Lors du 16 et 17 juillet 1942 s’est accompli « l’irréparable » selon la célèbre formule de Jacques Chirac en 1995. Cette rafle dite du Vel d’Hiv est devenue emblématique, symbole de la collaboration politique et policière du régime de Vichy. Mais, elle reste en même temps assez méconnue, notamment quant aux aspects administratifs et logistiques des opérations. L’historien Laurent Joly, directeur de recherche au CNRS et auteur de Naissance de l’Action française, Les collabos, L’État contre les Juifs : Vichy, les nazis et la persécution antisémite, La falsification de l’Histoire, nous plonge dans une histoire globale et en même temps incarnée de cette grande rafle de l’été 1942. Cette enquête minutieuse s’appuie sur des sources nombreuses et renouvelées : des lettres, des dessins, des témoignages de victimes ou de rescapés mais aussi les archives de la police, de l’administration ou de la justice (les circulaires dont la n°173-42 du 13 juillet 1942, les notes destinées au préfet de police, les rapports, le fichier général des juifs de 1940, le fichier de contrôle de 1941, les 4 000 dossiers d’épuration administrative des agents de la Préfecture de police de Paris, les dossiers d’épuration judiciaire …). Le livre met en lumière et en relief les évènements tragiques de ces deux journées de juillet 1942 lors desquelles 12 884 femmes, hommes et enfants sont arrêtés par la police parisienne suite à un arrangement criminel entre les autorités allemandes et le gouvernement de Vichy. Au fil des pages, nous suivons les divers acteurs de ces journées dans leur quotidien en passant des bureaux de la police, aux appartements parisiens, aux loges des concierges, à la salle du Vélodrome d’Hiver, au camp de Drancy, … De cet enfer qui mènera les victimes dans les camps nazis, seule une petite centaine survivra.
Dans l’introduction, Laurent Joly revient sur l’historiographie de la grande rafle de juillet 1942. En 1949, Georges Wellers publie une première étude dans Le Monde juif. Il se fonde sur les archives du « service juif » de la Gestapo et sur des copies de documents issus de l’Etat français. L’étude a le mérite d’apporter de premiers éléments d’information intéressants (organisation, déportation des enfants, réaction de l’opinion, …). La Grande Rafle du Vel d’Hiv de Claude Lévy et Paul Tillard publiée en 1967 fait l’effet d’une bombe. En s’appuyant sur une vingtaine de témoignages de rescapés, les auteurs font un récit bouleversant des évènements de juillet 1942. La même année, Adam Rayski publie un article dans Le Monde juif qui ouvre la réflexion sur le sauvetage des juifs parisiens. Finalement, à la fin des années 1960, les trois principaux enjeux historiques liés à la rafle du Vel d’Hiv sont déjà définis : l’imbrication entre la logique génocidaire nazie et la collaboration du régime de Vichy, l’ampleur et les conséquences dramatiques des opérations et enfin leur relatif échec. Ces premières études comportent des erreurs factuelles et des zones d’ombre (rôle de la police parisienne). Celles-ci vont parfois perdurer dans les livres de Raul Hilberg, de Saul Friedländer ou de Michael Marrus et Robert Paxton. Deux ouvrages sont enfin à souligner. En 1983, Serge Klarsfeld dans Vichy-Auschwitz consacre plusieurs pages au rôle central du chef de la police de Vichy René Bousquet grâce à l’accès aux archives de la Préfecture de police et aux dossiers judiciaires de Pétain, Laval et Bousquet lui-même. En 2018, dans L’Etat contre les juif, Laurent Joly fait un premier examen des actions policières et du rôle des commissaires et policiers. Il y souligne la variabilité des comportements de ces fonctionnaires, ce qui peut expliquer que les 2/3 des juifs visés n’aient pas été pris.
La rafle avant la rafle
Laurent Joly débute son ouvrage en précisant le contexte favorable à la rafle du 16-17 juillet 1942. Les facteurs explicatifs mais pas forcément annonciateurs sont multiples :
- l’obéissance des fonctionnaires de police : mais cela ne peut suffire, d’autant plus que les ordres peuvent être appliqués de différentes façons.
- l’habitude du contrôle des étrangers par les policiers français : depuis plusieurs années, dans un contexte de xénophobie ambiante, l’extrême droite dénonce les « invasions barbares » et réclame l’abolition du droit d’asile notamment pour faire face à l’afflux d’étrangers fuyant l’Allemagne nazie. Les décrets des 2 mai et 12 novembre 1938 renforcent ainsi la « police des étrangers » et ouvrent la voie à l’internement administratif.
- l’internement des « ressortissants ennemis » : Avec le début du conflit mondial en 1939, en France, le choix est fait de cibler tous les étrangers allemands ou d’origine allemande de moins de 65 ans (et non seulement les suspects comme en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas). Du 3 septembre au 4 octobre, 6 700 hommes allemands, autrichiens ou de « nationalité indéterminée » sont arrêtés par les services de la Préfecture de police de la Seine, concentrés dans le stade de Colombes puis répartis dans une vingtaine de camps militaires du Mans et d’Orléans. A l’automne 1939, 18 000 « ressortissants ennemis » sont ainsi internés. L’arbitraire, l’injustice et l’inefficacité de cette décision sont dénoncés (par des politiques et éditorialistes), des milliers d’internés sont alors relâchés dont le père de Dora Bruder. En 1940, avec l’offensive allemande, le gouverneur militaire de Paris décide, le 13 mai, d’interner les étrangers allemands ou d’origine allemande. Dans le département de la Seine, 8 000 personnes sont arrêtées. Plus de la moitié sont des femmes, la plupart sont juives. Elles sont concentrées dans le Vélodrome d’Hiver. Le 15 mai, la foule se presse devant la salle. Si Maurras triomphe dans L’Action française, de nombreux observateurs dénoncent cet internement de milliers de femmes sous la verrière du Vélodrome dans des conditions terribles. Beaucoup seront envoyées au camp de Gurs (Hannah Arendt, Dita Pirlo) puis libérées à l’été 1940. Pour Laurent Joly, si ces internements répondent à une urgence, celle du moment, ils ne dissimulent aucune intention antisémite ou criminelle.
- Le fanatisme nazi : L’auteur développe l’exemple du convoi arrivé à Moulins le 28 septembre 1940 avec à son bord des enfants juifs évacués en mai dans des centres d’hébergement en province et ramenés à leurs parents. La veille, une ordonnance est signée par le chef du MBF mais n’a encore aucune légalité le 28. L’armée allemande débarque tout de même 31 enfants à la gare de Moulins !
- Les premières rafles : dès 1940, Theodor Dannecker, lieutenant SS, prépare déjà la « solution finale » afin de vider l’Europe des juifs et de les reléguer dans d’autres territoires. Il réussit à imposer à la Préfecture de police (PP) la création d’un « fichier juif » sur le modèle de celui des étrangers. 151 000 juifs de Paris et de banlieue sont inscrits dans ce fichier. En 1941, les autorités allemandes ont pour objectif d’arrêter 5 000 juifs étrangers dans le département de la Seine et de les interner dans le Loiret (Pithiviers et Beaune-la-Rolande). Des convocations ciblées, sous la forme de 6 500 billets individuels verts sont remplis dans les bureaux de la PP et envoyés aux personnes concernées qui sont « invitées » à se présenter, le 14 mai au matin, pour un « examen de leur situation ». Cette rafle, dite du « billet vert », ne voit que 3 700 juifs se présenter aux autorités. Ceux qui ont répondu à « l’invitation » sont internés à Pithiviers ou Beaune-la-Rolande. Dannecker, aidé du collaborateur Lucien Grand, prépare déjà une nouvelle rafle. Ce dernier cherche dans les sous-fichiers du « fichier juif » et en dégage 5 784 noms d’hommes étrangers et français âgés de 18 à 50 ans. Emile Hennequin, directeur adjoint de la police municipale, est convoqué car c’est sur elle que l’opération va reposer. Le matin du 20 août 1941, la rafle débute. 4 200 hommes dont 1 500 français sont arrêtés et internés à Drancy. Il est à noter que certains policiers ont pu faire preuve de zèle en arrêtant des juifs ne figurant pas sur les listes. Pour Laurent Joly, si ces rafles de mai et d’août 1941 peuvent préfigurer la grande rafle de juillet 1942 sur le plan de la logistique, cela est bien différent pour le plan politique et les conséquences humaines. En 1941, ce sont des hommes juifs en âge de travailler qui sont internés, alors qu’en 1942 ce sont des familles entières qui sont visées dont des femmes et des enfants. En 1941, le gouvernement de Vichy est passif, la police parisienne est une simple exécutante des opérations menées par l’occupant, en 1942 l’Etat français et la PP négocient, co-organisent et réalisent l’opération.
- L’accélération du programme génocidaire : A la fin de l’année 1941 et au début de l’année 1942, l’extermination des juifs d’Europe devient un but en soi comme le souligne l’appel du Führer au peuple allemand du 1er janvier 1942 relayé en France. Dans l’édition du 2 janvier 1942, Le Matin annonce que « le juif ne pourra anéantir l’Europe, il sera lui-même anéanti », puis le 26 février 1942 que « les juifs seront exterminés ». Himmler et Heydrich conçoivent un plan d’ensemble afin d’accomplir la « prophétie ». Les chiffres sont discutés lors de la conférence de Wannsee. Le 11 juin 1942, à Berlin, il est décidé que les hommes et femmes en âge et condition de travailler seront déportés depuis l’Ouest, les enfants destinés à être gazés suivront après. En effet, à ce moment, l’extermination a déjà pris une forme industrielle dans le Gouvernement général de Pologne : c’est l’ « Aktion Reinhard ». Dannecker propose de déporter 100 000 juifs avant d’arriver à l’objectif plus réaliste de 40 000 en 3 mois. C’est cet objectif qu’exige officiellement le général Oberg (délégué du Reichsführer-SS dans la zone occupée) le 26 juin. C’est ici qu’interviennent Laval et Bousquet. Pierre Laval (chef du gouvernement, ministre de l’Intérieur, des Affaires étrangères et de l’Information), misant sur la victoire proche de l’Allemagne nazie, est décidé à faire triompher la politique de collaboration. D’autant plus que cet alignement sur la politique antisémite nazie peut permettre de débarrasser la France de ses juifs étrangers ! Laval sait que les effectifs militaires allemands en France sont faibles entraînant ainsi une dépendance de l’occupant à l’égard de la police française. Laval s’appuie sur René Bousquet (secrétaire général à la Police) qui va se présenter comme le protecteur de la souveraineté de l’administration et de la police françaises. Pour Laurent Joly, « des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants vont payer de leur vie les conséquences funestes de ce pari politique ». L’accord entre Bousquet et les chefs de la police allemande bouleverse les plans de départ. Les juifs étrangers (vivant majoritairement à Paris) deviennent les cibles principales.
Les préparatifs de la rafle
Les réunions préparatoires
La première réunion préparatoire se déroule le 7 juillet 1942 en présence de Dannecker, Darquier de Pellepoix (le nouveau commissaire général aux Questions juives), de représentants de l’appareil d’Etat comme Jean Legay (adjoint de Bousquet à Paris), Jean François ou André Tulard (responsables de la PP) ainsi que de commissaires comme Emile Hennequin. Chaque participant s’engage, au nom de son administration ou service, à accepter les décisions prises. Des objectifs et modalités sont définis : arrestation de 22 000 apatrides de 16 à 50 ans le 13 juillet, internement, détail des affaires à emporter et déportation vers l’Est. Une deuxième réunion a lieu le 10 juillet. L’opération est reportée au 16 juillet et les limites d’âge sont étendues à 55 ans pour les femmes et 60 ans pour les hommes. Le chef du « fichier juif » André Tulard peut ainsi annoncer un objectif de 24 000 voire 25 000 noms. Le sujet principal de la réunion est le sort des enfants. La salle du Vélodrome d’Hiver les accueillera avant qu’ils soient confiés à l’Assistance publique puis par l’UGIF. Les conditions d’accueil ne sont à aucun moment discutées.
L’élaboration des fiches d’arrestation
Commencent une colossale opération bureaucratique consistant à établir un tri et à élaborer des fiches d’arrestation pour arriver au chiffre de 24 000 ou 25 000 arrestations. Pour cela, le « fichier de contrôle » élaboré en 1941 suite à la déception de la rafle d’août va se révéler particulièrement utile. En effet, d’octobre à novembre 1941, ce fichier vient remplacer le « fichier juif » de 1940 jugé défaillant et incomplet. Ce « fichier de contrôle » est lui très complet et très bien fait car dactylographié et comportant de nouvelles rubriques permettant de reconnaître facilement les « juifs intéressants » (Lucien Grand) : précisions sur la nationalité des enfants, sur d’éventuels « services de guerre » ou « infirmités » … Pourtant, en juillet 1942, aucun de ces critères ne sera retenus ! Tulard arrive à sélectionner 27 400 individus à arrêter. Mais ce travail n’est pas parfait et rend l’objectif de 90% de taux d’efficacité illusoire. En effet, 2 500 fiches concernent des individus déjà arrêtés lors de la rafle du « billet vert » puis internés dans les camps du Loiret. Sur ces 27 400 fiches sorties, 10 000 concernent des enfants de moins de 15 ans dont 80% sont français. Sur ces 8 000 enfants, 3 000 seront arrêtés et déportés ! Aussi, plusieurs centaines de fiches concernent des Français dénaturalisés, conséquence de la politique antisémite de Vichy et du décret du 22 juillet 1940 révisant les naturalisations accordées après la loi de 1927. Une centaine de ces Français d’adoption, sera arrêtée les 16-17 juillet et mourra en déportation. Débute alors l’écriture des « fiches spéciales d’arrestation » de couleur jaune (qui seront détruites après la guerre) par une centaine d’agents de la police municipale. L’inspecteur René Bibès supervise ce travail en liaison avec André Tulard. Les fiches sont classées par arrondissement pour Paris (20) et par circonscription pour la banlieue (25). Ces fiches d’arrestation sont enfermées sous clef dans le bureau de Bibès jusqu’au 12 juillet, date à laquelle elles sont envoyées aux 45 commissaires concernés.
La mobilisation policière
Le responsable de la mobilisation policière en termes d’effectifs est Emile Hennequin (comme en août 1941), promu directeur de la police municipale parisienne. Il réquisitionne 3 200 policiers répartis en 1 600 équipes d’arrestation ainsi que 800 à 1000 agents pour garder les centres primaires de rassemblement et convoyer. Tous les détails sont précisés dans la circulaire n°173-42 rédigée par Detrey suite la réunion du 10 juillet. Elle est transmise le 13 au soir aux commissaires chargés de l’opération. Les dernières consignes aux équipes sont rédigées par Georges Guidot. Tout y est prévu jusqu’à la fermeture des compteurs de gaz, d’électricité et d’eau après l’arrestation ou la remise des clefs et des animaux au concierge !
Inquiétude, rumeurs et fuites
Pour les juifs parisiens, l’inquiétude grandit au fur et à mesure des évènements : l’ordonnance du 26 avril 1941 qui officialise la spoliation des biens et l’interdiction de métiers, la rafle du « billet vert » qui commence à séparer des familles, le blocage des comptes bancaires, la rafle d’août 1941, l’internement, l’interdiction de changer de résidence et de sortir du domicile entre 20h et 6h (ordonnance du 7 février 1942), le port de l’étoile à partir du 7 juin 1942 et enfin les premiers convois de déportation des hommes raflés en 1941 vers Auschwitz (juin 1942).
Des informations plus précises commencent à fuiter et à circuler à partir du 7 juillet 1942. L’intensification de la propagande et des mesures antisémites est particulièrement marquée au début du mois de juillet 1942. Le film Le Juif éternel est présenté dans les cinémas parisiens à partir du 3 juillet. Les interdictions frappant les juifs se multiplient : saisie des vélos, obligation de monter dans la dernière voiture du métro, interdiction de fréquenter les lieux publics, accès aux magasins limité, … Laurent Joly constate que les fuites sont nombreuses car à Paris, comme dans les grandes villes, policiers et juifs se côtoient au quotidien. Mais la plupart des commissaires et policiers respectent l’impératif du secret professionnel. Parmi les 45 commissaires, seul Roger Jéhanno dans le 2e arrondissement prévient des familles juives. Aussi, des chauffeurs de bus chargés des transferts parlent. C’est ainsi qu’autour du 10 juillet, ceux et celles qui le peuvent, quittent Paris pour la campagne environnante et que le 15 juillet, la rumeur d’une rafle devient une « certitude angoissante ». Les plus pauvres et les moins assimilés sont obligés de rester sur place et de se résigner. Durant les heures qui précèdent la grande rafle, un suicide se produit, celui de Rosa Baer une juive réfugiée d’Allemagne – « avant même que qu’elle ait commencé, la rafle tue ». Le 15 juillet à 23 heures, Hélène Berr écrit dans son journal intime : « Quelque chose se prépare, quelque chose qui sera une tragédie, la tragédie peut-être ».
La grande rafle du Vel d’Hiv
Le 16 juillet 1942
Le feu vert est donné le 15 juillet par une lettre de Bousquet à Amédée Bussière (préfet de police de Paris). Le 16 juillet, dès 4 heures du matin, les équipes d’arrestation sont constituées dans les commissariats. 3 200 policiers en binôme constituent 1 600 équipes. Les fiches (17 par binôme) sont distribuées : au recto figurent les informations, le verso est à compléter. De cette distribution par les commissaires, différentes attitudes se dégagent. Il y a ceux qui font le choix de ne pas commenter la circulaire et les consignes, ceux qui incitent à ne pas faire de zèle et à l’inverse ceux qui poussent au rendement. Par exemple, dans de nombreux arrondissements, les commissaires imposent de défoncer les portes si aucune réponse n’est donnée, ce que les consignes ne prévoient pas ! C’est le cas du commissaire Sauvé dans le 5e arrondissement. Un peu après 4 heures, les équipes commencent à frapper aux portes. L’auteur mentionne ici le cas d’Ita Zitenfeld, épouse Poitevin, résidant dans une petite chambre du 35 rue des Rosiers dans le 4e arrondissement, qui absorbe de l’acide chlorhydrique. Elle décède à 10h45 à l’Hôtel-Dieu, elle est la première victime de cette journée. Laurent Joly présente les différentes attitudes des binômes en action à partir d’exemples. Certains laissent les juifs partir, ne les emmènent pas, se contentent de frapper à la porte, … Même dans le 20e, où le commissaire Brune a fait distribuer des outils afin de fracturer les serrures, l’ordre d’arrêter n’est pas toujours appliqué. En fait, d’un arrondissement à un autre, le zèle est différent. A partir de l’exemple du 18e arrondissement et de l’immeuble situé au 50 rue de la Chapelle, l’auteur prouve que les méthodes d’arrestation sont redoutables. Dès 5 heures du matin, les agents commencent par le bas de l’immeuble en bouclant les issues. Arrivés au 4e étage chez la famille Tsevery, ils brutalisent la mère. Le père et les enfants se sont cachés sur le toit ou dans les toilettes communes. Les fonctionnaires reviennent après 9 heures, alertés par la concierge et arrêtent une partie de la famille.
Dans ce même 18e arrondissement, les résultats sont particulièrement élevés, entre 44% et 48% d’arrestation pour un peu plus de 2 000 fiches. Dans d’autres arrondissements, davantage de familles informées ont réussi à échapper à la rafle. Là où les effectifs policiers sont composés de renforts, les résultats sont faibles car ils ne connaissent ni le quartier, ni les personnes y vivant. Ainsi, dans le 20e arrondissement du commissaire Brune où les équipes sont composées à 90% de renforts, malgré les ordres stricts, seuls 1/3 des juifs recherchés sont interpellés. A l’inverse, en banlieue où les équipes sont composées d’agents en place, les résultats sont élevés. L’auteur estime qu’en banlieue 42 à 46,5% des juifs recherchés sont arrêtés contre seulement 31 à 34,5% pour Paris intra muros.
Comme la famille Plocki arrêtée à Vincennes, les familles sont conduites dans des « centres primaires de rassemblement » tels que des commissariats, des sièges de mairie, des garages, des écoles, des casernes de pompiers ou des gymnases comme celui de la rue Japy dans le 11e. Dans ces lieux où l’atmosphère est tendue, l’identité est vérifiée et certain(e)s sont libéré(e)s. Le sort des enfants est âprement discuté car une contradiction entre les circulaires du 12 et 13 juillet entraîne de la confusion. Dans celle du 12, les enfants doivent être emmenés avec leurs parents sauf si un membre de la famille reste dans le logement. Dans celle du 13, les enfants de moins de 16 ans doivent être emmenés avec les parents. Plusieurs commissaires font le choix de les libérer d’autant plus que la plupart sont français (80%).
A midi, le préfet Bussière communique un premier bilan à Jean Legay, l’adjoint de Bousquet : 7 773 personnes ont été arrêtées puis transférées à Drancy ou au Vel d’Hiv. C’est à cette heure que débute la deuxième phase. Les équipes retournent aux domiciles « vides ». Laurent Joly souligne une « ambiance étrange, insidieuse, ronronnante, ponctuée d’épisodes brutaux, choquants ». Des activistes du PPF tentent de se mêler à cette opération mais aucune source n’atteste qu’ils aient effectué des arrestations, la police ayant sûrement réussi à les maintenir à l’écart. En cette fin d’après-midi, l’archevêque de Paris, le cardinal Suhard, reçoit la visite de Bousquet qui souhaite le rassurer et éviter une lettre de protestation aux autorités. Finalement, le cardinal ne rédige qu’une simple lettre qui sera remise à Laval par Bousquet.
A la fin de la journée, sur les 12 000 personnes arrêtées, 11 363 ont été transférées soit à Drancy (4 300) soit vers le Vel d’Hiv ( 7 000). Ce ballet de bus accompagnés de véhicules de police est immortalisé par la seule photographie prise ce jour et conservée (couverture du livre). Prise par un journaliste collaborationniste, elle est immédiatement censurée par les Allemands qui interdisent sa parution. Rien n’ayant été prévu, ces milliers de personnes vont passer leur première nuit sur les sièges ou les marches du Vel d’Hiv ou sur la paille de Drancy.
Le 17 juillet 1942
Dès le lendemain matin, les équipes reprennent leurs fiches et y retournent. Le 17 juillet, ne sont arrêtés que ceux qui n’ont d’autre solution que de rester chez eux et/ou qui ont cru que l’alerte était levée comme la famille Dzik dans le 20e arrondissement. La médiocrité des résultats de la veille pousse certains commissaires comme Hénin dans le 13e arrondissement à intensifier la pression sur leurs hommes. Le 17 à 13h15, 1 389 nouvelles personnes ont été arrêtées.
Le bilan officiel de l’opération sur ces deux jours donne le chiffre de 12 884 personnes arrêtées dont plus de 4 000 enfants. Le taux de réussite de l’opération est d’environ 35% ce qui signifie que les 2/3 des personnes recherchées ont évité l’arrestation. Laurent Joly l’explique de plusieurs manières : les fuites policières, la « chance », le peu de zèle affiché par la plupart des équipes ou le facteur géographique (là où les juifs sont les plus concentrés, l’information a mieux circulé et la solidarité de voisinage a joué).
Les réactions ne se font pas attendre et, de manière assez générale, la population parisienne est indignée. La Résistance et une partie de la presse étrangère dénoncent la rafle. Par conséquent, dès le 18 juillet, les chefs de la police SS demandent au service allemand de la propagande de censurer les articles relatifs à l’opération. La presse antisémite (Je suis partout ou Au Pilori) se félicite de la réussite de l’action.
Le 17 juillet, une réunion se tient dans les locaux du service des Affaires juives de la Gestapo à propos de l’hébergement des enfants juifs arrêtés. Hagen (bras droit d’Oberg), Röthke, Darquier de Pellepoix, Legay ou Tulard sont présents. Il est finalement décidé que les enfants suivront leurs parents vers les camps du Loiret. Mais, en attendant l’autorisation de Berlin, les adultes partiront les premiers. Pour Laurent Joly, cette décision repose sur plusieurs considérations :
– la position du gouvernement (Laval et Bousquet) qui s’est engagé à ne pas séparer les familles (auprès de Suhard par exemple)
– la position des technocrates de la PP comme François et Tulard pour qui les enfants seront de toute façon déportés
– ajouter ces 4 000 enfants permet de gonfler des chiffres très décevants
– la séparation douloureuse des familles se fera loin de l’effervescence de la capitale
Cette décision reflètent ainsi la « lâcheté, l’aveuglement et le déni sur fond d’antisémitisme » des cadres de la PP. Ce même jour, Heinrich Himmler est en visite à Auschwitz-Birkenau. Il assiste au gazage de juifs hollandais. Les chambres à gaz sont prêtes et les fours crématoires sont en train d’être construits, « la prophétie du Führer peut s’accomplir ».
Le Vel d’Hiv et Drancy
Au Vel d’Hiv, la situation est cauchemardesque : nervosité, confusion, manque de place, les bruits, les pleurs et les cris, le manque d’hygiène (5 cabinets pour des 8 000 personnes), le manque d’eau … Malgré une visite, les représentants de la PP ne prennent aucune mesure favorable aux internés. L’entraide semble se limiter au cercle familial et au groupe des très proches. Il existe parfois une aide extérieure : des pompiers qui emmènent l’eau jusque dans une cour, des ouvriers de l’usine Citroën qui lancent du pain et transmettent des colis, des militantes clandestines d’organisations communistes juives qui apportent des provisions, des médecins juifs envoyés par l’UGIF qui soignent, … Les évasions sont possibles, surtout les premiers jours. Anna Traube, 20 ans, réussit à se procurer un laissez-passer grâce un ingénieur venu faire des travaux et franchit 3 barrages !
A Drancy, les internés sont enfermés dans leurs chambres. Le lendemain a lieu la fouille dirigée par la Police aux questions juives ce qui explique que le 17 juillet au soir, les 5 000 raflés sont recensés et dépouillés. Débute alors les préparatifs de leur déportation, un premier convoi de 1000 détenus est défini : 879 hommes et 121 femmes. Le dimanche 19, à 4 heures, ils sont réveillés puis montent dans les autobus. Cette scène a été dessinée par Georges Horan-Koiransky.
Au Vélodrome d’Hiver, l’évacuation commence aussi le 19 juillet en direction de la gare d’Austerlitz puis des camps du Loiret. Sur 3 jours, ont lieu tous les matins 2 transferts de 25 autobus en direction de Pithiviers ou Beaune-la-Rolande par train. La police municipale se charge de veiller au bon déroulement des transferts. Le 22 juillet au matin, part le 7e et dernier convoi, il ne reste qu’une cinquantaine de « moribonds » qui seront envoyés à Drancy.
Si l’arrivée dans les camps du Loiret constitue un soulagement pour les évacués, sur place les conditions restent particulièrement difficiles surtout à Beaune-la-Rolande où rien n’a été prévu pour accueillir et nourrir autant de monde. A Pithiviers sont concentrés 4 716 personnes contre 3 100 à Beaune-la-Rolande. Le 31 juillet, part le premier train de raflés du Vel d’Hiv de Pithiviers vers Auschwitz, c’est le convoi n°13 avec 700 hommes et quelques enfants. Le 3 août, c’est au tour des mères d’être séparées de leurs enfants pour un nouveau convoi. Dans les deux camps, les autorités sont dépassées et les conditions s’aggravent. A Pithiviers, la situation sanitaire est alarmante : diphtérie, rougeole, scarlatine, coqueluche, … A Beaune-la-Rolande, les responsables du camp placent des enfants sur les listes avec leurs parents ce qui est contraire aux instructions et aggrave la dislocation des familles.
Le 13 août, les services d’Eichmann acceptent la déportation des enfants en direction d’Auschwitz. Les internés du Loiret sont transférés à Drancy. C’est ainsi que le 15 août, 1 000 enfants arrivent à la gare du Bourget-Drancy et sont transférés en bus jusqu’au camp de Drancy (dessin de G.Horan). Dès le 17 août, les déportations d’enfants débutent : ils sont 580 dont 2 enfants de 2 ans. Le 24 août, ce sont 600 enfants, presque tous français, qui partent. Des protestations émergent de la part de l’Eglise catholique et du Consistoire central israélite en zone libre. Par exemple, dans sa célèbre lettre pastorale, l’archevêque de Toulouse Mgr Saliège dénonce ces opérations dès le 23 août. Il est suivi quelques jours plus tard par le cardinal Gerlier.
Après la rafle
Parce que les résultats sont décevants, dès le 17 juillet, Emile Hennequin diffuse un appel aux commissaires à continuer les opérations. La rafle se poursuit alors. Ainsi, le 18 juillet ont lieu 94 arrestations. Au 20 juillet, on en dénombre 180 supplémentaires, ce qui fait un total de 13 152 (chiffre qui continue de grossir dans les jours suivants). La rencontre Knochen-Bussière souligne que la pression politique reste forte et que pour les autorités allemandes « l’action anti-juive » n’est pas achevée. Dans tous les arrondissements, des équipes spéciales composées de gardiens en civil poursuivent les actions de traque et d’arrestation. Policiers et concierges zélés continuent de faire des ravages. Laurent Joly décrit l’exemple de Mme Chevallier, concierge au 36 rue Monge (5e) qui, le 11 août 1942, appelle en pleine rue la police car une juive polonaise a pénétré dans l’immeuble. Elle accompagne les deux policiers arrivés sur place et, avec le double des clefs, ouvre la porte du logement. Frajda Bialer, 34 ans, est arrêtée. Elle sera déportée à Auschwitz d’où elle ne reviendra pas.
D’autres exemples soulignent la « traque bureaucratique » et montre bien que tous les services de la PP sont mobilisés. Dans le 20e arrondissement, le commissaire Florentin Brune propose que l’on se serve du renouvellement des titres d’alimentation afin de procéder à de nouvelles arrestations. Dans le 4e, cette idée est appliquée. Une liste des personnes recherchées est envoyée aux employés en charge de ces titres, lorsqu’une personne recherchée se présente, un simple coup de fil à la police permet l’arrestation. C’est ainsi que des dizaines de personnes ayant échappé à la rafle des 16-17 juillet sont arrêtées dans le 4e arrondissement. Aussi, une note de service du 20 juillet demande aux instances s’occupant des étrangers et des juifs à ce que tout juif apatride âgé de 16 à 60 ans et toute juive apatride de 16 à 55 ans se présentant afin de régler un problème administratif soit arrêté. A la fin du mois d’août, près de 130 juifs et juives sont arrêtés de cette manière.
Jusqu’au 31 août, ce sont 1 200 personnes supplémentaires qui seront ainsi retrouvées et arrêtées par les gardiens de la paix en civil. Les fiches d’arrestation sont retournées par les commissaires au « fichier juif ». Un tampon « Recherché » est apposé sur celles des individus non retrouvés.
La traque continue
Au lendemain de la rafle, des centaines de milliers de juifs étrangers et français tentent de franchir la ligne de démarcation afin de rejoindre la zone libre ou la zone d’occupation italienne et des villes comme Lyon, Grenoble ou Nice. Anna Traube, rejoint Limoges après s’être échappée du Vel d’Hiv. Ces voyages nécessitent des complicités, de l’argent et de la chance. Une autre solution moins risquée existe. Certains se réfugient à la campagne en zone occupée. C’est le cas de Malka Reiman, libérée de Beaune-la-Rolande car exerçant le métier de fourreuse dans une entreprise travaillant pour l’armée allemande. Elle s’installe avec ses filles dans le Loir-et-Cher où elle décéde en janvier 1946. En novembre 1942, René Bousquet et Amédée Bussière acceptent de créer une brigade au sein de la police judiciaire afin de traquer les juifs pour la compte de la Gestapo. C’est le SSAJ : le Service Spécial des Affaires Juives autrement appelé la « brigade Permilleux ». Jusqu’en août 1944, cette brigade arrête plus de 5 000 personnes !
Certains juifs étrangers parviennent à vivre au grand jour, dans la légalité, à Paris et en banlieue. C’est par exemple le cas des titulaires des ausweis de fourreurs. A l’inverse, pour nombre de juifs étrangers visés par les rafles, la seule option possible est la clandestinité et l’isolement total. C’est le cas de Marcel Bluwal et de sa mère qui resteront cachés chez la professeure de piano de cette dernière (Mme Baudry) de la veille de la rafle jusqu’en août 1944 ! La délation reste la principale menace. La Gestapo, le CGQJ et la PP reçoivent suffisamment de lettres de dénonciation pour effectuer chaque mois plusieurs dizaines d’arrestations. Des policiers profitent de ce contexte afin d’instituer un véritable système de corruption. C’est le cas de Robert Savouré qui rançonne des dizaines de juifs et juives dans le 19e arrondissement. Pour Laurent Joly, la plupart des juifs restés à Paris « vivent dans un compromis, sinueux, périlleux, entre légalité et clandestinité ». Par exemple, ils portent l’étoile mais ne dorment pas chez eux.
Le cas des enfants Dzik (dont les parents et un jeune fils avaient été arrêtés au passage Ronce dans le 11e le 17 juillet) est particulièrement éclairant quant à cette traque persistante. Fanny est arrêtée le 25 novembre 1942 pour n’avoir pas porté son étoile. Szmul est arrêté le 25 décembre 1942 pour la même raison. Frappé, l’estomac perforé, il tente de se suicider. Il est emmené à l’hôpital Tenon d’où il s’échappe en décembre 1943. Esther, après avoir séjourné à Bordeaux et être revenue à Paris, est contrôlée et arrêtée à un barrage le 23 août 1943. Un soir de décembre 1943 à Auschwitz, Fanny reconnaît Esther. Fanny y meurt le 26 mars 1944 à 17 ans.
Des rescapés font des choix plus radicaux. Certains préfèrent se livrer aux autorités, c’est le cas d’Abram Byniecki qui, affamé et épuisé, se rend au commissariat le plus proche, celui du 13e. Des jeunes dont les parents ont été arrêtés s’engagent dans la résistance comme Léon Tsevery qui rejoint les FTP-MOI du groupe Manouchian.
Pendant ce temps, les rafles se poursuivent et visent plusieurs nationalités (les juifs grecs, roumains, …). Pour la rafle du 10-11 février 1943, 7 317 fiches d’arrestation sont établies. En réalité, la plupart des personnes recherchées sont introuvables (seulement 20% de « réussite »). Ce résultat décevant précipite la rafle du 19 mars 1943. Le 18 juillet 1943, ce sont les « protégés » qui sont visés, 157 personnes sont arrêtées. Du 1er au 8 décembre 1943, une dernière opération de recensement a lieu. Ainsi, 6 472 personnes sont ciblées, pour l’essentiel ce sont des ouvriers « protégés ». Cette opération débouche sur deux rafles : l’une dans la nuit du 21 au 22 janvier 1943 et l’autre dans celle du 3 au 4 février 1944. Les ordres de Röthke sont draconiens, plus personnes n’est protégé. A nouveau, la plupart des personnes échappent aux arrestations. Enfin, la traque va véritablement jusqu’au bout : du 1er juin au 10 août 1944, 1000 juifs sont encore conduits à Drancy et souvent déportés. Le dernier grand convoi part pour Auschwitz le 31 juillet 1944.
Cet ouvrage de Laurent Joly, remarquable par la qualité, la diversité et la richesse de sa documentation, est l’outil indispensable afin de mieux saisir les raisons, la logique, la logistique, les acteurs, le déroulé et les conséquences de la rafle du 16 et 17 juillet 1942. 80 ans après, il renouvelle nos connaissances et notre compréhension de cet évènement tragique qui s’est imposé dans notre mémoire nationale et collective. Sa force véritable est de nous livrer une histoire à hauteur d’hommes, de femmes et d’enfants.
Pour les Clionautes, Armand BRUTHIAUX
Une seconde recension par Dominique Rech ICI