Dans son Histoire contemporaine du Mali – Des guerres saintes à l’indépendance, Vincent Joly montre comment la colonisation a « inventé le Soudan », devenu le Mali après l’indépendance. Un siècle et demi d’histoire, de guerres, de violence dans un espace géographique et ethnique complexe.

Vincent Joly choisit un cadre chronologique en trois temps : le temps des guerres saintes du XIXe siècle, celui de la colonisation et la marche vers l’indépendance.

Le temps des guerres saintes

Le Soudan occidental au début du XIXe siècle

Il s’agit d’abord de définir l’espace géographique concerné. Les limites du Soudan sont mentionnées dans les Chroniques de Tombouctou, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, comme une entité géopolitique. Cet espace, le bassin du Niger, connaît depuis le XVIIIe siècle des épisodes de sécheresse qui amènent les éleveurs nomades à descendre vers le sud pour prouver des pâturages non sans provoquer des tensions avec les sédentaires. L’auteur, s’appuyant notamment sur les écrits de René Caillé, dresse un tableau très concret de la situation économique de la région au début du XIXe siècle, notamment le commerce transsaharien, y compris la traite des esclaves.

L’auteur aborde la lente diffusion de l’islam qui, petit à petit, constitue une communauté qui dépasse le cadre ethnique. Au plan politique, après les grands empires (Ghana, Mali, Songhaï) et les royaumes mossi et bambara, on assiste à une fragmentation politique, d’autant que les entités antérieures n’ont jamais été homogènes. L’État n’est pas centralisé et des pouvoir locaux centrés sur le village ou le lignage existent. Des bandes armées s’imposent ici ou là, comme les Bambaras, sans que cela corresponde à un référent ethnique.

Les guerres saintes

L’auteur rappelle les tensions intérieures et extérieures qui marquent le paysage du monde musulman au début du XIXe siècle et les routes du pèlerinage à La Mecque.

Dans le Soudan occidental, se développe un renouveau religieux qui conteste la légitimité des pouvoirs en place qualifiés de médiocres musulmans et réclame le retour à la charia sur le modèle du Sokoto d’Ousmane Dan Fodio et au djihad.

Les différents moments et leaders de la guerre sainte sont présentés en détail.

L’auteur montre l’existence de fractures internes aux ethnies qui reposent sur des réalités socio-économiques, en particulier entre urbains et ruraux. Les nouveaux pouvoirs imposent un contrôle étroit des mœurs et de l’économie. La sédentarisation des pasteurs peuls permet une islamisation profonde et n’est acceptée que dans la mesure où le travail agricole est effectué par des esclaves, soumis par la guerre. La fragilité de ces nouveaux États, telle la DiinaÉtat théocratique dans le Macina, fondé au début du XIXe siècle par Sékou Amadou, qui disparaît pratiquement à la mort de son fondateur, perte achevée par le djihad d’El Hadj Omar Tall, en 1862 se manifeste dès la mort de leur créateur.

Avec Omar Tall, apparaît un autre djihad. Lui aussi est peul, issu du Fouta-Toro, il impose une nouvelle confrérie religieuse la Tijaniyya, née au Maghreb au siècle précédent. Sa guerre sainte trouve un contexte favorable avec l’atomisation des pouvoirs dans la Haute vallée du SénégalVoir l’ouvrage de Samba Diop, L’épopée d’El Hadj Omar , L’Harmattan, 2023. Son expansion se heurte à la présence française, à Faidherbe, nommé gouverneur du Sénégal en 1854. Omar poursuit alors son expansion vers l’est, que l’auteur décrit avec précision les pertes humaines de cette guerre entre Africains, Peuls contre Bambaras. Cette longue guerre se termine par la mort d’Omar Tall en 1884À propos du sabre d’El Hadj Omar Tall qui a été restitué au Sénégal voir l’ouvrage de Taina Tervonen, Les otages – contre histoire d’un butin colonial, Marchialy, 2022. En novembre 2019. Il était présent à Dakar depuis un an pour l’inauguration du Musée des Civilisations africaines. Elle fut violente, très meurtrière : environ 120 000 morts plus de nombreux esclaves. Pour les Bambaras, les partisans d’Omar sont des colonisateurs.

Le Soudan occidental à la fin du XIXe siècle

Le tableau de la situation politique, économique, religieuse du « pays manding » est bien utile

[Dommage que les cartes présentes en début de volume ne permettent pas de bien localiser cet espace]

L’auteur évoque les « révolutions dioula » derrière Mari Oulé Cissé et surtout Samori qui, dans l’historiographie africaine, est l’incarnation de l’opposition à la colonisation, même si pour certains Africains, il est l’image d’un tyran

[C’est notamment le cas d’Amadou Hampâté Bâ dans son roman L’étrange destin de Wangrin, 10/18, 1992 ]

L’action de Samori est resituée dans le contexte politique et religieux des années 1880, l’emprise territoriale de son empire et l’expansion française, de l’exploration à la conquête.

L’auteur détaille les implantations françaises (Mission Bornis-Desbordes), les combats contre Oumar Tall puis contre Samori et les traités.

Archinard ou le choix de la guerre

Ce chapitre montre l’évolution vers une guerre de conquête, sous l’impulsion d’Archinard.

L’auteur définit, à partir de la carrière et des méthodes d’Archinard, ce qu’est une guerre colonialeVoir Guerres d’Afrique : 130 ans de guerres coloniales – L’expérience française, Vincent Joly, Presses Universitaires de Rennes, collection Carnot, 2009 et le rôle des Tirailleurs, souvent recrutés parmi les esclaves fugitifs et réunis dans des « villages de liberté » mis en place par Galliéni en AOF entre 1887 et 1910.

Le contexte politique en France est favorableDébats sur la politique coloniale en France, séances du 28 et 30 juillet 1885 et l’Afrique de l’Ouest est fragilisée par le djihad de la période précédente.

Terminer la conquête

Il s’agit de consolider la présence française autour de Tombouctou face aux Touaregs. Pour compenser la faiblesse numérique, les Français exploitent les antagonismes locaux, entre nomades et sédentaires, entres groupes nomades, par exemple entre les Kounta et les Iwellemedden.

Pour faire la jonction entre l’Algérie et le Soudan, les Français s’installent à Kidal. En 1905, l’Adrar des Ifoghas est incorporé à l’AOF. La politique française envisage de limiter les déplacements des Touaregs vers le sud et une sédentarisation, mais la présence française reste faible

[2 000 hommes pour 3 000 km de front (p.115)}

Un paragraphe est consacré à la frontière soudano-mautitanienne, un autre à la partie méridionale en pays mossi.

Le récit évoque, sans détails, la « marche vers le Tchad » rendue tristement célèbre par les exactions de la colonne Voulet-Chanoine.

L’invention du Soudan français

Cette partie décrit l’organisation de la colonie, à partir de 1890, un territoire difficile à contrôler, détaché du Sénégal et aux limites fluctuantes.

La mise sur pied d’une colonie

L’organisation, est d’abord, basée sur les institutions et les souverains locauxExemple développé de la région de Ségou en l’absence d’une administration, faute de personnel. Cette politique ne tient pas compte des tensions localesSur ce sujet dans une autre région de l’AOF, on pourra se reporter à l’ouvrage de Philippe Méguelle, Chefferie coloniale et égalitarisme diola – Les difficultés de la politique indigène de la France en Basse-Casamance (Sénégal), 1828-1923,Ed L’Harmattan, collection Etudes Africaines, 2013.

Le choix d’une capitale pour le Soudan, Kayes puis Bamako, illustre les difficultés de gestion du territoire.

Les débuts d’une nouvelle ère

La mise en valeur de la colonie passe par le développement d’une culture de rente : le coton. Le pari est d’autant plus difficile que la fuite des esclaves désorganise la production agricole et que la Grande guerre perturbe cette politique : le recrutement massif de tirailleurs, La force noire de Mangin, les difficultés de transport puisque le chemin de fer destiné à désenclaver la Soudan s’arrête à Kayes. D’autre part, le contexte du début du XXe siècle est peu favorable : sécheresse, disette, le Haut-Sénégal-Niger n’est pas en mesure de contribuer à l’effort de guerre.

Suite aux récoltes contre la conscription dans l’Ouest-VoltaRVH Blois 2018 : table ronde L’Afrique dans la Grande Guerre. Les photographies de la mission de recrutement Blaise Diagne, Intervenants : Jean-Pierre Bat, Archiviste et historien, Benoit Beucher, Docteur en histoire et chercheur affilié à l’IMAF et Zénaïde Romaneix, Conservatrice du patrimoine aux Archives nationales le territoire est réorganisé en 1919, la Haute-Volta est créée avec comme capitale Ouagadougou, elle disparaît dès 1932, répartie entre le Niger, la Côte d’Ivoire et le Soudan.

La mise en valeur de la colonie est freinée par l’exode des populations vers les régions voisines qui offre, avec les grands travaux, un moyen de payer la capitation. L’auteur décrit les déplacements des Mossis vers les terres irriguées de l’Office du Niger, une mise en valeur erratique.

Dans le nord, un autre espace peine à être délimité et contrôlé, la « pacification » du Sahara est confiée aux méharistes, pour mettre fin aux rezzous. Pour l’« est lointain », aux confins du Niger, ne faudrait-il pas rattacher la région de Gao, Kidal, Bourem au Niger Ces informations permettent de mieux comprendre la situation actuelle de la zone dite des trois frontières. ? C’est là une querelle française des années 1930.

Mise en valeur en panne

La crise de 1930 a des conséquences bien visibles au Soudan : chute du cours du coton, de l’arachide qui vient ruiner les efforts de modernisation de l’agriculture, notamment le projet de l’Office du Niger et freine le prélèvement de l’impôt. Les espoirs fondés sur les échanges transsahariens sont également déçus, d’autant que désormais la route supplante le chemin de fer.

L’islam apaisé ?

Les échecs économiques largement analysés sont-ils compensés par un apaisement de la situation religieuse ?

L’analyse française, à l’époque, est celle d’un islam « domestique » loin des fanatiques de l’islam du Maghreb. Les leaders ouest-africains s’accommodent de la présence française, d’un pouvoir « infidèle » en échange d’une autonomie qui favorise les confréries. L’auteur montre l’existence d’une surveillance des leaders jugés dangereux car le djihad reste en mémoire.

Malgré les efforts des autorités françaises (implantation de medersas, notamment pour les enfants de nomades), l’auteur conclut sur un impossible développement d’un islam colonial.

Une société transformée ?

Il s’agit de comprendre les conséquences de la démobilisation sur les relations entre colonisés et colonisateurs, au lendemain de la Grande Guerre.

La démobilisation est lente, délicate d’autant que la région est frappée par des épidémies rapportées par les soldats (grippe espagnole, fièvres).
Les anciens combattants et les familles de soldats morts au combat vont percevoir des indemnités. Des emplois réservés sont créés. Certains renoncent à un retour au village, on constate l’émergence d’une nouvelle strate d’agents du pouvoir colonial. Le climat des relations avec les anciens commandants de cercle est parfois tendu, quand ceux-ci avaient envoyé à la conscription leurs captifs, mais aussi parce que les anciens combattants sont exclus du régime de l’indigénat.

Dans les années 1920 les colonisés représentent encore près de 30 % des effectifs de l’arméeOn les retrouve pour l’occupation de la Rhénanie, au Maroc, au Levant. Le recrutement s’élève à environ 10 000 homme/an malgré les fuites comme pendant la guerre et la migration économique vers la Côte d’Ivoire ou la Gold Coast. Pour répondre aux besoins de main-d’œuvre, la deuxième « portion »Le tirage au sort devant la commission de recrutement prévoyait une première « portion » envoyée vers l’armée et une deuxième mobilisable est sollicitée pour les grands travaux, une forme de travail forcé.

C’est aussi la période durant laquelle l’administration cherche à former une élite africaineCréation en 1923 de la première école primaire supérieure et d’apprentissage à Bamako, les « associés ». En 1930, on dénombre 11 000 élèves (3 % de la population en âge scolaire). L’effort porte sur les écoles pratiques d’agriculture. Cette scolarisation rencontre pourtant une certaine résistance des populations attachées aux écoles coraniques.

La société reste fortement marquée par une hiérarchie du colon blanc à l’indigène, sujet et non citoyen. Un paragraphe décrit la situation d’une mince catégorie de fonctionnaires locaux, dit « évolués », moins politisés qu’au Sénégal. La vie des Français au Soudan est caractérisée par leur faible nombre270 Européens/15 000 habitants, à Bamako en 1923, une « micro-société d’abondance ».

Déception et espérances

Cette troisième partie annonce l’indépendance.

Du Front populaire à la guerre

Les abus de la colonisation dénoncés par André Gide ou Albert Londres incitent à une évolution : promotion des progrès techniques, meilleur respect des populations, en lien avec la réflexion sur les droits de l’homme, vision d’une colonisation humaniste.

Cette période est celle des espoirs quand arrive, en décembre 1934, Félix Eboué, un fonctionnaire noirFélix Éboué – De Cayenne au Panthéon (1884-1944), Arlette Capdepuy, Karthala, 2015.

Des organisations politiques, syndicales se créent, à partir du droit de coalition reconnu en août 1936 ? des leaders apparaissent comme Mamby Sidibé, Ouezzin CoulibalyFondateur du premier syndicat d’enseignants indigènes en AOF. L’auteur décrit le climat politique au Soudan, notamment l’émergence de regroupements mixtesColons et Soudanais, comme l’ARP – Association des Amis du rassemblement populaire qui posent la question de la représentation politique des Africains. La chute du Front populaire amène un raidissement des positions, un divorce entre l’élite soudanaise et l’administration.

Le Soudan dans la guerre

En 1939, la mobilisation offre l’occasion de mesurer le loyalisme des populations. Si les conditions alimentaires sont bonnes, on craint des refus dans les régions en révolte en 1916, en particulier à la frontière du Sahara.

Le recrutement permet de mesurer l’état sanitaire de la population, il est médiocre. Le pourcentage de soldats alphabétisés est faible (5 %). Ces constats montrent l’échec de la « mission civilisatrice » de la colonisation.

L’effort économique attendu est prudent, il convient d’abord de satisfaire les besoins de la colonie. L’enclavement du territoireUne grande partie des pistes est impraticable en saison des pluies ne permettrait pas d’exporter des denrées.

Lors de l’armistice, les « évolués » expriment leur attachement à la France. La propagande du gouverneur Desanti est très hostile à De Gaulle et aux Anglais. On met en place une surveillance des commandants de cercle et des démobilisés. Les chiffres concernant les morts et les prisonniers de guerre sont difficiles à établir80 000 hommes « indigènes » africains et maghrébins dans les frontstalags, impossible de dénombrés les Soudanais.

L’auteur évoque la crise de confiance à l’égard du colonisateur vaincu et la recrudescence de l’influence hamalisteLe hamallisme, issu de la confrérie tidjaniya, s’est répandu au Niger, au Mali et au Sénégal. Son fondateur, Cheik Hamallah, est un érudit musulman et leader spirituel de Nioro. Les événements de Nioro-Assiba amènent à une forte répression aux confins soudano-mauritaniens.

Après une période de sécheresse, en décembre 1940, la situation alimentaire est grave et mal gérée. L’adoption d’un nouveau code pénal de l’indigène et la perte des droits politiques des citoyens africains, en mars 1941, n’incitent pas à l’adhésion pour le gouvernement de Vichy.

Le retour dans la guerre

Le débarquement allié en Afrique du Nord change la donne, même si une minorité reste attachée au régime de Vichy. L’auteur détaille le second effort de guerre : recrutement de soldatsUn peu plus de 20 000 recrutés entre le printemps 1943 et la fin de la guerre, la participation aux combats, le « blanchiment » des troupes, la difficile démobilisation.

La situation économique, alimentaire et sanitaire est mauvaise et une recrudescence des troubles religieux rendent difficile la gouvernance du Soudan.

Un Soudan nouveau ?

Il est à nouveau question des limites de la colonie et des déplacements des nomades au nord et au sud avec la reconstitution de la Haute-Volta en 1947.

Après la Conférence de Brazzaville, des tensions sociales se développent et un éveil politique se concrétise en vue des élections à l’Assemblée Constituante, en octobre 1945. Venus de Dakar, la propagande indépendantiste fagne le Soudan.

L’auteur développe son propos : les différents leaders et parts politiques, la question de l’extension de la citoyenneté avec maintien du double collège électoral, la place des communistes dans les débats entre partis politiques soudanais. Il détaille les programmes des deux grands partis : PSD et US-RDA et les relations avec les autorités.

1952-1958, les années charnières

Cette période de nombreuses consultations électorales permet à l’idée d’indépendance de gagner du terrain dans toute l’AOF, malgré la division entre les fédéralistes, Modibo Keita au Soudan, Sékou Touré en Guinée et les « territorialistes » comme Houphouët- Boigny . Ces divisions se retrouvent dans la rue, le mouvement se radicalise. L’auteur fait une grande place à Modibo Keita.

Dans la même période, on assiste à un réveil religieux ambigu avec l’influence des Frères musulmans à laquelle s’oppose Amadou Hampâté Bâ, notamment par la création d’écoles face aux écoles coraniques pour freiner l’arabisation.

La guerre d’Algérie n’est pas sans conséquences. Le sort du Sahara, désormais pétrolier, vient compliquer la situationCréation envisagée d’un Sahara soudanais au sein de l’Union française, refusée par Modibo Keita.

La République soudanaise est proclamée le 24 novembre 1958, État associé au sein de la Communauté, mais la frontière avec l’Algérie n’est pas réglé.

Inventer un État

D’abord uni au Sénégal, la rupture est rapide, dès le 22 septembre 1960. C’est cet échec qui ouvre le dernier chapitre. L’auteur montre l’étendue des désaccords avec Paris savant même l’indépendance du 20 juin 1960 et enchaînements des événements qui amènent à la rupture entre Bamako et Dakar.

Conclusion : le temps des défis

Comment faire d’un territoire une nation, forger un sentiment d’appartenance et développer le pays ? C’est l’enjeu de la période qui s’ouvre.

 

Cet ouvrage très documenté propose une analyse qui s’appuie sur un récit très détaillé des faits. Sa lecture permet de mieux comprendre la situation actuelle du Mali. Il est en outre un ouvrageDeuxième et troisième partie à ne pas négliger pour les candidats au Capes 2025 et à l’agrégation interne.