« La terre, aux enjeux alimentaire et socio-économique considérables, mais aussi les mondes agricoles qui la travaillent ne font pas ici l’objet d’un regard d’économiste, d’agronome ou de sociologue. Notre regard est historique, politique voire géopolitique, en sachant qu’il y a aussi de la tragédie et de la puissance dans la terre ».

Pierre Blanc, Terres, pouvoirs et conflits. Une agro-histoire du monde, Presses de Sciences Po, 2018, p. 7.

 

« La terre prodigue ses ressources et confère la puissance à ceux qui se l’approprient. Les sociétés n’ont eu de cesse de se battre et de mourir pour elle : conquêtes, guerres civiles, autoritarismes, etc.

Parce que la possession de la terre demeure un moteur politique décisif, Pierre Blanc revisite l’histoire contemporaine en plaçant la question foncière au cœur des logiques de pouvoir.

Des fascismes européens aux dictatures latino-américaines, de la révolution chinoise aux guérillas colombiennes, combien de séquences politiques ont eu pour arrière-plan une terre mal distribuée ? Des États-Unis dans la guerre froide à la Russie d’aujourd’hui, de la Chine aux pays du Golfe qui investissent dans le monde, combien de pays ont exprimé une volonté de puissance et de sécurité par leur emprise foncière ? Des Kurdes aux Tibétains, des Palestiniens aux Ouïgours chinois, combien de peuples ont vu leurs terres se dérober et leur rêve de reconnaissance ainsi entravé ?

Une agro-histoire du monde pour comprendre les enjeux géopolitiques du XXIe siècle. »[1]

Les Presses de SciencesPo sous la plume de Pierre Blanc[1], professeur à Bordeaux Sciences agro et à Sciences Po Bordeaux et fin connaisseur des questions agraires et des conflictualités contemporaines nous offre ici un ouvrage de très bon agrément sur le lien entre la terre, l’espace foncier (10% seulement de la surface du globe mais qui permet à près de 40% de l’humanité d’exercer directement une activité économique) et les conflits et tensions géopolitiques autour de la terre. Cette dernière n’est pas seulement un moyen pour les sociétés de se nourrir et d’en tirer des bénéfices socio-économiques mais l’auteur par une approche historicisante (« géo-historique »), politique voire géopolitique, en fait un élément explicatif de l’instabilité politique du monde et des logiques de puissance qui traversent la planète depuis le XXe siècle (p. 7). La terre a en effet été au cœur de l’histoire notamment car elle est à l’origine de déséquilibres, d’inégalités et de tensions foncières entre les peuples et les classes sociales : transactions foncières, « accaparement des terres » (ou landgrabbing), inégalités d’accès mais aussi la terre comme dimension motrice de la colonisation de peuplement (notamment en Afrique australe et au Maghreb) sont autant d’aspects traités ici.

Avec presque 380 pages, Pierre Blanc nous offre une somme particulièrement originale qui croise une approche géohistorique de la terre sur le temps long en s’intéressant notamment à la période XXe-XXIe siècles (mais remontant parfois jusqu’à l’époque moderne) et une étendue géographique couvrant quasiment tous les espaces du globe. Ainsi, tous les continents (exceptée l’Océanie) sont étudiés et l’auteur analyse en profondeur les questions foncières au cœur des enjeux de pouvoir. Dans un premier chapitre, les logiques agraires et la prévalence de la terre dans les rapports sociaux et politiques de nombreux espaces ou pays européens sont explorés : Royaume-Uni, France, Allemagne, Russie, l’Europe méditerranéenne, mais aussi l’Europe centrale (Roumanie, Bulgarie, Pologne) et Russie (marquée durant des siècles par des inégalités foncières très fortes et dont la Révolution de 1917, puise pour partie non exclusive racines dans ces dernières).

Pour le continent américain, les contrastes agro-politiques entre le Nord et le Sud sont fortement marqués. L’histoire explique en partie, la concentration et l’égalité foncière aux États-Unis, au Canada (sans omettre les massacres des autochtones) terreaux de stabilité et de puissance mais également les inégalités foncières en Amérique centrale et latine qui apparaissent et s’accentuent à la suite de la colonisation européenne des XVIe – XVIIe siècles. Le système colonial avec les concessions, l’esclavage… ont produit une organisation foncière duale (grandes propriétés/plantations) déterminant en grande partie la stratification sociale de l’Amérique latine et centrale entre les possédants et les dépossédés (Mexique, Chili, Bolivie, Cuba, Salvador, Honduras, Guatemala, Colombie, Paraguay, Argentine… et bien entendu, la question du Brésil et de la distinction nette entre les firmes agro-alimentaires qui détiennent les terres et des paysans sans-terres en luttent au sein du MST, le Mouvement des Sans-Terres. L’Asie note Pierre Blanc, ne manque pas d’hommes et de femmes pour mettre en valeur les terres mais celles-ci viennent à manquer. Ce continent reste aujourd’hui majoritairement rural et agricole malgré une pression foncière de plus en plus accrue (urbanisation, pollution…). Là encore féodalisme et colonisation ont contribuer à fabriquer inégalités et conflits : Chine, Vietnam, Philippines… Les conflictualités au Moyen-Orient par le prisme des sols tiennent une place importante dans cet ouvrage et l’auteur développe dans cette partie les mécanismes complexes et différenciés de la fabrique de la question foncière dans ces espaces arides. Au sujet de l’Afrique, véritable « réservoir de terres », le lecteur traversera le continent du nord au sud profondément empreint de son passé et de trajectoires agro-politiques particulièrement différenciés. Les tensions agraires y demeurent aujourd’hui fortes.

L’intérêt particulier de cet ouvrage dans un contexte où les questions foncières et les tensions qui en résultent se réinventent aujourd’hui, est d’emmener le lecteur dans un « voyage dans l’espace et le temps, et ainsi de [le] plonger dans ce que [Pierre Blanc appelle] l’agro-politique [au cœur de laquelle] réside […] le lien dialectique entre les structures socio-agraires et l’histoire politique des États contemporains »[2]. L’« agro-histoire du monde » développe donc la fabrique des inégalités socio-spatiales et politiques par et pour la terre et des conflits qui en résultent. Le livre, s’il est plutôt destiné à l’enseignement supérieur et un public averti, n’en est pas moins à lire et acquérir pour qui veut comprendre une partie des enjeux et des conflits du monde contemporain.

 

©Rémi BURLOT pour Les Clionautes

 

[1] Pierre BLANC est ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, docteur en géopolitique (HDR). Il est également professeur invité en Italie, à l’USJ (Beyrouth), à Sciences Po Lyon, à l’Ena et au CIHEAM. Rédacteur en chef de Confluences Méditerranée, il dirige aussi la collection de la Bibliothèque de l’Iremmo (Institut de recherches sur la Méditerranée et le Moyen-Orient). Chercheur au LAM (Sciences Po/CNRS), il concentre ses recherches sur les dynamiques de violences au Moyen-Orient et en Méditerranée, en particulier dans leur combinaison à la question des ressources (eau et terre) ; ainsi que sur l’agropolitique, autrement dit l’influence des questions agraires sur l’histoire politique. Il est notamment l’auteur de Proche-Orient : le pouvoir, la terre et l’eau (Presses de Sciences Po, 2012); l’Atlas du Moyen-Orient (avec Jean-Paul Chagnollaud, Autrement 2016); Violence et politique au Moyen-Orient (avec Jean-Paul Chagnollaud, Presses de Sciences Po, 2014); L’Invention tragique du Moyen-Orient (avec Claire Levasseur, Autrement, 2017).

[2] Pierre Blanc, Terres, pouvoirs et conflits. Une agro-histoire du monde, Presses de Sciences Po, 2018, p. 365.

[1] Présentation de l’éditeur : http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/livre/?GCOI=27246100532560&fa=author&person_ID=1383