Du début des années cinquante au début de la décennie suivante, la construction européenne connait un parcours tempétueux où les réalisations majeures s’accompagnent d’échecs, comme celui de l’Europe de la défense, et d’orages comme le combat gaullien pour imposer sa vision de la Communauté. Cette décennie correspond également aux dix dernières années d’activité de l’un des « pères fondateurs »: le mosellan Robert Schuman. S’il n’est plus, comme en 1950, à la barre de la construction européenne, il reste un homme influent, un observateur privilégié et de plus en plus une figure tutélaire dont ont voit la statue s’édifier progressivement.
L’homme des frontières
les Cahiers Robert Schuman ont décidé de commencer par cette période une série de recueils pour mettre en valeur l’œuvre et la pensée de l’ancien ministre des affaires étrangères. L’initiative de ces recueils revient à la Maison Robert Schuman, lieu de mémoire mais aussi de recherche sur l’histoire de la construction européenne. Ce premier numéro des « Cahiers » regroupe des textes de natures diverses: des préparation de discours ou de conférences, des interviews. la diversité des textes qui se suivent dans un ordre chronologique strict et efficacement replacés dans leur contexte, permet de mieux suivre le déroulement et les enjeux de la construction européenne pendant cette période, peut-être mieux encore qu’un journal ou en tout cas qu’un récit de type mémoires car il n’y ici a rien de reconstruit. Ils ont été sélectionnés et pourvu d’un solide appareil critique par une des grandes spécialistes de la construction européenne, Marie-Thérèse Bitsch. Professeur émérite à l’université de Strasbourg elle est notamment l’auteur de la synthèse sur l’ »histoire de la construction européenne ».
L’ouvrage débute par une introduction biographique sur Schuman qui replace ces dernières années dans la continuité de la vie d’un homme des frontières, un homme à cheval sur deux cultures qui peut écrire aussi bien en allemand qu’en français . Sa jeunesse Luxembourgeoise et Mosellane fut en effet celle d’un citoyen de l’Empire Allemand avant que le traité de Versailles ne lui donne la nationalité Française en 1919. C’est alors qu’il débute une longue carrière de parlementaire qui s’achèvera quarante ans plus tard à la veille de sa mort. Le sommet de sa carrière politique est bien sûr atteint après-guerre, lors de ses deux -brefs- passages à Matignon, mais surtout avec son long séjour (1948-53) au Quai d’Orsay d’où il lance l’appel du 9 mai 1950, à l’origine de la CECA et plus généralement de l’aventure communautaire.
Le témoin et l’acteur d’une période chaotique de la construction européenne.
C’est après son départ du ministère des affaires étrangères que commence la période concernée par ce recueil. Elle est découpée en quatre temps : Les deux premières années, pendant lesquelles Schuman n’a plus de responsabilités politiques, voient l’ancien ministre prendre son baton de pelerin pour expliquer dans plusieurs pays européens, y compris la Suisse et le Royaume-Uni, les principes et le fonctionnement de la CECA qui vient juste d’être mise en route et dont il souligne la nature supranationale.
Mais il doit également réagir à l’évolution du dossier de la Communauté Européenne de Défense. Même s’il estime que la construction européenne aurait dû parfaire l’Europe économique et politique avant de lancer l’Europe de la défense, il craint que l’échec de celle-ci ne brise l’élan communautaire, surtout au moment où le changement d’attitude de l’URSS- à la mort de Staline- peut sembler rendre l’union des européens de l’ouest moins indispensable. On le sent assister la mort dans l’âme à la perte d’influence de la France dans la construction européenne qu’il attribue autant à l’instabilité ministérielle qu’aux errements de Pierre Mendès-France sur le dossier de la CED.
Les deux années suivantes (55 à 57) voient Schuman revenir aux responsabilités, à la fois comme président du Mouvement Européen, qu’il tente de réorganiser et de revigorer, et comme ministre d’Edgar Faure. C’est de son poste de garde des sceaux qu’il accompagne le processus de relance de la construction européenne qui suit la conférence de Messine. Les textes de cette époque montrent un certain scepticisme, voire un certain manque d’enthousiasme de Schuman pour ce processus dont il sent bien qu’il ne conduira pas au même niveau de supra-nationalité que la CECA. Beaucoup de ses interventions et réflexions s’inquiètent aussi des attaques dont l’Europe est victime dans ces années de décolonisation et d’impuissance européenne sur la scène internationale (Suez); elles nourrissent son plaidoyer pour une Europe qui doit s’unir à la fois pour protéger ses intérêt et pour jouer un rôle actif et positif dans le monde.
L’apogée et l’apothéose
Dans la fin des années 50, le « père de l’Europe » exerce enfin une responsabilité à l’échelon communautaire:en 1958, il est élu président de l’Assemblée parlementaire européenne, l’ancêtre du Parlement Européen. Son élection, à l’unanimité, montre l’éclosion de la vie parlementaire communautaire: les groupes politiques de droite et de gauche se sont entendu sur le nom du mosellan pour éviter qu’un candidat leur soit imposé par les gouvernements des Six. Elle indique également que l’entrée de Schuman dans le Panthéon européen est en marche: dans ces deux dernières sections du recueil, ses communications se raréfient et sont de plus en plus accompagnées par des textes d’hommages de ses confères. Commence alors le temps des commémorations des dix ans de sa Déclaration ; il y retrace une dernière fois les enjeux et le processus du lancement de la CECA en soulignant la méthode. Dès 1960, la maladie lui impose le silence et il ne peut plus guère que préparer son testament spirituel – « pour l’Europe » – dont l’avant-propos clôt la dernière partie du recueil de textes.
Une pensée pragmatique au service d’un idéal.
Dans la dernière partie de l’ouvrage , Marie-Thérèse Bitsch dresse le portrait de la pensée européenne de Robert Schuman. Il ne s’agit pas de résumer dans cette fin de compte-rendu ce que l’auteur a efficacement synthétisé, mais de faire ressortir trois traits de caractère qui ressortent de l’ensemble de l’ouvrage: la foi, la détermination et la prudence. Avec l’expression « apôtre de l’Europe » dans le titre, ce premier numéro des « Cahiers » met l’accent sur la dimension religieuse de la quête européenne de Schuman. Profondément croyant et très pratiquant, il inscrit sa foi en l’Europe dans sa foi de chrétien; mais le politique évite de faire passer le projet européen pour un projet clérical et il sait que le but spirituel de la construction n’aboutira pas sans de solides bases matérielles.
La force des conviction s’accompagne donc d’un sens aigu du raisonnable qui dépasse le pragmatisme froid. Pendant ces années, il développe la vision d’un système européen démocratique par la règle des décisions à la majorité, par le lien avec l’opinion publique. Schuman veut des institutions européennes supranationales, mais qui laisseraient leur place aux états-nations et éviterait les écueils de la bureaucratie, qu’il sent se construire dès ces premières années d’Europe communataire. Ainsi la politique culturelle devrait rester du ressort des nations, l’Europe devant se borner à favoriser les échanges dans ce domaine. Bref, jusqu’au bout Schuman est soucieux que l’idéal ne sombre pas dans les dérives des utopies.
On pourrait objecter au projet des « Cahiers » que la pensée de Schuman a déjà été mise en perspective par le père de l’Europe à la veille de sa mort avec « Pour l’Europe », qui classait par thèmes un certain nombre d’écrits; mais l’utilité du recueil est justement de mieux faire comprendre comment s’est construit cette synthèse finale. Pour l’enseignant, cet ouvrage constitue également une ressource documentaire fondamentale: de nombreux textes, courts, permettent de faire comprendre aux élèves la méthode et le contexte de ces débuts de la construction européenne.