«  Déplacer plus de personnes, plus d’objets : voilà un projet qui réunit curieusement le monde militaire… et le monde marchand. » Partant de cette réflexion, l’auteur, Mathieu Quet, sociologue et directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (CEPED-IRD) entraine le lecteur dans une réflexion sur l’importance de la logistique et combien elle s’étend à de nombreux aspects de nos existences. 

Pourquoi étudier la logistique ? 

La logistique, c’est l’art du transport et de la circulation. L’auteur d’ « Impostures pharmaceutiques. Médicaments illicites et luttes pour l’accès à la santé » entend ici documenter comment la logistique s’est immiscée dans nos vies et ce qu’elle change à nos existences. Il faut donc d’abord tordre le cou à quelques idées préconçues comme celle qui cantonnerait la logistique à un rôle subsidiaire d’activité technique. Mathieu Quet entend rendre compte de la  « constitution d’une société de flux, des effets sur nos vies, de la précarité et de la vulnérabilité qu’elle charrie, mais aussi des nouvelles entités collectives qu’elle tend à engendrer par les interdépendances et les solidarités qui s’y trament. » 

Un monde de flux

En 2018, la valeur des biens échangés sur la planète atteignait 20 trillions de dollars, soit quasiment trois fois plus qu’en l’an 2000 et trois cents fois plus qu’en 1950. Une telle envolée s’explique par la généralisation des conteneurs, dont l’auteur retrace l’histoire et le développement. Le trafic par porte-conteneurs est passé d’une centaine de millions de tonnes en 1980 à presque 2 000 millions en 2017. L’autre changement essentiel a été le développement du transport intermodal. Enfin, Mathieu Quet revient sur les liens forts qui unissent logique militaire et logique marchande en montrant le rôle de la première. Une opération comme le ravitaillement lors du blocus de Berlin a constitué une étape essentielle. Il faut aussi mesurer que  les acteurs du monde de l’entreprise ont été les promoteurs actifs du rapprochement entre la logistique et le monde marchand. L’idée de chaine logistique s’impose tout comme celle d’optimisation. « La pensée logistique est un utilitarisme dont la portée économique consiste en premier lieu à maximiser les effets de la   circulation    des flux. » 

Tout est logistique

Dans cette deuxième partie, l’auteur nous invite à réfléchir au fait que nous sommes tous les éléments d’un flux, que ce soit en attendant devant un automate bancaire ou quand on calcule la durée d’un trajet pour se rendre à un rendez-vous. Il montre ensuite que la logique des flux se retrouve à la fois dans la politique des hotspots pour gérer les flux migratoires que dans la façon de considérer l’hôpital avec entrées et sorties à maximiser. On peut prolonger et dire que « requalifier l’environnement et les ressources naturelles comme des flux intrants et extrants n’est pas sans conséquence. » Enfin, si on y réfléchit bien, Youtube s’inscrit dans la même logique de flux. Sur le capitalisme en général, on ne peut que conseiller, comme l’auteur, l’ouvrage de Shoshana Zuboff qui a mis en évidence deux dimensions de la logistique des affects : l’appropriation des données et l’automatisation des émotions. 

Le management des circulations

Dans plusieurs pays les allées et venues des personnes dans l’espace urbain sont contrôlées, composant « un gouvernement des circulations ». Stefano Harney et Fred Moten soulignent que la logistique est révélatrice d’un principe central de l’accumulation capitaliste. Depuis 2007, il existe aussi un classement des pays en fonction de leur « indice de performance logistique ». L’auteur revient ensuite sur la question des ports et sur la captation des flux qui joue un rôle crucial pour maximiser la valeur créée par les circulations. 

Zones d’ombre

Mathieu Quet raconte le piratage informatique dont a été victime le géant de la logistique, Maersk, qui a complètement paralysé l’activité de ses soixante-seize terminaux, des Etats-Unis à l’Inde en passant par l’Europe. Cette attaque montre la fragilité du système. C’est l’occasion de passer en revue d’autres formes de circulation qui existaient auparavant et qui parfois continuent d’exister. On peut ainsi parler de la hawala, un réseau de paiement transnational informel qui fonctionne en dehors de la juridiction des états. Ce mode de fonctionnement existe depuis des siècles et a joué un rôle marchand essentiel. Il faut aussi se rappeler que, pendant des siècles, différentes monnaies d’échanges ont existé, que ce soient des pièces d’argent ou des coquillages. 

Vers la crise logistique

« La crise globale provoquée par la pandémie a révélé d’une façon brutale l’interdépendance des multiples fractures du royaume logistique ». Comme le remarque l’auteur, « plus les marchandises circulent, plus leur manque devient un problème critique ». Il a fallu inventer une logistique de crise. Pendant ce temps, des plateformes comme Netflix, Zoom ou Amazon ont pris une place écrasante. 

Faire barrage

Pour la sociologue Beverly Silver, «  le monde des transports fut le théâtre de plus du tiers des conflits de travail entre 1870 et 1996 ». Il faut réfléchir selon d’autres logiques en développant, par exemple, les circuits courts.

Dérouter l’adversaire

Au final, et Mathieu Quet le reconnait bien volontiers, la tâche est colossale car c’est toute la «  grammaire technocapitaliste du mouvement qui enserre nos déplacements… qu’il nous faut mettre en déroute ». Il faut aussi séparer l’idée de mouvement et de maximisation. De même, il faut repenser l’univers marchand qui au-delà des aspects économiques doit contribuer à la création d’un lien social « ne supposant pas d’asservir toutes les relations à la nécessité de son expansion ». Enfin, d’autres modes de transports comme les boutres dans l’Océan indien ont existé et il n’y a pas de raison de les faire disparaitre. 

Cet ouvrage de Mathieu Quet invite donc à s’arrêter pour réfléchir sur la logique de maximisation des flux. Il propose surtout une approche globale particulièrement intéressante pour éclairer autrement certaines évidences ou pour faire prendre conscience de l’extension de cette logique à toutes les dimensions de nos vies. 

Jean-Pierre Costille