Le 4 août 1914, les troupes allemandes envahissent la Belgique neutre. Au bout de quelques jours, des rumeurs se répandent selon lesquelles elles commettent de brutales atrocités contre des civils innocents. Exécutions d’otages, viols, pillages, boucliers humais, exécutions sommaires semblent se multiplier sur le passage des troupes allemandes. Des récits analogues apparaissent également en Lorraine, à deux cent kilomètres plus au sud, où les troupes allemandes pénètrent simultanément en territoire français. Ces histoires d’atrocités trouvent rapidement un écho dans la presse des puissances alliées (Grande-Bretagne ; France ; Russie) et de leurs sympathisants neutres. Elles atteignent un paroxysme lorsque l’invasion allemande balaye la Belgique et le nord-ouest de la France avant d’être arrêtée lors de la bataille de la Marne, au début de septembre 1914. C’est seulement en octobre de la même année, lorsque la retraite allemande qui s’ensuit prend fin dans l’impasse des tranchées, que cessent les rapports sur les atrocités allemandes. Réalité ou bourrage de crâne de la propagande alliée ? Les historiens irlandais John Horne et Alan Kramer se sont penchés sur cette question et ont mené l’enquête dans plusieurs pays européens. La masse d’archive qu’ils ont consulté livrent une réponse accablante : près de 6.500 civils belges et français ont été intentionnellement assassinés, des centaines de villages, voire des villes, ravagés par l’armée allemande.

INVASION

 

L’intention de l’état-major allemand se base sur le plan Schlieffen afin de s’assurer d’une rapide victoire à l’Ouest. Cinq armées allemandes, représentant un million d’hommes se déversent dans un vaste mouvement décrivant un grand arc à travers la Belgique centrale et méridionale. Objectif : encercler l’armée française par le nord et prendre Paris à revers. Deux armées supplémentaires doivent tenir la frontière d’Alsace-Lorraine contre une invasion française de l’Allemagne. Or, pour accomplir le plan d’invasion, les forces allemandes doivent forcer l’entrée de la Belgique par Liège. Cette ville représente un verrou stratégique et industriel car elle contrôle l’accès à la plaine centrale et à la vallée de la Meuse. Entourée de forts modernes en béton et en acier, elle représente, avec Namur et Anvers, la défense de la Belgique. Pour l’état-major allemand, les Belges (l’armée) ne sont pas considérés comme des ennemis. Aussi, les troupes allemandes se contenteront-elles de traverser le territoire belge afin d’aller affronter l’armée française. Or, le roi belge et son état-major de l’entendent pas de cette oreille en appellent à l’unité nationale. Bien évidemment, la petite armée belge ne peut s’opposer durablement à la formidable machine de guerre allemande. Pour autant, la résistance farouche et opiniâtre des Belges va contrecarrer l’invasion allemande. Deux autres villes vont devenir également le théâtre de furieux combats: Dinan et enfin Louvain. Cette résistance armée belge est d’autant plus mal vécue par les troupes allemandes qu’elle reste incompréhensible. On est bien loin de l’image d’une armée allemande toute puissante. Les troupes du Kaiser sont à plusieurs reprises sévèrement étrillés, voire malmenés. Les attaques sont refoulées par l’armée belge et les pertes allemandes deviennent sensibles. Dans ce contexte, les reflux de l’armée allemande sur sa base de départ engendrent les premières « atrocités ». Lors des attaques, les soldats allemands se disent avoir été victimes de francs-tireurs, de populations hostiles qui leur tiraient dessus depuis les fenêtres des maisons, des toits, des rues. Malmenés par les troupes belges, il n’en faut pas plus aux soldats allemands pour exciter leur rancœur et leur haine envers les civils.

Les accusations « d’atrocités » ne se cantonnent pas, d’ailleurs, à un seul camp belligérant. D’emblée, ses soldats allemands parlent « d’atrocités belges et « d’atrocités françaises ». Selon ces récits, des civils ennemis ont attaqué traîtreusement les troupes allemandes alors qu’elles s’y attendaient le moins, par des embuscades lorsqu’elles dormaient ; ou lorsque les blessés gisaient à terre. Dans les histoires les plus macabres, les soldats allemands sont empoisonnés, aveuglés et castrés. Ces histoires atteignent elles aussi rapidement la presse et les civils. Les « atrocités belges et françaises » sont attribuées à des « irréguliers » ou à la guérilla connus sous le nom de francs-tireurs. Le terme vient de la guerre franco-prusienne de 1870 – 1871, où des détachements de volontaires ainsi nommés harcelèrent les armées allemandes. L’image du franc-tireur français avait alors subsisté dans la mémoire et l’imagination allemandes et renaissait ainsi en 1914 à travers l’idée que les civils ennemis résistaient à une nouvelle invasion allemande.

Afin de décrire ces histoires incompatibles « d’atrocités » que se rejettent chaque camp, le livre présenté tente de reconstruire les événements qui se sont déroulés durant les deux mois et demi de l’invasion de 1914. C’est la première étape pour comprendre comment les contemporains ont pu en arriver à des vues si opposées sur la question. La première partie retrace une histoire de l’invasion allemande reconstruite à partir de sources des deux camps. Les auteurs expliquent ce qui sous-tend l’imagination collective, les mythes et les croyances qui ont structuré l’expérience de l’invasion et les « atrocités » qui en ont découlées. La deuxième partie entreprend cette même tâche mais pour chaque camp, successivement.

CONSTRUCTION CULTURELLE

L’invasion, cependant, n’est que la moitié de l’histoire. La question des « atrocités » ne disparaît pas une fois la guerre d’usure installée. Des rapports officiels, des enquêtes dans les journaux, des pamphlets et des images sont venus alimenter et renforcer les accusations jusqu’au printemps de 1915. Les « atrocités » ennemies deviennent alors l’un des thèmes majeurs de la guerre, pour les deux camps. Il n’est plus uniquement question de gagner, alors, l’opinion des pays neutres (Etats-Unis, Italie). La question des « atrocités » aide à mobiliser l’opinion nationale en faveur de la guerre dans les principaux pays combattants en projetant une image déshumanisée de l’ennemi. Ce sujet a donc été imaginairement et intellectuellement transformé par le processus de mobilisation culturelle des deux côtés des belligérants tout au long du conflit. Le conflit civilisationnel n’est pas loin. Mais puisque la question des « atrocités » donne un sens à la guerre, elle va également formater la paix à venir. Le traité de Versailles a été considéré par les Alliés comme un jugement moral et il comprend également une tentative de juger des figures militaires allemandes pour « crimes de guerre » commis pendant et après l’invasion de 1914. Ce qui préfigure ainsi le procès de Nuremberg un quart de siècle plus tard. Il est vrai que pour nous, femmes et hommes du XXIème siècle, nous avons oublié que, pour la plus grande partie de l’opinion allemande pendant l’entre-deux-guerres, l’accusation alliée à propos des crimes de guerre allemands rivalisait avec celle d’être responsable du conflit. Les Allemands considérant par conséquent que cette paix de Versailles était un véritable « diktat », qui plus est injuste. Mais il y eut également une réaction dans les anciens pays alliés à propos des crimes de guerre. Les désillusions consécutives à la guerre et un scepticisme croissant vis-à-vis de la propagande conduisirent l’idée que les « atrocités allemandes » avaient été, à l’époque de la guerre, des inventions des gouvernements alliés désireux de prolonger le massacre. Pourtant, une mémoire minoritaire de victimisation et de martyre au cours de l’invasion de 1914 était préservée en France et en Belgique, au point que les « atrocités allemandes » demeurèrent au cœur de la mémoire irréconciliable de la Grande Guerre, et ce, même après 1945.

HISTORIOGRAPHIE

Malgré leur importance, les atrocités allemandes de 1914 n’ont pas beaucoup attiré l’attention des historiens. Un sociologue belge écrivant pendant la guerre, Fernand Van Langenhove, affirme, que la croyance allemande en l’existence de francs-tireurs belges est un « cycle de légendes ». Mais cette étude se limite aux Allemands, excluant les croyances alliées et n’explique pas pourquoi les soldats allemands répondirent à la prétendue résistance civile de manière extrêmement brutale. Néanmoins, cet ouvrage de l’historien belge fut considéré comme révolutionnaire par l’historien français Marc Bloch lorsque, retraçant sa propre expérience de guerre, il écrivit en 1921 sur les mythes et les rumeurs en temps de guerre. Marc Bloch réfléchissait alors sur les attitudes profondes et les mentalités qui sous-tendaient les manifestations d’irrationalité dans les moments de crise ou de tension. Ces travaux ouvraient à l’histoire des mentalités entreprise et publiée dans la revue des Annales. Dans l’entre-deux-guerres, les historiens reflétèrent leur scepticisme dominant qui voient dans les « atrocités allemandes » une fabrication des Alliés. Cette idée demeure après 1945. L’idée principale étant de retenir que la Première Guerre mondiale a été un moment d’horreur de la guerre industrielle et des passions nationalistes. Il n’y eut qu’une seule tentative pour étudier ce qui s’est réellement passé. Ce fut le fruit d’une coopération entre historiens belges et allemands dans les années 1950, et elle affirma que, dans le cas de Louvain, les Belges avaient eut raison de protester de leur innocence de toute résistance civile et que les enquêtes officielles allemandes à propos des accusations d’atrocités alliés (Livre blanc de 1915) n’étaient pas crédibles.

VIOLENCE CONTRE LES CIVILS

La violence militaire allemande à l’encontre des civils a été mesurée statistiquement par les auteurs. Le ratio établi se base sur la mort de dix civils ou plus (incidents majeurs). Dix variables ont été choisies pour affiner les résultats : date, localité, province belge ou département français, nombre de civils tués, nombre de bâtiments détruits, incident lié à un combat ou non, panique des troupes allemandes, bouclier humain, déportations de civils et unités allemandes responsables. Sur les cent vingt neuf incidents recensés (101 en Belgique et 28 en France), près de 5546 civils furent exécutés (4421 en Belgique et 725 en France). Il est clair que l’importance numérique des tués belges est prépondérante. Mais elle ne définit pas le phénomène. La Meurthe-et-Moselle, avec près de 17 incidents recensé pour 409 civils abattus (situation similaire dans le Brabant) montre clairement que, aux yeux des troupes allemandes, ce sont les civils qui sont les ennemis, par les Belges ou les Français. Pour ce qui concerne le décompte macabre des civils, il faut inclure les incidents mineurs comprenant entre 1 et 9 tués. 383 incidents mineurs pour la Belgique, faisant près de 1100 civils supplémentaires. Ce calcul est plus ardu pour la France car la Commission d’enquête ne pouvait avoir accès aux zones françaises envahies par les troupes allemandes. Mais en appliquant le même ratio de morts entre incidents majeurs et mineurs, les auteurs estiment à 906 le nombre de civils tués. Le nombre total de civils belges et français délibérément abattus par les troupes allemandes durant l’invasion avoisine alors les 6427.

L’autre violence commise est le viol qui semble avoir été pratiqué assez largement. Mais le calcul de cet acte reste très aléatoire. Les victimes ne se sont guère livrées à des témoignages. Par ailleurs, le comportement militaire allemand révèle des caractéristiques selon les deux auteurs : 65 % des incidents majeurs (plus de 10 civils tués) sont liés directement au combat. Que les soldats allemands aient cru que les civils participaient au combat (francs-tireurs) ou que cette affirmation recouvre d’autres motifs moins avouables (frustration d’avoir été repoussé par les troupes adverses ; pertes sensibles) explique que le sort des civils ait été étroitement lié à la bataille. Dans 22 %, les pertes civiles furent causées par la panique des troupes allemandes. Il s’agit là aussi d’une réaction d’hystérie collective et incontrôlable que l’encadrement et le commandement n’a maîtrisé qu’avec difficulté. On est donc bien loin de l’image d’une armée allemande ultra disciplinée et toute puissante. La panique (des soldats allemands se sont tirés dessus mutuellement) explique que des villes comme Andenne, Louvain ou Lunéville ait été presque entièrement rasée ! La violence a donc été endémique dans l’armée allemande face aux civils. Par exemple, tous les régiments allemands ayant participé, comme à Liège, à l’assaut de la ville, ont commis des exactions. Pendant la campagne de la Marne, la violence touche tous les départements traversés par la force d’invasion. Les destructions d’édifices deviennent délibérées et systématiques, souvent par incendie, dans toutes les villes traversées par l’armée allemande. Depuis le siège de Liège, les boucliers humains sont utilisés dans 25 % des cas. Quel que soit le motif (punition, revanche ou efficacité tactique), les Allemands, du début à la fin, se sont servis de civils pour se protéger pendant les attaques. La prise d’otage et la déportation font aussi partie des mesures de rétorsion (14 %). Cette méthode est utilisée dès la mi-août 1914, après l’anéantissement de la ville de Visé, en Belgique.

Les atrocités allemandes de 1914 sont donc un phénomène complexe. Elles embrassent des événements qui se sont déroulés pendant l’invasion allemande de la Belgique puis de la France. Il faut également prendre en compte la signification de ceux-ci à l’époque, les mentalités profondes qui les sous-tendent et la façon dont ils ont été mémorisés plus tard dans les populations. En clair, savoir comment les contemporains ont compris l’événement, à travers les croyances collectives et les constructions culturelles est capital. Pour autant, pour reconstruire ce qui s’est passé, il faut analyser qui a fait quoi et à quel moment. Les auteurs ont donc qualifié ces événements comme des « atrocités allemandes » puisque c’est ce qu’elles furent au regard des règles contemporaines de la Convention de la Haye de 1907 sur le droit de la guerre, signée par l’Allemagne. Cela signifiait par conséquent pour les Alliés que les actions des troupes allemandes constituaient des crimes de guerre.

SOURCES

Les volumes de sources publiés sont par ailleurs énorme. Les commissions mises en place par les Gouvernements belges et français après guerre pour enquêter sur les crimes de guerre allemands comptent de grande quantités de matériaux non publiés ou totalement inexploités par les historiens. D’autres sources sont venues compléter cette immense enquête. Par exemple, les journaux des officiers et soldats allemands dispersés dans les archives allemandes se sont révélés primordiaux. Cependant, des sources ont été perdues, comme les dossiers de l’état-major de l’armée prussienne, largement détruits durant la Seconde guerre mondiale. Cela a rendu par conséquent difficile la reconstitution de l’histoire des 1ère et 2ème armées allemandes, entièrement prussiennes en 1914, et celles des unités prussiennes appartenant aux cinq autres armées qui prirent part à l’invasion de la Belgique et de la France. En outre, les archives de l’armée allemande concernant l’invasion allemande de 1914, dont les Soviétiques se sont emparés en 1945, ont été retrouvées dans les archives du KGB à Moscou. Elles comblent certains vides cruciaux en particulier concernant la destruction de la ville de Dinan en Belgique. Enfin, les archives du Vatican et du Département d’Etat à Washington, DC, sont de riches dépôts d’accusation et de contre-accusation d’atrocités ennemies par les nations en conflit en 1914 – 1915. Ce qui s’est passé pendant l’invasion a été établi grâce aux témoignages rassemblés par les commissions d’enquête belges et françaises ainsi que la documentation rassemblée par deux prêtres belges durant le conflit ! Tout ceci a été vérifié et corrigé par les sources allemandes, principalement le Livre blanc, les histoires officielles de la guerre, et les récits non publiés des soldats. Fréquemment, les témoignages sont contradictoires et établir ce qui s’est passé nécessite d’analyser les récits et de trancher entre eux. Les dépositions faites par les témoins français et belges auprès des commissions d’enquête, et donc beaucoup n’ont pas été utilisées dans les rapports officiels parce qu’elles étaient indignes de confiance, révèlent nombre de choses sur l’attitude et les croyances des civils et des soldats ordinaires. La même chose se confirme pour les enquêtes allemandes contemporaines et postérieures à la guerre en réponse aux demandes alliées de poursuivre de prétendus criminels de guerre allemands.

Ce livre met clairement en perspective la dramatique situation des populations civiles prises dans la furie des combats. Les méthodes employées par l’armée allemande en août 1914 laissent par ailleurs transparaître ce qu’il adviendra des populations annexées durant la Seconde guerre mondiale : déportation des populations en Allemagne ; réquisitions ; exécutions ; représailles ; pillages. On assiste donc à une brutalisation de la guerre, comme l’a très bien explicité George L. Mosse dans un de ses ouvrages De la Grande Guerre au totalitarisme : La brutalisation des sociétés européennes. Enfin, les mémoires des belligérants au sujet des « atrocités allemandes » sont longtemps restées inconciliables.