Bertrand Hervieu, sociologue au CEVIPOF et François Purseigle, maître de conférence en sociologie à l’Université de Toulouse et à l’ENSAT font le point sur plus de soixante ans de sociologie rurale. Aujourd’hui, à l’âge de la globalisation une refondation de la sociologie des mondes agricoles est nécessaire tant dans les pays développés que dans les pays du Sud. Dans l’incontournable collection U de vulgarisation universitaire voilà une synthèse qui retrace l’évolution de la discipline comme de son objet d’étude jusqu’aux questions qui remettent en cause les paradigmes de la spécialité. Ce livre rend service aux étudiants comme aux professeurs confrontés aux questions des programmes autour de l’alimentation, nourrir le monde en mettant l’accent sur les acteurs de la vie agricole et rurale. Une copieuse bibliographie complète ce livre.

La question paysanne, une question sociologique.

Genèse de la sociologie rurale française : le devenir de la paysannerie dans la théorie marxiste, le village comme communauté dans la sociologie de Ferdinand Tönnies, l’opposition ville-campagne comme première division de travail selon Durkheim, les théories de Max Weber sur le rôle de la terre et du marché dans la transformation des sociétés agraires et l’analyse de Maurice Halbwachs sur le monde paysan comme civilisation.
Très vite les influences étrangères ont apporté à l’école française de sociologie une ouverture vers d’autres approches : une économie spécifique, l’économie paysanne pour Alexandre Tchayanov dont les études permettent une compréhension de la société rurale russe avant la révolution de 1917. Pour le Polonais Jerzy Tepicht la petite exploitation est un cadre qui demeure malgré le développement de l’agriculture étatique à l’époque communiste. Associant histoire et sociologie Henri H. Stahl analyse la pénétration capitaliste dans les campagnes roumaines. Quant à l’influence américaine on la doit à Robert Redfield qui influencé par l’ethnologie met l’accent sur la dépendance des communautés rurales vis-à-vis de la ville.
Les autres sciences sociales ont aussi influencé la sociologie rurale : les historiens médiévistes avec Marc Bloch (Les caractères originaux de la campagne française publié en 1931) puis Georges Duby ; les folkloristes et ethnologues : Arnold Van Gennep mais aussi Pierre Saintyves, influence soulignée par Henri Mendras dès 1976 (Les sociétés paysannes) ; enfin les géographes présents sur le terrain rural depuis Paul Vidal de la Blache et l’école française de géographie. Les auteurs retiennent des noms parfois oubliés aujourd’hui : Jean Brunhes, Roger Dion, Albert Demangeon ; l’influence des géographes se poursuit après la seconde guerre mondiale avec : Bernard Kayser ou Armand Frémont.
Ce rappel de l’histoire de la discipline montre la diversité des paradigmes, les multiples influences et la richesse des recherches.

Le « village » comme société paysanne.

Ce second chapitre insiste sur l’importance des monographies villageoises pour analyser les spécificités locales et les changements de comportement. Depuis les précurseurs : Henri Lefebvre pour les Pyrénées, Pierre Bourdieu qui étudie les processus de destruction en Béarn à Edgar Morin qui parle à Plovezet d’éclatement de la classe paysanne face à la modernité ou Henri Mendras à propos de son village aveyronnais on peut parler d’une vague monographique qui doit à l’historien Albert Soboul son plan type (p.75). La nécessité d’une typologie des sociétés rurales est apparue pour pouvoir les comparer, elle s’est construite à partir des études existantes.
Collectivités jalouses d’une autonomie issue de leur histoire et du rapport au foncier, elles s’ouvrent à la modernité comme le montre Placide Rambaud dans les années 60 avec l’exemple d’Albiez en Savoie. C’est ensuite sur le pouvoir au village que se concentre les études. Henri Mendras tente , non sans controverses, une théorie des sociétés paysannes.
L’exode rural largement étudié cède la place à une interrogation sur le réinvestissement de ces espaces : utopies des années 68, rurbanisation plus récente, politique de développement local vers un espace urbain illimité ?

De la fin des paysans à l’émergence de l’agriculteur.

Une sociologie des agriculteurs a vu le jour, dominée par deux grands débats : d’une part la définition du village comme société paysanne et le rapport complexe entretenu entre l’urbanisation et d’autre part le changement de vocable, du paysan à l’agriculteur, face aux rationalités techniques, scientifiques, économiques.
Depuis les premiers ouvrages : La fin des paysans d’Henri Mendras en 1967 et quelques autres cités ici les études ont porté sur la modernisation de l’agriculture et sur le paysan comme acteur face à cette évolution. Quelles attitudes vis-à-vis du changement ? Quelle place pour l’innovation dans les sociétés traditionnelles, comme facteur de remise en cause des compétences professionnelles ? Qui dont les paysans novateurs ?
La relation entre modification technique et exode rural est à mettre en relation avec le modèle de R Redfield : la place du paysan dans la société globale. Les études sur la structure de production ont petit à petit fait une place à la question de la place des femmes, les organisations professionnelles et la rupture entre petits, moyens exploitants et agriculture capitaliste que certains analysent en terme de lutte de classe.

Les agriculteurs dans la société française : des mondes éclatés

Les auteurs rappellent que la catégorie « agriculteur-exploitant » ne va pas de soi et recouvre des situations très diverses. Elle a été construite pour segmenter et définir ceux qui pouvaient prétendre aux mécanismes de la P.A.C. Avec des définitions variables (ministère de l’agriculture, Mutualité sociale agricole, INSEE).
Les statistiques montrent une place en déclin dans la population active française : 2% en 2010, 966 000 actifs soit deux fois moins qu’en 1990, baisse d’autant plus forte si on s’intéresse aux conjoints ou autres membres de la famille qui travaillent sur l’exploitation.(pyramide des ages p. 144)
La terre entre patrimoine familial, outil de travail et abstraction foncière : cette évolution recouvre une rupture culturelle. La taille toujours croissante des exploitations est une autre réalité alliée à la spécialisation des productions. Une activité de plus en plus intégrée à l’industrie agro-alimentaire, les auteurs parlent de « délocalisation » et de standardisation : les productions sont désormais plus liées aux industries, aux zones de consommation ou d’échanges qu’au terroir (emmenthal fabriqué en Bretagne).
Un territoire agricole abstrait et de nouvelles formes juridiques changent la donne : sociétés civiles d’exploitation agricole qui exploitent des terres dans le bassin parisien, le Cher mais aussi la Roumanie voire le Maroc avec des capitaux non agricoles.
Même s’ils restent majoritairement issus d’une famille d’agriculteur ils sont de mieux en mieux formés.

Une force sociale et politique organisée.

Le poids politique est aujourd’hui plus important que le poids démographique. L’organisation professionnelle est ancienne (le premier syndicat agricole est né en 1883) dont l’histoire est rapidement retracée, elle joue un rôle important dans la définition de la politique agricole au sein du Conseil de l’Agriculture Française (CAF).
Les auteurs présentent les quatre grands organismes : syndicalisme avec la FNSEA, Le CDJA, le crédit mutuel agricole et la mutualité agricole et enfin les chambres d’agriculture.
L’émergence d’autres syndicats ne remet pas réellement en cause la place de la FNSEA dans les organismes de gestion.
L’analyse des modes d’expression, manifestations violentes ou non, l’ancrage politique et l’appartenance religieuse sont présentés.

Vers une sociologie des mondes agricoles dans la globalisation

XXIe siècle, un monde urbanisé et malgré tout, à l’échelle mondiale, des paysans toujours plus nombreux sur des exploitations toujours plus petites, des acteurs de plus en plus pauvres : c’est ce constat qui introduit ce dernier chapitre et ouvre sur une sociologie rurale mondiale.
Les auteurs proposent un essai de typologie :

  • Une agriculture familiale paysanne avec pour horizon des échanges le village (Afrique sub-saharienne, Chine intérieure, Amérique latine mais aussi montagnes d’Europe centrale) et un projet politique de Via Campesina.
  • Une agriculture familiale « diversifiée, pluriactive et territoriale » : un patrimoine familial, des activités diverses, production, transformation, accueil, services (Bavière, Italie)
  • Une agriculture « spécialisée et standardisée » : forte technicité, culture d’entreprise (Europe du Nord, Amérique du Nord) mais souvent difficile à transmettre, mobilité professionnelle, lourdeur des investissements.
  • Une agriculture familiale « sociétaire » avec dissociation travail agricole, capital – gestion patrimoniale et foncière. Les héritiers non agricoles restent membres de la société foncière. (Bassin parisien, Champagne, Plaine du Pô, Allemagne)

Face à ces formes se développe une agriculture faite de nouveaux acteurs (fonds d’investissement, multinationales, voire états) qui achètent des terres et emploient des salariés agricoles avec une gestion souvent dominée par le court terme (cultures fruitières en Amérique centrale, Mato Grosso brésilien, Daewo et huile de palme à Madagascar).

Pourtant un constat s’impose à l’opposé perdure ou progresse une agriculture de subsistance pauvre, (Europe de l’Est à la périphérie des grands exploitations décollectivisées, Asie, Afrique sub-saharienne, sans terre prolétarisés d’Amérique latine mais aussi en France – en Mars 2011 selon la MSA plus de 33 000 agriculteurs étaient bénéficiaires du RSA).

Conclusion

Les sociologues se posent aujourd’hui de nouvelles questions : Comment penser la question agricole en référence à l’urbanisation du monde, penser la question agricole en dehors de la référence familiale et observer la coexistence de divers modèles plutôt qu’une fin des paysans.