À travers les agendas d’un cultivateur du XXe siècle…

Cet ouvrage qui était resté un peu trop longtemps dans les piles de livres qui sont reçus quotidiennement par les rédacteurs de la Cliothèque, et notamment par l’auteur de ces lignes, est paru en mai 2010. Il avait séduit tout d’abord par son sujet, un étonnant voyage dans le temps proche, puisqu’il correspond peu ou prou à ma jeunesse.
Mais c’est aussi d’un voyage dans l’espace qu’il s’agit, ce monde du bocage normand, ce pays d’Auge, dont on comprendra qu’il est très peu familier à un rédacteur qui a pour horizon les collines de garrigues et le vignoble de masse quand ce ne sont pas les élevages de taureaux de combat.

Lorsque Jean-Marc Moriceau l’historien, et Philippe Madeline, le géographe ne traquent pas le loup dans nos mémoires à défaut de le pourchasser dans les sombres forêts, comme nous avons pu l’écrire récemment, ils se mettent en quête, même s’ils ont été un peu aidés par le hasard, des vestiges de ces mutations de l’espace rural qui nous ont affectées pendant les 50 dernières années.

C’est l’histoire de ce livre qui est particulièrement étonnante : à proximité de Camembert, au nord du département de l’Orne, dans un village dénommé « le village Caillou », les deux compères ont rencontré un de ces paysans, réquisitionné par le service du travail obligatoire entre 1943 et 1945, qui avait tenu son journal de bord pendant cette période.

De retour sur ses terres, ce paysan nommé Pierre Lebugle, a continué et les deux chercheurs ont donc récupéré sur plus de 30 ans, une collection de carnets domestiques qui retracent les travaux et les jours d’un petit cultivateur normand, au moment où l’agriculture française connaît, avec la construction européenne, de profondes mutations.

Lorsque cet ouvrage m’était parvenu, au début de l’été 2010, pendant ces douces soirées où les languedociens prennent le frais sur leur terrasse, cette découverte du bocage avait été l’occasion d’un étonnant dépaysement. Et pourtant, alors que l’on entendait à la nuit tombée, les tracteurs qui partent vers les champs afin d’y réaliser les traitements des maladies de la vigne, le quotidien de ce cultivateur normand, nous était devenu très proche.

Et puis, le hasard a voulu que les deux auteurs aient choisi l’année 1956, année de naissance de l’auteur de ces lignes, pour donner un coup de projecteur sur la vie de Pierre Lebugle.

Il est vrai que dans toute la France, et notamment en février, un épisode climatique exceptionnel a eu lieu, avec la grande gelée. Dans les agendas qui ont été dépouillés par les deux chercheurs, on retrouve toutes les contraintes de cette vie dans le bocage : l’isolement, les contraintes liées à l’élevage qui interdisent toute la journée de farniente, sont le quotidien de ce cultivateur et de son épouse solidement ancrés sur leurs 8 à 11 ha de terre.
Fabrication de beurre, 14 kg par jour en moyenne pendant l’hiver 56, coupe de bois, entretien des pommiers à cidre, épandage d’engrais, les journées sont longues. Pourtant, ce qui surprend dans cette description du quotidien, c’est tout de même la préservation de la qualité de vie qui transparaît. Un peu de chasse, quelques sorties printanières, au moment du muguet, quelques visites au voisins, notamment pour y castrer les cochons, et nous voici très loin du cliché de ces paysans repliés sur eux-mêmes !

Cette petite ferme, entre huit et 10 vaches laitières en moyenne, productrice de beurre fermier, fonctionnait comme une véritable entité économique, au cœur d’un réseau d’échange, de biens et de services, tout à fait étonnant.

Le travail acharné de Pierre et de son épouse depuis 1947, Madeleine, leur a permis de dégager un revenu qui n’était pas négligeable. À partir de 1966, le ramassage du lait en bidons modifie considérablement la situation. Une diversification de l’activité apparaît, avec l’engraissement des cochons, utilisant les sous-produits de la fabrication du beurre.
Autres activités dont l’appoint n’est pas négligé, la vente de produits de basse-cour, même si ces derniers sont essentiellement consommés à la table familiale, et celle de pommes et de poires qui prennent le chemin de la cidrerie et de la distillerie.
À propos de la distillerie, et on connaît la place que la lutte contre le privilège des bouilleurs de cru à occupée pendant le ministère Pierre Mendès-France, les deux chercheurs nous livrent quelques informations intéressantes.

Dans les agendas, les produits de la distillerie que l’on appelle habituellement eau de vie, Calvados, ou encore goutte sont curieusement baptisés « essences », « G », ou encore « pétrole ». Officiellement, avant toute opération de distillation, Pierre se rend à la Régie pour obtenir l’autorisation, avant de faire venir l’alambic ambulant. Entre 1953 et 1971 c’est une moyenne de 80 l d’eau de vie par an qui ont été produites sur l’exploitation. Une des questions sur qui reste sans réponse est bien le devenir de cette production, dont on imagine assez mal qu’elle ait pu être auto-consommée, par une famille de cinq personnes, dont trois enfants.
En attendant, en novembre 1954, Pierre Mendès-France fait passer les décrets qui abolissent les privilèges des bouilleurs de cru, et le 26 avril 1966, l’alambic de la régie de Vimoutiers et détruit.

En dehors des travaux de la ferme, les deux auteurs décrivent par le menu certains aspects plus intimes de la vie de Pierre. Sa participation aux cérémonies religieuses est régulière, même si la chasse, les réunions de famille, et quand même des travaux domestiques ou dans les champs, expliquent certaines absences. Mais ce paysan est un bon chrétien, qui note soigneusement les visites du curé de la paroisse venu prélever le denier du culte.

Enfin Pierre Lebugle est aussi un citoyen actif. Présent dans la vie communale comme conseiller municipal à partir de 1953, il suit le chemin de son père conseiller municipal de Camembert la bourgade voisine. Il est également engagé au syndicat général des agriculteurs du pays d’Auge.
Comme les deux auteurs de cet ouvrage, qui le disent en conclusion, on sort un peu étourdi par la richesse des informations, et la densité des moments retrouvés, dans la vie de ce cultivateur.
À la fin de cet ouvrage, on ne peut pas s’empêcher d’avoir une profonde sympathie pour le personnage dont on a découvert, au fil des jours, l’existence. On a envie de dire tout simplement de Pierre Lebugle disparu depuis, «c’était un type bien, il a bien vécu.»

Au bout du compte, il y a des bilans dans l’existence qui peuvent être moins enviables.

Bruno Modica, très loin et très proche du bocage normand

Jean-Marc Moriceau, historien, et Philippe Madeline, géographe, sont spécialistes des campagnes françaises. Ils dirigent le Pôle rural de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines de Caen. Chercheur au CRHQ-Caen (UMR CNRS 6583), Jean-Marc Moriceau a publié Terres mouvantes (Fayard, 2002), Histoire du méchant loup (Fayard, 2007) et La Bête du Gévaudan, 1764-1767 (Larousse, 2008). Chercheur à ESO-Caen (UMR CNRS 6590), Philippe Madeline a coédité Agriculteurs et territoires, entre productivisme et exigences territoriales (Rennes, Presses universitaires, 2007).

Hors collection 432 pages 28 €