’est le parti pris des auteurs, de modifier nos comportements, notre approche de la politique au sens le plus noble du terme.

Une fois démontrée avec efficacité l’importance qu’il faut accorder à ces œuvres le livre permet, au gré de ses envies, de papillonner entre diverses oeuvres. Les intervenants viennent d’horizons très larges, ce qui est heureux. Si l’on retrouve avec plaisir Anne Besson, professeure de littérature comparée université d’Artois et déjà largement engagée dans des études de pop culture (le choix de la couverture est loin d’être anodin et permet assurément d’attirer l’oeil sur les rayons), est accompagnée de chercheurs en philosophie, de maître de conférences en sciences politiques, de spécialistes de l’enseignement du cinéma, des médias, ou encore d’historien. La force du livre est donc de croiser les regards très riches et résolument complémentaires.

Si lire le livre d’une traite en respectant l’ordre proposé est envisageable, on préférera sans doute papillonner au gré de ses envies. La diversité des séries est large, tant par le genre que par les origines. Il y a bien entendu des séries anglo-saxonnes, mais aussi françaises, israéliennes et même ukrainienne. En effet, en écho à l’actualité dramatique de la guerre en Ukraine, la série serviteur du peuple propose dans le dernier tiers de l’ouvrage, la mise en abîme du destin de Volodymyr Zelensky.

Chaque chapitre est consacré à une série. Les analyses font en moyenne une quinzaine de pages. Même si 21 auteurs participent à ce travail, il n’y a pas à proprement parler de rupture notable dans la rédaction. Chaque chapitre est accompagné de notes disponibles en bas de page, ce qui est un choix tout à fait pertinent à mes yeux. C’est aussi un livre engagé, j’y reviendrai, ce qui était tout de même attendu pour un ouvrage faisant des séries un laboratoire d’éveil politique.

Il peut être possible de regrouper les articles par thème ; c’est cette approche que je privilégie ici. Ce classement est tout à fait subjectif et personnel, il correspond au voyage que j’ai emprunté. J’ai en effet décidé de lire le livre de façon décousue, en fonction de mes centres d’intérêt du moment. Chacun pourra donc y retrouver une logique tout autre. L’important est bien de lire ce livre.

J’ai aussi fait le choix de ne pas lire, pour le moment, des séries que je n’ai pas encore découvertes, en l’occurrence Orange is the new black, I may destroy you, The good place. Il faut en effet faire attention ; comme tout le livre du genre, les spoilers font parti intégrante de l’analyse. Chaque série est décortiquée en détail, et de nombreuses intrigues sont dévoilées. Pour quelqu’un qui n’a pas encore vu telle ou telle série, il y a un fort risque de vivre douloureusement la découverte de certains secrets avant même d’avoir pu profiter de la série. Ce livre est donc porteur d’une bonne durée de vie, j’y reviendrai avec plaisir lorsque j’aurai comblé certaines de mes lacunes.

 

Une mise en perspective géopolitique

 

Plusieurs séries permettent d’appréhender la géopolitique. The Americans est analysée par Sandra Laugier, Le bureau des légendes par Pauline Blistène, Fauda par Amélie Férey, Homeland par Caroline San Martin, Our Boys par Ophir Levy et enfin Serviteur du peuple par Thibaut de Saint-Maurice.

Ce premier panel permet de mesurer toute la richesse des études à venir. À côté des séries américaines peut-être plus connues comme The Americans ou Homeland, c’est un plaisir de pouvoir voyager de la France à Israël en passant par l’Ukraine. Chacune des analyses s’appuie à la fois sur les ressorts dramatiques de ces séries mais aussi une mise en perspective géopolitique. Si je prends par exemple le cas de The Americans, pour qui a déjà vu la série, il ne sera pas étonnant de lire plusieurs pages consacrées à l’amour forcé, complexe, et d’une certaine façon aussi sincère entre Philippe et Élisabeth, époux et amants soviétiques installé au cœur des États-Unis pour vivre les dernières heures de la guerre froide. L’analyse permet également de montrer comment Joe Weisberg, le créateur de cette série, ancien de la CIA, a su explorer les coulisses de l’espionnage et du contre-espionnage. Cette série, qualifiée de sécuritaire, est aussi mise en perspective avec les attentats du 11 septembre 2000 et de nombreuses autres œuvres comme 24 heures chrono ou encore Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow. Le propos est clair et convaincant.

Cette géopolitique est également sublimée par des questionnements autour des récits, la création d’une mémoire, mais aussi par la capacité à analyser les ressorts profonds des démocraties qui sont abordés par ces fictions. C’est le cas par exemple des pages lumineuses consacrées au Bureau des légendes, présenté ici comme une série capable d’explorer à la fois les entrailles de nos démocraties, mais aussi d’aborder des questions brûlantes comme le conflit syrien, le nucléaire iranien, la cyber guerre, la menace russe ou autres espionnages entre alliés.

La profondeur de l’analyse permet de mettre en perspective la complexité des faits, des choix scénaristiques, de la volonté de coller à une réalité mais aussi de démonter, critiquer le fonctionnement de nos sociétés. Les pages consacrées à Homeland constituent un exemple parfait pour répondre à ces questions. Mise en perspective par rapport à d’autres séries, et notamment à la série israélienne Hatufim, Homeland en est pour partie inspirée, l’exploration du personnage de Carrie, dans toute sa complexité, sont autant de réflexions abordées avec justesse. L’analyse va plus loin que la simple politique où géopolitique lorsque Caroline San Martin convoque des études pointues sur la « sémantique structurale » ou « la morphologie du conte », de Vladimir Propp. La lecture n’est pas toujours aisée, mais elle élève et offre des perspectives passionnantes.

L’article consacré à la série Fauda questionne quant à la construction des récits. Pour qui n’aurait pas vu cette superbe série disponible sur Netflix, et dont la 4e saison vient de sortir, il s’agit de façon ostensiblement équilibrée, de mette en perspective le traumatisme en cours entre Israéliens et Palestiniens, avec en toile de fond un Jihad mondial, au plus proche du terrain, au plus proche d’une réalité complexe. Ainsi dans chacun des camps le spectateur s’attachent à des personnages, tandis qu’il se détourne d’autres que l’on ne peut pas suivre dans leur dérive violente. Ce n’est pas manichéen et Fauda offre une violence terrible mais aussi une forme de désespoir quant à la réconciliation possible, qui semble bien illusoire, entre Palestiniens et Israéliens.

Tel le parti pris de ce livre ; nous bousculer. Les certitudes le furent tout autant lorsque la série israélienne Our Boys a profondément questionné les ressorts de la société. Comme le rappelle fort justement Ophir Levy, le Premier ministre Benjamin Netanyahou est même intervenu lors de la première diffusion pour critiquer la série, qualifiée de gauchiste, de menteuse, de bolchevique, tant elle osait critiquer Israël et les agissements de certains citoyens et radicaux.

Bien entendu la série ukrainienne Serviteur du peuple tient place particulière en fin d’ouvrage. Comment un personnage de fiction, joué par un acteur peu connu, peut permettre à ce dernier d’aborder la question du pouvoir, alors qu’il devient quelques années plus tard lui-même président de l’Ukraine ? Comment la fiction, réalisée, questionne jusqu’au conflit ukrainien actuel ? Nous n’avons pas encore de recul sur les événements en cours. Pourtant il est étonnant de voir à la suite de Thibaut de Saint Maurice que cette série relativement méconnue avant l’agression militaire de l’Ukraine du mois de février 2022, est devenue un succès militant. Disponible en Angleterre, en Albanie, Finlande, mais aussi en Grèce en Espagne ou encore en Tunisie, en Italie, c’est une série qui, ici mise en perspective avec The West Wing permet de se demander si finalement de fiction ne permet pas de changer la réalité.

Travail de mémoire

 

D’une certaine façon The Crown est l’occasion de réfléchir sur la construction d’un récit d’une construction d’une mémoire royale, idéalisée, mais aussi critiquée. Les pages de Sandra Laugier ont été l’exception confirmant la règle ; je n’ai pas vu cette série mais comme la famille royale anglaise ne m’intéresse absolument pas, je ne verrai pas cette série et je n’ai pas eu peur d’être victime de spoil.

De façon bien plus intéressante à mes yeux la série française Un village français permet de mieux explorer cette question de la relation entre politiques et mémoires. Marjolaine Boutet y parvient avec justesse. Rappelant le rôle central de Jean-Pierre Azéma en tant que conseiller historique, l’historienne spécialiste des séries télévisées plonge littéralement dans les arcanes de la série et de ses différentes saisons pour en extraire la substantifique moelle. Il faudra vraiment avoir vu l’intégralité de la série avant de lire ces pages. Beaucoup d’éléments sont en effet dévoilés, notamment dans l’analyse des différents personnages. Cependant cet essai est brillant et il permet de mesurer comment cette série appréhende la confrontation entre les idéologies du XXe siècle et la réalité de l’exercice du pouvoir. Les quelques lignes consacrées à la saison 7 et à la gestation complexe de la Quatrième République sont fort justes.

 

Question de genre, questions de wokisme

 

Ce livre est militant. Qu’il s’agisse des analyses sur la remarquable série française Engrenages, de Lupin, Killing Eve, The plot against America ou Watchmen, les sujets brûlants comme le féminisme, le racisme, le rapport à l’homosexualité et le retour sur les controverses de la culture woke sont au cœur de pages d’une rare densité.

Alexandre Diallo permet par exemple de questionner le grand succès populaire Lupin, incarné par Omar Sy, et la place accordée à une personne de couleur dans une série française. Utilisation de l’écriture inclusive dans cet article permet de soutenir une analyse très engagée, ce qui est très bien pour nourrir la réflexion. Chacun se fera son opinion. La démonstration est intéressante et le travail repose sur une analyse fine des réseaux sociaux actuels et de nombreuses sources et interviews. Les graphiques qui accompagnent l’article apportent un véritable plus. Cette approche autour des questions raciales est aussi celle d’Ariel Kyrou dans les pages consacrées à la série Watchmen. Il me semble important d’avoir vu le film éponyme de Zack Snyder ou à tout moins de s’être plongé dans l’univers des comics de Alan Moore et Dave Gibbons avant de commencer la série. Le cœur de l’adaptation proposée par HBO en 2019 est celui d’une uchronie, d’un monde parallèle, qui se serait créé après le massacre de Tulsa de 1921. Les membres du KKK ont alors mitraillé des afro-américains, dans cet Oklahoma où le racisme semble structurer jusqu’à ses racines les plus profondes. Ariel Kyrou démontre cependant avec brio qu’il ne s’agit pas que d’une simple version « woke » du film de Zack Snyder ou de la bande dessinée de Alan Moore et David Gibson, mais bien d’une œuvre à part entière qui permet de questionner la question des anti héros, des superhéros, et la volonté farouche d’offrir une forme de rédemption pour qu’il soit possible d’offrir une autre société.

 

Le rapprochement avec la géniale adaptation du Maître du haut château développé en 4 saisons entre 2015 et 2019, est résolument pertinent. Le féminisme quant à lui a la part belle dans les articles consacrés à Engrenages et à Killing Eve, avec tout autant de justesse. Pour la première Pascale Molinier offre une analyse très juste les différents portraits de femmes offerts par cette magnifique série. Quant à la seconde, extrêmement différente, elle offre l’occasion, grâce à Charles-Antoine Courcoux de prendre la mesure la capacité des séries à changer le rapport au réel, au pouvoir. C’est ici que les cultural studies utilisent offre leur rôle le plus stimulant.

 

De la politique

 

The Wire analysée par Philippe Corcuff, quelques épisodes de Black Mirror, sous la plume de Sylvie Allouche, Game of Thrones avec Anne Besson et bien entendu Baron Noir avec Alexandre et Simon Gefen offrent la perspective d’une exploration plus politique, questionnant profondément nos démocraties le rapport des sociétés au pouvoir. Ces différents exemples sont tous bien traités. L’analyse de Baron Noir est celle qui permet le mieux de questionner la démocratie française actuelle. Cette analyse de la politique d’en bas, du militantisme, le questionnement du populisme latent en France, la place des parties, mais encore plus la capacité des auteurs à faire de Philippe Rickwaert une sorte de catalyseur de la beauté mais aussi de la noirceur de nos politiques actuelles.

C’est cependant avec des pages consacrées avec The Boys que je désire conclure. La politique est ici au cœur d’un superbe travail de Théo Touret-Dengreville, qui peut lui seul résumer la qualité de cet ouvrage. Une mise en perspective historique de la place des superhéros, un questionnement autour d’une série particulièrement violente et désireuse de bousculer certitude, dans un contexte de gestation, de création d’une Amérique dans l’auteur questionne le poids pris par les années Trump. The Boys, une série sur une Amérique qui se questionne, une série sur la place des femmes, sur le racisme latent, sur la crise d’un Occident confronté à des menaces multiples, tant internes qu’externes. Assurément des pages qui pourraient trouver une place préparations de cours de spécialité HGGSP, avec des élèves. Bien entendu se pose la question de pouvoir montrer cette série, interdit au moins 18 ans, ce qui n’est pas bien entendu anodin.

 

Conclusion

 

Les séries permettent de se divertir. Et comme le démontrent les différents auteurs, les séries nourrissent notre réflexion. Les séries laboratoires d’éveil politique : le pari est tenu. Elles sont un premier pas pour permettre à chacune et chacun de s’investir peut-être davantage dans la vie de la cité, pour faire de la politique, pour tout au moins changer notre rapport à cette dernière. En quelque sorte ce livre alimente avec rigueur et justesse la nécessité d’explorer les arcanes de la pop culture, non pas tant pour simplement repérer les références au monde réel, ce qui peut être aussi intéressant, mais plutôt pour en faire des outils de réflexion et d’action sur la réalité. En ce sens Sandra Laugier et les différents auteurs ont parfaitement réussi leur travail.