Durant l’été 1831, Tocqueville et Gustave de Beaumont, un de ses amis, partis en Amérique étudier le système carcéral, décident de s’aventurer à travers les forêts afin d’y rencontrer des Indiens qu’ils pensent vivre en harmonie avec une nature vierge et sauvage. Ils espèrent atteindre ce que Tocqueville nomme « le désert ». Partis naïfs et enthousiastes, les deux amis réalisent un parcours initiatique qui les mène aux confins de la région des Grands Lacs. Progressivement, ils sont confrontés à des situations qui remettent en cause leur vision de l’homme civilisé.
L’adaptation d’une pensée philosophique en BD relève du défi. Chez Tocqueville, la notion de désert a un sens biblique : il est l’espace vide d’homme, chaotique qui nécessite l’intervention ordonnée du souffle divin et il est aussi l’espace purificateur où la communication avec le divin est permise. L’adaptation est réussie. L’auteur rend compte du sens ambivalent que prend la notion de désert dans le récit de Tocqueville. Kévin Bazot s’est appliqué à suivre le cheminement géographique de Tocqueville et de son ami. Les planches, magnifiques, invitent le lecteur à participer au voyage. Celui-ci découvre l’urbanisation galopante, rencontre les habitants à la volonté de s’enrichir et à la morale hypocrite et cynique qui s’approprient la nature sauvage jusqu’à la détruire. Il observe une Amérique en construction que Tocqueville n’a pas manqué de présenter dans La démocratie en Amérique. Il s’interroge sur le sens du voyage, sur les désillusions qu’il suscite. Il réfléchit à la notion d’identité. S’il finit par atteindre les espaces sauvages, il se demande ce qu’est véritablement ce « Nouveau Monde » que Tocqueville rencontre : celui de la nature sauvage qui disparait progressivement ou celui urbanisé et moderne en train de se construire? Une BD à lire.
Jean-Marc Goglin