Les gilets jaunes, mouvement de mobilisation sans précédent, ont intéressé, dès son lancement, géographes comme sociologues. Ceux-ci ont arpenté les ronds-points pour comprendre ce qui motivaient ces « invisibles » (p. 17), ces « gens de peu » (Pierre Sansot, 1991). « En tant qu’« intellectuels », nous cherchons à comprendre un mouvement unique, à documenter un processus, à conserver la mémoire d’une histoire en train de s’écrire et des petites histoires en train de se vivre. (…) À l’opposé des réflexions surplombantes et des approches statistiques sur les réseaux sociaux numériques, nous avons décidé d’étudier le mouvement à partir d’un lieu, sur un rond-point, celui où nous nous sommes retrouvés, celui où nous nous sommes engagés. » (pp. 18-19).
Entre le 17 novembre et fin avril, le sociologue Bernard Floris et le « géographe de plein vent » (p. 25) Luc Gwiazdzinski ainsi qu’une cinquantaine de femmes et d’hommes se sont retrouvés avec leur gilet jaune sur le rond-point du Rafour à 20 km de Grenoble. Ce carnet de terrain vise à rendre compte de ce « pouvoir de dire non » formulé lors de ces semaines de mobilisation, mais également des liens créés au fil du temps, résumé dans le slogan présent sur le rond-point « Merci Macron pour le lien fraternel retrouvé ». Le texte de l’ouvrage édité se compose des analyses des chercheurs mais également des « auto-portraits en jaune » réalisés par les gilets jaunes eux-mêmes, du déroulé chronologique de la mobilisation ponctuée des initiatives lancées au fil des semaines (blocage du péage, tenue de cahiers de doléances, installation d’une petite ferme sur le rond-point, plantation d’un « arbre de la Liberté »).
Ce concentré de documents élaborés pour laisser trace dans l’Histoire et d’analyses à chaud de ce mouvement innovant apporte des clés de compréhension à l’émergence et à la continuité de ce mouvement, né d’une « envie de redevenir acteur » (p. 142), de restaurer « une sociabilité dégradée » (p. 143) dans une optique de « recherche d’égalité et de partage » (p. 141) en refusant toute structuration verticale. Ce carnet de terrain témoigne d’une belle aventure, loin des violences ayant émaillé le mouvement. La question se pose toutefois de peser l’influence de la présence de ces intellectuels sur le déroulé des évènements. Elle reste ouverte car le texte publié témoigne d’une implication totale des chercheurs dans cette observation véritablement participante : « Nous n’aurions jamais imaginé en démarrant ce projet (…) qu’il nous conduirait à préparer une soupe aux lentilles, à repérer des coins à muguet, à participer à un « safari-pêche », à planter des tournesols ou à danser et chanter sur l’air de « Tié la famille » : « tout le monde gros, ton cousin, ta cousine, ton père, ta mère, tout le monde… » Toi aussi : « Tié la famille ». (p. 195).
Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes