« Popularisée aux débuts des années 2000 par le géochimiste Paul Crutzen, la notion d’Anthropocène se présente comme une proposition destinée aux chercheurs en sciences de la vie et de la terre émettant l’hypothèse que la planète serait entrée dans une nouvelle époque géologique succédant à l’Holocène. »

Rémi Beau et Catherine Larrère (dir.), Penser l’Anthropocène, Presses de Presses de Sciences Po, 2018, p. 7.

« L’Anthropocène a fait une entrée tonitruante dans la pensée contemporaine. Pour la première fois dans l’histoire de la planète, une époque géologique serait définie par l’action d’une espèce : l’espèce humaine. Mais que l’on isole l’humanité en tant qu’acteur unique ou que l’on pointe le rôle récent de la révolution industrielle, c’est toujours une vision occidentale que l’on adopte pour décrire le basculement annoncé, au risque de tenir à l’écart le reste du monde, humain et non humain.

Issu d’un colloque[1] : organisé par Philippe Descola et Catherine Larrère au Collège de France, à l’initiative de la Fondation de l’écologie politique en novembre 2015, cet ouvrage réunit les contributions d’une cinquantaine de chercheurs d’horizons multiples sur un sujet qui par définition traverse toutes les disciplines. Sans négliger les controverses entre géologues, il prend le parti de la pluralité des récits anthropocéniques, en privilégiant le point de vue des peuples sur un changement qu’ils subissent et que l’on nomme à leur place, et en tenant compte de la dimension sociale, genrée et inégalitaire de la question climatique.

Ouvrant la réflexion à d’autres manières d’habiter la terre, aussi improbables paraissent-elles, il montre que l’avenir n’est pas que le prolongement linéaire du présent. »[2]

« Comment penser l’anthropocène ? »

La notion d’Anthropocène, développée par le géochimiste Paul J. Crutzen aux débuts des années 2000, part du postulat que l’Homme et les activités humaines sont facteurs de changements de l’histoire géologique en perturbant le cycle de l’azote et en favorisant l’augmentation des taux de CO2 et de méthane. C’est la période la plus récente de l’histoire de la terre au cours de laquelle « l’environnement » global est – ou a été ? – modifié par les sociétés humaines. Pour Rémi Beau[3] et Catherine Larrère[4], l’Anthropocène légitime une « nouvelle catégorisation du temps planétaire » (p. 7-8) succédant à l’Holocène. L’accélération de l’anthropisation du globe marque ainsi une nouvelle période géologique marquée par l’érosion massive de la biodiversité planétaire et des perturbations bioclimatiques majeures par opposition à la période précédente, l’Holocène et sa période de stabilité relative dans la composition de l’atmosphère terrestre. L’étude de l’Anthropocène ne peut se faire qu’à travers l’interdisciplinarité : « l’Anthropocène semble se soustraire aux partages disciplinaires, et en particulier au grand partage entre les sciences de l’homme et les sciences de la nature. Pour la première fois dans l’histoire de la planète, une époque géologique serait définie par la capacité d’action d’une espace : l’espèce humaine. C’est ainsi que se dessine le grand récit de la rencontre entre l’histoire sociale des hommes et l’histoire naturelle de la planète. » (p. 8). Cette notion permet ainsi de penser le changement global actuel et l’évolution des sociétés humaines au prisme de l’histoire sur un temps long.

Cet ouvrage très dense, avec plus de 550 pages et les contributions de 37 chercheurs (philosophes, anthropologues, historiens, géographes, écologues…) complétées par une bibliographie abondante, explore donc les diverses facettes et enjeux actuels de cette notion d’Anthropocène. Il est découpé en quatre grandes parties. Dans la première partie « Récits et contre-récits anthropocéniques », les auteur.e.s offrent un large panorama des différentes mises en récit de l’Anthropocène permettant de comprendre les différents débats et controverses nombreuses portant sur la pertinence de donner aux transformations en cours le nom d’Anthropocène. La deuxième partie « Habiter la terre à l’âge de l’Anthropocène » constitue un ensemble de réflexions sur une définition de manières de vivre et d’habiter l’espace dans l’Anthropocène : quel(s) équilibre(s) entre sociétés, espaces, environnement et biodiversité dans l’Anthropocène. Celle-ci s’ouvre par une contribution majeure du géographe Michel Lussault qui propose de porter une attention particulière aux espaces de vie anthropocènes. Ainsi les sociétés humaines peineraient à voir la vulnérabilité de leur condition et de leur implication à toutes les échelles dans la croissance de cette dernière. L’auteur définit l’Anthropocène comme un « moment culturel et réflexif, où les (des) individus et les (des) sociétés humaines (re)prennent conscience de leur condition vulnérable » (p. 204). Il propose ainsi de transposer la réflexion philosophique sur le « care » à l’approche géographique (spatial care) afin de « ‘’porter attention’’ au système de vulnérabilité d’un habitat (de toute échelle)[5] » pour diagnostiquer les fragilités de l’écoumène terrestre, mais aussi de « ‘’prendre soin’’ des caractéristiques d’un habitat humain quelconque qui permettent son adaptation à sa condition vulnérable, ainsi que sa résilience, sa capacité à se relever des endommagements qui ne manqueront pas d’advenir, et même à en tirer avantage »[6]. Le care spatial permet d’insister sur l’interdépendance humains/non-humains. La troisième partie, « Science, histoire et épistémologie », interroge sur la nature et les méthodes scientifiques produisant des connaissances sur le changement global et l’Anthropocène. Imaginant tout d’abord une Terre dont les humains auraient disparu, les difficultés épistémologiques que pose l’Anthropocène sont ainsi éclairées et analysées. Dans la quatrième et dernière partie de l’ouvrage, « Politique, droit et morale », sont traitées les modalités d’action collective permettant d’atténuer et de s’adapter au changement global : difficulté d’instaurer un droit international pour préserver l’Anthropocène, création d’une éthique écologique et d’une force démocratique, notion de « justice climatique », défis de la philosophie politique actuelle…

            En somme, cet ouvrage, difficile à aborder, est très stimulant et offre une grande variété de réflexions sur la capacité de l’homme à agir face aux dérèglements qu’il a lui-même entraînés (Anthropocène vs Capitalocène ?). Dédié à un public averti, il intéressera tout particulièrement les candidat.e.s à l’Agrégation de Géographie ainsi que toute personne désireuse de se tenir informée des derniers débats et avancées scientifiques sur une notion en construction, porteuses d’enjeux multiples permettant de s’interroger sur les manières d’(ré)habiter la Terre et de co-habiter dans l’écoumène.

©Rémi BURLOT pour Les Clionautes

[1] http://www.fondationecolo.org/l-anthropocene/video

[2] Présentation de l’éditeur : http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/livre/?GCOI=27246100857760

[3] Rémi Beau est philosophe et chercheur postdoctorant à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense. Ses domaines de recherche sont la philosophie et l’éthique environnementales et l’écologie politique. Il s’intéresse tout particulièrement à la nature ordinaire par opposition à la nature sauvage et remarquable de la wilderness, mais aussi à l’appréhension du changement global, notamment climatique. Il a notamment publié « Peuples climatiques ? » (Multitudes, 2015) et « From Wilderness to Ordinary Nature : a French View on an American Debate », (Environmental Ethics, 2016) et un ouvrage intitulé Éthique de la nature ordinaire, De La Sorbonne Editions, 2017.

[4] Catherine Larrère est philosophe, professeur émérite à l’université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, et spécialiste de philosophie morale et politique.

[5] Rémi Beau et Catherine Larrère (dir.), Penser l’Anthropocène, Presses de Presses de Sciences Po, 2018, p. 208.

[6] Ibid, p. 209.