Souvenirs et solitude est sans nul doute le livre qu’il faut lire absolument si l’on s’intéresse d’un peu près à ce que fut, ce que fit et pensa Jean Zay, tant ce livre est remarquable par les circonstances de sa rédaction, la profondeur de la réflexion et la qualité de la plume.

Georges Clemenceau, Jean Jaurès, Charles de Gaulle… Jean Zay s’inscrit dans cette lignée de Républicains illustres qui avaient le goût et le talent pour l’écriture et les Belles Lettres et qui, s’ils n’avaient consacré une bonne part de leur énergie à la politique, auraient probablement pu vivre uniquement de leur plume. Mort assassiné par la Milice en juin 1944 alors qu’il n’avait pas encore 40 ans, le célèbre ministre de l’Éducation nationale du Front Populaire a en effet beaucoup écrit durant sa courte vie.

Le livre d’un prisonnier politique bien vivant

Souvenirs et solitude a été composé, si l’on fait exception des premières pages, à la prison de Riom où Jean Zay a été transféré en janvier 1941 et où il est demeuré incarcéré jusqu`à son assassinat, le 20 juin 1944. L’obtention du statut de prisonnier lui permet de recevoir du courrier, des livres, de la visite et de consacrer une partie de son temps à l’écriture. Souvenirs et solitude s’organise comme un journal intime dont les pages ont été écrites au fil des jours, entre le 6 décembre 1940 et le 7 octobre 1943, de manière irrégulière, selon l’inspiration de l’auteur. Après cette date, Jean Zay interrompt la tenue de son journal, semble-t-il parce que les conditions de détention qui lui sont soumises ne cessent de s’aggraver.

Il n’est pas inutile, pour mieux entrer dans la lecture de Souvenirs et Solitude, d’essayer de cerner un peu l’état d’esprit de l’auteur. Si l’enfermement représente une véritable souffrance pour cet homme habitué à l’action – « un an qu’on m’a amputé de ma liberté » (p. 251) -, l’écriture de son journal n’est pas pour Jean Zay un moyen commode pour passer le temps et  pour combler le vide des heures sans fin. C’est l’entreprise intellectuelle d’un homme qui veut vivre et qui se projette dans un avenir où le pays et lui même auront recouvré la liberté ; d’un homme surtout  qui a l’intuition que la privation de la liberté et la solitude  constituent une expérience casi-spirituelle dont il sortira meilleur et plus fort : « Je souhaite, pour le jour où j’aurai reconquis ma liberté, ne pas perdre cet enrichissement, cette prise de possession de terres inconnues » (p.194), car « dans la lucidité que donne la solitude, on se prépare à mieux comprendre l’homme qu’on doit être, l’homme qu’on sera. » (p.280)

Cet état d’esprit a une conséquence directe sur l’ensemble de l’ouvrage : Souvenirs et solitude a été composé pour être publié et lu après la guerre. L’auteur semble avoir apporté un soin particulier à l’organisation générale de l’ouvrage (mais nous ne pouvons pas le prouver), en alternant, dans un subtil dosage, de longs développements avec quelques courtes réflexions jetées sur la page en quelques lignes ; et en passant des souvenirs et considérations politiques aux « choses vues » en prison et aux réflexions plus philosophiques sur la condition humaine. Surtout, l’auteur a accordé un soin tout particulier à la qualité de l’écriture et développe une large palette de styles, se faisant tout à tour conteur, analyste ou philosophe, composant des portraits emplis de tendresse ou exécutant en quelques traits un adversaire politique fourvoyé dans la collaboration.

Souvenirs politiques des années 30

Jean Zay accorde logiquement une grande place à ses souvenirs politiques, consacrant de longs développements à son activité de ministre de l’Éducation et des Beaux arts. Il s’agit bien sûr de défendre un bilan politique mais cela permet aussi à l’auteur de développer ses conceptions de l’éducation, des loisirs et de la culture et de plonger dans les arcanes de la vie politique de la troisième République (par exemple, sur le Sénat  ou la personnalité d’Albert Lebrun). Car au delà des souvenirs, Jean Zay est tourné vers l’avenir et envisage souvent son bilan dans la perspective d’une République libérée à refonder, avec une conviction, fruit de l’expérience  : « Ce sont les hommes, leurs vices et leurs vertus qui comptent dans la vie publique et règlent tout. »

Jean Zay, en tant que ministre, a beaucoup voyagé. Il s’est beaucoup engagé sur le terrain de la politique étrangère, face à la montée des totalitarismes. Cela nous vaut quelques beaux récits de voyage et l’expression de convictions fortes pour la défense de la République.

La prison vue de l’intérieur…

Solitudes renvoie à l’univers carcéral où les échos de la vie du dehors lui parviennent comme étouffés par les hauts murs de sa petite cour intérieure. Monde confiné, la prison n’en est pas moins un monde en soi, une petite société avec ses groupes, ses hiérarchies, ses règles écrites et non-écrites que Jean Zay se plaît souvent à croquer de quelques traits.

La prison, c’est surtout l’homme confronté « à l’impuissance, le trait le plus cruel de la prison » (p.151), face à lui même et contraint à développer une vie intérieure intense pour survivre en tant qu’être humain. De  ces réflexions sur la condition humaine, Jean Zay compose des textes d’une grande profondeur et  ciselés dans une langue d’une grande beauté. Ce sont personnellement les textes que j’ai préférés dans un ouvrage qui n’en manquent pourtant  pas.

Lisez Jean Zay !

La rencontre et les écrits de Jean Zay ont été, pour l’auteur de ces lignes, la rencontre intellectuelle et le coup de coeur de la fin d’année 2024 et il ne saurait trop vous recommander de lire Souvenirs et Solitude. En suivant  le conseil de  Jean Zay : « dans le silence et la solitude, entièrement absorbée par la page imprimée, affranchi des réalités environnantes et insensibles aux mouvements du corps.. » (p.146), car « à chaque page une phrase surgit qui rend un son si actuel qu’on en demeure saisi. » (p. 339)