Fondée en 1997 et placée sous la prestigieuse direction d’Olivier Chaline, Gérard Le Bouëdec et Jean-Pierre Poussou, la « Revue d’Histoire Maritime », rejoint désormais le service de presse des Clionautes pour être présentée dans le cadre de la Cliothèque.

Publication de belle facture, elle assure avec exigence la présentation de l’actualité historiographique de la recherche en histoire maritime. Selon un format éprouvé, chaque numéro associe un dossier thématique, des mélanges et des compte-rendus.

Le sommaire de cette livraison met en exergue un dossier thématique dédié à la Puissance navale, que le hasard de l’actualité associe, en un hommage légitime, à la nécrologie du grand historien de la stratégie navale que fut Hervé Coutau-Bégarie, récemment disparu.

La puissance navale vue d’Occident

En introduction du thème principal, Patrick Louvier expose avec beaucoup de clarté les enjeux historiographies de la réflexion sur puissance et impuissance navale, à la croisée entre pensée stratégique, étude historique et représentation «ethnotypée» de la vocation thalassocratique ou, à l’inverse, de l’incapacité maritime assignées aux peuples.

Dans un court article datant de 1995, André Béjin esquisse un aperçu des théories formulées au XIXe siècle par Gobineau et Vacher de Lapouge pour fonder la destinée des grands peuples de la mer sur le déterminisme racial. L’ébauche est trop brève pour aller au-delà du constat, mais suffit à souligner le caractère stimulant de cette approche historiographique singulière.

Le contributeur suivant, Martin Motte, extirpe de l’oubli un historien naval du XIXe siècle, le comte de Lapeyrouse-Bonfils. Officier de marine médiocre reconverti dans l’administration préfectorale, il est l’auteur d’une solide Histoire de la marine française (1845) qui développe en filigrane une riche réflexion théorique sur les fondements de la puissance maritime. La généalogie de ce contenu, et surtout sa postérité, puisque l’ouvrage constitue une source d’inspiration majeure de la pensée stratégique de l’amiral Mahan, témoignent de son intérêt thématique.

Jean-Baptiste Bruneau explore, quant à lui, la pensée de l’amiral Auphan, ancien chef de la Marine de Vichy reconverti en historien et essayiste après avoir été frappé par l’Épuration. Pétrie d’autojustification, mais aussi de traditionalisme politique et religieux, son approche exprime, non sans limites et contradictions, une vision holistique de la marine comme reflet de la puissance de l’État.

En brossant l’histoire militaire de l’Ordre de Malte sous l’angle inattendu de sa puissance navale surestimée, Alain Blondy formule une synthèse parfaitement maîtrisée. Le meilleur spécialiste actuel des hospitaliers souligne que, s’ils ne concrétisèrent pas les espoirs stratégiques placés dans leur action en Méditerranée, les chevaliers constituèrent en revanche une excellente école navale, pépinière d’officiers des vaisseaux pour les monarchies catholiques, et furent la base arrière d’une «contre-course» fructueuse contre les Barbaresques. Surtout, leur présence éloigna du précieux verrou commercial de Malte l’inquiétante présence britannique, du moins jusqu’à la prise de l’île par Bonaparte…

Patrick Louvier initie ensuite le lecteur aux enjeux de la «Cherbourg Strategy», sujet important de l’historiographie navale britannique paradoxalement délaissé par son homologue française. Cette doctrine de la guerre des côtes, faisant des ports de guerre et arsenaux français une cible privilégiée de la menace britannique, a pour paradigme de référence la prise et la destruction de Cherbourg par une descente de la flotte anglaise en 1758. Au XIXe siècle, les progrès de la construction et de l’armement naval, mais aussi des outils de défense côtière, font jouer l’éternelle dialectique du glaive et du bouclier. De 1840 à 1898, malgré l’évolution de ces paramètres, Patrick Louvier démontre que les experts français ne purent jamais se libérer du complexe d’infériorité séculaire, sinon structurel, nourri par la Royale vis-à-vis des héritiers de Nelson.

Rédigé à quatre mains par Guy de Bakker et Patrick Boureille, l’article suivant plonge le lecteur dans une comparaison de l’élaboration des dissuasions nucléaires française et britannique de 1945 à 1972, sous le regard des États-Unis… ou comment le bon élève soumis qui a fait le choix de la dépendance est, en fin de parcours et malgré quelques embûches, moins bien considéré par le partenaire transatlantique que l’insoumis auquel un parcours buissonnier mais déterminé a permis d’acquérir à la fois le feu atomique et l’autonomie technologique.

La puissance navale vue d’Asie

Après ce solide noyau de six études centrées sur la réflexion navale occidentale, les trois suivantes ouvrent des perspectives sur l’Asie. En premier lieu, Mehdi Kouar évoque la doctrine navale indienne, caractérisée par un déficit d’attention aux enjeux océaniques dont l’origine est à la fois historique et religieuse, lacune que l’Inde contemporaine tente de corriger tout en ne concédant qu’une importance secondaire à sa marine.

Paola Calanca s’intéresse ensuite au passé maritime chinois sous l’angle du débat doctrinal sur la défense côtière au XVIe siècle, lorsque le rivage oriental chinois subit les assauts des pirates de la mer. Malgré des antécédents navals prestigieux, l’empire avait délaissé la protection de ses côtes, rendant possibles ces incursions hostiles. En réaction, stratèges et administrateurs envisagèrent les moyens d’y faire face. Les modes d’organisation ainsi préconisés varient, mais se rejoignent dans une réticence certaine vis-à-vis des choses de la mer. De ce fait, les conceptions articulées sur la défense terrestre des côtes l’emportent nettement sur les incertaines options d’une défense maritime.

Enfin, l’article dû à Pierre Journoud est consacré à l’évolution de la marine vietnamienne. Consciente de l’asymétrie de ses capacités, elle n’en identifie pas moins la Chine comme la principale menace potentielle actuelle en raison de ses ambitions de souveraineté en Mer de Chine orientale, où deux archipels revendiqués par le Vietnam son également convoités par son puissant voisin. Cette perception détermine un effort matériel d’armement et de modernisation, destiné à acquérir une capacité de guérilla maritime du faible au fort. Il est conforté par la mise en œuvre d’une culture officielle du patriotisme naval s’appuyant sur les fastes victorieux d’un passé lointain où furent écrasées de flottes d’invasion chinoises, et sur les actions maritimes plus récentes de la petite composante navale des troupes de l’APV contre les Français puis les Américains.

Les travaux de recherche des «jeunes pousses» de l’histoire maritime

Introduit par Jean-Pierre Poussou, cet ensemble de contributions compose un état des lieux varié et alléchant des chantiers étudiés par six doctorants et deux nouveaux docteurs ayant récemment soutenu leur thèse. Vitalité et originalité caractérisent ce tour d’horizon de sujets en devenir. Les thématiques d’histoire moderne sont les plus nombreuses : «La navigation sur la Vilaine à l’époque moderne», «La première raffinerie de sucre à Nantes au XVIIe siècle» «Rochefort et les colonies au XVIIIe siècle», ou encore «Le port de Granville et la guerre de course». La période contemporaine est représentée par les recherches consacrées aux «armements à la pêche industrielle rochelaise au début du XXe siècle», aux «Bordelais du bout du monde», sur le parcours comparé de deux grandes dynasties négociantes engagées dans le commerce colonial, et à la vie et aux entreprises de Félix Amiot, capitaine d’industrie autodidacte et créatif passé de la construction aéronautique à la construction navale. Parmi toutes ces perspectives prometteuses, un exposé sur «Les ancres à jas de la façade atlantique de l’Antiquité au milieu du XXe siècle» se démarque particulièrement par l’originalité de son positionnement, à la convergence entre histoire des techniques et archéologie navale.

Un autre article signé par un des jeunes chercheurs concernés, Sébastien Martin, est ensuite proposé au titre des « Varia ». Il formule une très originale évocation de «L’exotisme d’une ville-arsenal au XVIIIe siècle» à travers le cas de Rochefort, porte des colonies atlantiques par laquelle les êtres, les objets et l’imaginaire exotiques et étranges provenant des « ailleurs » de l’outre-mer débarquèrent dans le royaume. Le spectacle urbain et portuaire imprégné par cette ambiance coloniale créa un sas propice aux voyageurs et aux migrants. La carrière, les alliances familiales et les intérêts économiques des personnels de la Marine furent marqués par de fréquents chevauchements transatlantiques. Les besoins et ressources des colonies stimulèrent l’activité économique et l’ouverture des mentalités. Enfin, Sébastien Martin évoque avec bonheur le spectacle des « curiosités du monde » résultant du passage de plantes, animaux, produits et odeurs exotiques. En définitive, on discerne dans la vie quotidienne, la société et la culture des Rochefortais les signes d’une « américanisation » discrète mais indéniable au contact du monde colonial.

Précédant trois recensions d’ouvrages, l’hommage nécrologique rendu par Jean-Pierre Poussou au personnage surdoué et flamboyant de Hervé Coutau-Bégarie et à son immense puissance de synthèse conclut cette très belle livraison. Naviguant harmonieusement entre géopolitique navale, horizons lointains et réalités portuaires, le contenu de ce numéro honore ainsi avec distinction le statut de publication de référence de la Revue d’Histoire Maritime.

© Guillaume Lévêque