Véronique Grandpierre poursuit son œuvre de présentation de cette civilisation mésopotamienne en prenant un angle particulièrement original. Le choix d’une édition livre de poche présente un intérêt évident, qui est celui de rendre cet ouvrage accessible à toutes les bourses, et il faut noter avec satisfaction que cela n’a pas empêché l’intégration dans cet ouvrage d’illustrations d’excellente facture.
L’auteur commence par situer géographiquement l’espace dont il est question, avec ce croissant fertile qui a pu apparaître comme le berceau des civilisations proche-orientales, plus ou moins centré sur l’actuel Irak que Véronique Grandpierre connaît bien pour y avoir consacré sa thèse. Un tableau chronologique permet de situer les différentes dynasties et royaumes qui se sont succédés entre le troisième millénaire et la fin de l’empire perse sous les coups d’Alexandre le Grand en 331 avant Jésus-Christ.
Au cœur des mythes fondateurs
Comme dans son histoire de la Mésopotamie Véronique Grandpierre nous fait prendre conscience que la plupart de nos mythes, des bases de notre civilisation judéo-chrétienne plongent leurs racines dans ces civilisations du Moyen-Orient ancien. Puisant ses sources directement dans l’épigraphie cunéiforme, elle présente des explications issues des découvertes les plus récentes dans ce domaine, même si les bouleversements liés à la situation géopolitique de la région ont pu ralentir ou entraver certains chantiers de fouilles archéologiques. L’ouvrage est assorti d’une très copieuse bibliographie d’un index et d’un appareil de notes particulièrement complet. Le lecteur qui voudrait creuser au sens propre du terme dans le passé de ces civilisations y trouvera très largement son compte.
Dans une première partie Véronique Grandpierre présente les liens existants entre le sexe, l’amour et le divin. On est très vite tenté, dès la lecture de ces pages, de faire des analogies entre les relations amoureuses sexuelles des divinités du Panthéon gréco-romain et celle de ces Dieux-Rois dont les noms ne sont pas familiers comme Enlil le roi des dieux et Innana / Istar.
Le socle de ces histoires va très au-delà des relations sexuelles puisque l’acte d’amour intervient dans l’ordre du monde, permet de s’initier à un savoir caché, le tout associé à un arbre sacré, un arc-en-ciel et à la ziggurat. Les références bibliques ne sont pas très loin à propos de cet arbre, que l’on retrouve plus loin, présenté comme le palmier dattier, arbre de longue vie. Le culte de ces divinités s’inscrit très clairement dans la vie sexuelle des femmes et des hommes, qui, par la recherche du plaisir atteignent un bonheur tout à fait terrestre.
Les mythes qui mettent en scène les relations amoureuses des dieux de Mésopotamie sont là pour fixer les règles de la société et de la vie quotidienne. Et de ce point de vue, les dieux de ce panthéon n’ont pas des comportements de prédateur sexuels ou de consommateurs effrénés de sexe. Leur vie sexuelle traduit un amour profond, de véritables sentiments amoureux, qui peuvent être considéré comme exemplaires.
Il donne de la corne dans l’arène
Dans le deuxième chapitre sexe et société l’auteur revient très opportunément sur une réflexion sur le genre, montrant d’ailleurs comment on a pu passer, au niveau des mythes, traduisant les évolutions sociales, d’un système où les divinités principales relèvent de l’ordre féminin, à cette société du deuxième millénaire avant Jésus-Christ que Véronique Grandpierre qualifie de monde d’hommes dirigés par des hommes.
On retrouve dans l’épigraphie des références à la polyandrie, : « les femmes d’antan avaient l’habitude d’avoir deux maris, les femmes d’aujourd’hui ont renoncé à ce crime. » Dès le début de l’écriture les plus anciens signes qui déterminent le sexe biologique d’un sujet et sa place dans la société montre que la femme est désignée par son sexe l’homme par sa personne. Par contre dans le vocabulaire, la désignation des organes génitaux féminins apparaît comme quatre fois plus riche que pour les hommes, avec une traduction très imagée, comme le vallon sacré par opposition au roi dressé qui désigne le pénis. On retrouve même dans cette différenciation sexuée la référence au taureau, symbole mâle par excellence dans cet hymne à la gloire d’Enki, « pareil à un taureau, il donne de la corne dans l’arène ! » Je soupçonne ici une référence volontaire à la tauromachie qui trouve ses racines encore ici. Notons que le Bos ibéricus qui est l’animal roi de tauromachie de tradition espagnole aurait une origine proche-orientale.
Ici aussi on aurait envie d’y voir les racines de ce culte du taureau qui a traversé les civilisations des jeux des crétois, au minotaure en passant par Mithra, le taurobole jusqu’à nos tauromachies modernes.
Les hommes et les femmes ont des statuts juridiques différents, mais si juridiquement une femme est inférieure à un homme, l’accès au commandement économique lors de la renaissance sumérienne à la fin du troisième millénaire ou à Babylone leur est tout à fait permis. Par contre lorsqu’une femme travaille pour quelqu’un d’autre, le salaire perçu sous forme de ration correspond pour l’homme à plus du double de celui de la femme. Toutefois, une codification très élaborée des successions et des héritages existent. Dans plusieurs testaments retrouvés il est question de transmission de l’autorité parentale à l’épouse survivante, interdisant aux enfants de réclamer leur part d’héritage temps que leur mère est en vie. Cela rappelle tout à fait la donation au dernier vivant et le principe de l’usufruit.
« Aucune herbe mais aussi douce qu’une épouse »
Le célibat est loin de constituer une norme acceptable car cela nuit au développement de la société. Les enfants, et en particulier les fils, assurent la transmission du patrimoine familial, subviennent aux besoins de leurs parents dans leurs vieux jours et après leur mort gardent leur mémoire. Très clairement on retrouve ici le culte des ancêtres communs à la plupart des civilisations. Les adolescents, à l’éveil de leur vie sexuelle, doivent être particulièrement protégés. Les démons qui sont susceptibles de détourner les jeunes filles du mariage avec un homme au profit d’une union avec un Dieu symbolise les désirs sexuels refoulés, notamment la pulsion incestueuse, la divinité renvoyant aux parents.
Les mariages semblent le plus souvent arrangés, l’un des objectifs étant d’accroître le patrimoine familial et la composition de la dot, dans les grandes familles, est le premier critère de choix. La virginité ne semble pas être un tabou spécifique, une femme qui n’est plus vierge n’est pas forcément « dévalorisée » mais au contraire, dès lors qu’elle n’a pas enfanté, peut prendre de la « valeur », puisqu’elle est passée de l’immaturité à la maturité sexuelle. Mais si cela est vrai dans les mythes et pour les relations entre les dieux et déesses, la pression sociale impose la virginité comme norme dans le monde réel. La virginité d’une femme peut être un gage de fidélité et la garantie pour son époux d’être le père de ses enfants. L’initiation sexuelle antérieure au mariage a tout de même une valeur positive pour l’homme, ce qui pose évidemment le problème de la prostitution qui permet de satisfaire ce besoin d’initiation. Une réglementation très précise existe en matière de dot et d’indemnités à la famille de la jeune fille qui reçoit une compensation pour la perte de la force de travail. En la matière les sources épigraphiques sont extrêmement nombreuses avec parfois des litiges et des procès souvent compliqués dès lors qu’il faut procéder à une indemnisation des parties lésées par la rupture de ce contrat. Dans le code de lois du roi babylonien Hammourabi au deuxième millénaire avant Jésus-Christ il est clairement stipulé que c’est le contrat qui compte et pas forcément l’usage, c’est-à-dire la vie commune et les relations sexuelles.
On retrouve également au XIXe siècle avant Jésus-Christ, chez les assyriens et un peu plus tard au XVIIe siècle une référence au voile, dont le port est attesté au moment de la cérémonie du mariage. Ce n’est toutefois pas une obligation et aucune sanction n’est prévue si elles ne le portent pas.
Par contre, une esclave ou prostituée qui se couvrirait la tête pour se faire passer pour une femme respectable s’expose, selon les lois Medios-assyriennes à 50 coups de bâton et à se faire verser de la poix sur sa tête et une esclave aurait en plus les oreilles coupées. Dans un certain nombre de circonstances le fait de voiler une femme, devant 5 ou 6 témoins, est une forme d’affirmation publique de la volonté d’une union. Une sorte de demande officielle en mariage, en quelque sorte.
Le séisme orgasmique
Dans le mariage lui-même, cela ne se limite pas à un simple arrangement ou un contrat. Dans les mythes qui traduisent une forme de pratiques sociales, il existe véritablement un art des préludes amoureux, une forme de flirt ou de préliminaires, les sources ne semblent pas le préciser, mais aussi une référence plus explicite à l’acte sexuel lui-même et à un « séisme » que l’on pourrait rapprocher d’un orgasme. Et cela semble pouvoir se produire avant le mariage proprement dit. En fait la différence existe entre la consommation du mariage et l’arrangement contractuel.
En tout cas, à l’issue de la période de fréquentation un repas est donné par la famille de la jeune fille grâce aux victuailles apportées par celle du jeune homme. Et page 115 une liste impressionnante des aliments offerts à cette occasion est donnée à l’occasion du mariage de la déesse Sud et d’Enlil. Cela va des aurochs, cerfs, éléphants, daims et gazelles aux grenades aux larges grains jusqu’aux fruits divers de jardin, plus faciles à digérer, sans doute pour faire passer l’éléphant !
Statut des femmes, polygamie royale
Les mariages sont en général monogames à l’exception des rois qui ont des épouses principales et secondaires et des concubines. Les effectifs notamment au troisième millénaire avant Jésus-Christ, à Ebla dans l’actuelle Syrie peuvent aller de 350 à 650. Mais bien souvent ces mariages multiples correspondent à des alliances diplomatiques. Pour le reste de la population, la monogamie est la règle même si dans certains cas, au début du deuxième millénaire avant Jésus-Christ, les grands marchands assyriens, absents du domicile conjugal durant de très longs mois, prennent une épouse secondaire en Anatolie, là où ils exercent leur activité commerciale.
Les mythes du passé font référence parfois à la polyandrie mais cela est exceptionnel. Une veuve peut se remarier toutefois et une femme laissée sans ressources peut rejoindre un autre homme. Les loi syriennes précise toutefois qu’un délai de cinq ans est nécessaire. Cependant si un homme abandonne volontairement sa femme en quittant la ville, il perd tous ses droits sur elle, même s’il revient.
Les lieux pour se livrer à l’acte sexuel ne sont pas non plus dénués d’intérêt. Au niveau symbolique le corps de la femme est un jardin dans lequel l’homme plante un arbre ici aussi on insistera sur le rapprochement avec le jardin d’Éden, sorte de paradis où l’on se livre au plaisir des corps et aux délices des sens. Dans les jeux du plaisir et de l’amour différent procédés, parfois très sophistiqués, sont employés pour résoudre les difficultés qui peuvent survenir. On y retrouve l’usage des fragrances, des huiles essentielles, mais aussi quelques incantations permettant de pallier quelques insuffisances ou dysfonctions érectiles.
Ces quelques lignes ne montrent que de façon très incomplète la richesse de cet ouvrage et des civilisations qui sont ainsi décrites. Avec le précédent, « histoire de la Mésopotamie », le professeur d’histoire dispose d’une présentation quasiment exhaustive de ce que l’on peut considérer comme le berceau de toutes nos cultures. Dans l’histoire de la Mésopotamie on retrouvait les bases de l’organisation politique, la gestion administrative, les principes diplomatiques. Dans cette histoire de la vie, envisagée sous l’angle de l’amour et du sexe, ce sont les fondamentaux de la vie sociale, de la dimension familiale successorale à l’intimité sexuelle, qui sont ainsi traités.
Lorsque l’on enseigne depuis de (trop) nombreuses années, on se prend à espérer qu’une prise en compte des programmes d’enseignement qui ne soit pas dictée par des préoccupations triviales, puisse envisager une véritable formation au « langage des civilisations ». Et à ce titre, la découverte de l’histoire de ce Proche-Orient ancien peut apparaître comme une révélation. Cela suscite également l’admiration pour ces chercheurs, dont Véronique Grandpierre fait partie, qui rendent intelligible au profane ces entailles tracées dans des tablettes d’argile, porteuses d’un message qui a traversé les millénaires.
Il y a un décalage immense entre la modicité, la modestie même des deux ouvrages, publiés dans une édition de poche, et la richesse de leurs contenus. On aimerait, dans un avenir proche, que soit publiée pour cette civilisation une sorte de « «grammaire» un ouvrage de référence, richement illustré, qui serait assurément un formidable voyage au cœur de nous-mêmes. Dans le cas de l’amour, pour en revenir à ce livre, ce serait indispensable.
Bruno Modica