Quel enseignant n’a pas utilisé quelques unes de ces photographies iconiques prises au moment de la « sélection » sur la rampe d’Auschwitz-Birkenau afin d’illustrer ses cours sur le processus génocidaire durant la Seconde Guerre mondiale ? Afin d’illustrer mais rarement pour un faire un véritable objet d’étude à contextualiser, à décrypter voire à critiquer. C’est cette analyse fine, rigoureuse et pédagogique que nous proposent ici les trois historiens Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller. Si l’ouvrage fait appel à notre sensibilité la plus profonde, il est surtout et avant tout un livre d’histoire indispensable pour comprendre les plus de 190 clichés de l’album de Lili Jacob mieux connu sous le nom d' »Album d’Auschwitz ». Des photographies qui sont terribles car elles nous montrent, à l’exception du meurtre lui-même, l’ensemble du processus d’assassinat à Auschwitz-Birkenau. Elles sont terribles car elles sont prises par les bourreaux eux-mêmes. Terribles aussi car elles immortalisent à jamais les derniers instants d’hommes, de femmes, d’enfants … d’innocents voués à une mort à plus ou moins long terme. Comme le souligne Serge Klarsfeld dans la belle préface, cette quête de vérité est une véritable exploration qui aboutit à un très grand livre qui nous fait pénétrer dans ce centre de mise à mort pour mieux nous expliquer les rouages de l’étape finale de l’extermination » (p.9) lors du « programme Hongrie » de mai à juillet 1944. L’organisation de l’ouvrage repose sur la démarche sérieuse de l’historien. Avant d’observer et d’analyser les photographies, toutes reproduites ici, les trois historiens nous proposent une nécessaire contextualisation afin de préparer et d’aiguiser notre regard et de ne pas nous limiter à celui des bourreaux.
Le contexte : Auschwitz-Birkenau et le « déplacement des Juifs de Hongrie »
Les auteurs reviennent sur la genèse et l’évolution du complexe d’Auschwitz-Birkenau dont les fonctions et la physionomie vont profondément changer au fur et à mesure de la guerre. C’est ainsi qu’à partir de l’ancienne caserne de l’armée polonaise d’Oswiecim, ville industrielle très bien raccordée au réseau ferré et routier, le Stammlager (camp souche) est construit en 1940 pour devenir le plus grand complexe à la fois concentrationnaire et d’assassinat du système national-socialiste dans les années qui suivent. Cette extension est à l’origine de la division entre Auschwitz I (Stammlager), Auschwitz II (Birkenau) et Auschwitz III (la Buna-Monowitz ainsi que les camps satellites). Birkenau se compose de lieux dédiés au processus d’assassinat : la nouvelle rampe derrière le mirador central, le Kanada II, les crématoires II, III, IV et V, le Bunker II ou encore le Zentralsauna. Si la Bahnrampe occupe une place centrale dans les photographies de l’album de Lili Jacob, tous les autres lieux d’Auschwitz II sont présents, même discrètement, sur les clichés. Afin de mieux comprendre le complexe d’Auschwitz, le lecteur pourra bien sûr se référer à la très bonne synthèse de Tal Brutmann Auschwitz (La Découverte, 2015).
C’est dans la continuité de l’Aktion Reinhard (1942-1943) que s’inscrit le « programme Hongrie » de mai à juillet 1944. Officiellement, il s’agit de « déplacer » des populations désignées comme indésirables, et d’en sélectionner les individus aptes au travail. C’est à cette fin qu’une ligne ferroviaire spéciale est prolongée, depuis la gare, en dehors du camp, jusqu’à la rampe, à l’intérieur du complexe. C’est aussi pour cela que sont transférés à Auschwitz des « experts de l’assassinat » (p.33). Autour de Rudolf Höss, rappelé en 1944, on retrouve Otto Moll, Franz Hössler, Josef Kramer ou encore Johann Schwarzhuber. Les historiens estiment à 325 000 le nombre de personnes assassinées dans le cadre du « programme Hongrie » !
Un album, trois personnes : la détentrice Lili Jacob et les photographes Bernhard Walter et Ernst Hofmann
Lili Jacob est déportée à Auschwitz avec sa famille au cours du printemps 1944 dans le cadre du « programme Hongrie ». Elle survit et, à la libération, elle découvre dans la table de chevet d’une baraque du camp de Dora-Mittelbau, un album dans une chambre désertée par les SS. Elle se reconnait sur certaines photographies ainsi que plusieurs de ses proches : ses propres parents, frères, grands-parents ou des rabbins de sa communauté. Lili le conserve précieusement lors de son « exil » d’après-guerre aux Etats-Unis. C’est en 1980 que Serge Klarsfeld, après un véritable travail de détective privé, retrouve la trace de Lili et réussit à la convaincre de confier son album au Mémorial de Yad Vashem afin qu’il soit sauvegardé et protégé.
Au mois d’août 1980, à Jérusalem, Lili Jacob remet l’album à Yitzhak Arad le directeur du mémorial Yad Vashem (photographe anonyme, YVA, photo n°FA 5330/711)
En 1944, pour montrer à sa hiérarchie la « bonne mise en œuvre » de cette opération logistique d’envergure, Rudolf Höss confie la constitution de l’album à celui qui dirige le service anthropométrique du camp d’Auschwitz : le Hauptscharführer SS Bernhard Walter. Celui-ci effectuera cette tâche avec son adjoint Ernst Hofmann. En janvier 1945, Bernhard Walter fuit Auschwitz pour Dora-Mittelbau ce qui explique la présence de cet album dans la chambre désertée au moment de l’évacuation du camp. Walter est arrêté par les Américains début mai et livré à la Pologne en 1947. Jugé en 1948, il est condamné à 3 ans de prison. De retour en Allemagne, il échappe à la dénazification et devient projectionniste dans plusieurs cinémas de Fürth, sa ville natale. Lors du procès de Francfort (1964-1965), Walter témoigne et n’hésite pas à mentir en affirmant ne pas avoir été présent sur la rampe puis avoue finalement être l’auteur de trois photos … mais charge son adjoint Hofmann !
Ces photographies ne sont pas les premières de deux acolytes. On leur doit les clichés pris lors de la venue d’Heinrich Himmler à Auschwitz les 17 et 18 juillet 1942. Walter est aussi à l’origine de photographies privées de la famille Höss mettant en scène leur vie idyllique dans la villa d’Auschwitz.
La fabrication de l’album d’Auschwitz
Pour les trois historiens, la confection de cet album a donc été planifiée par Rudolf Höss en lien avec ses supérieurs du WVHA (Office central SS pour l’économie et l’administration) Pohl et Glücks et peut-être même avec Himmler. L’album devait être l’annexe illustrée d’un rapport qui ne nous est jamais parvenu, à la manière de celui de Jürgen Stroop sur la liquidation du ghetto de Varsovie. Les photographies devaient être la preuve de la parfaite gestion de Rudolf Höss lors du « programme Hongrie ». Nous retrouvons les principaux protagonistes, dix semaines plus tard, à Solahütte afin de fêter le « succès » de l’opération. L’album de Karl Höcker, composé aussi de photos probablement prises par Walter, immortalise cet instant de camaraderie.
Le personnel d’Auschwitz, le 15 juillet 1944, au premier rang on reconnait Höss entouré de Otto Moll, Richard Baer, Josef Kramer ou encore Josef Mengele (photo probablement prise pat Bernhard Walter, album Höcker, USHMM, photo n°34739)
L’album d’Auschwitz, au format 33×25 cm, en tissu de lin et aux 28 pages cartonnées attachées par un ruban de tissu sur lesquelles les photos ont été collées sans grand soin, est sûrement un exemplaire à usage personnel, celui de Walter. Les clichés sont souvent redondants et il existe même un doublon ! Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller estiment qu’une quinzaine d’exemplaires destinés à Himmler, Kaltenbrunner, Pohl et bien sûr Richard Baer, Josef Kramer et Rudolf Höss ont du exister. Des albums qui différaient peut-être les uns des autres …
Le titre donné à l’album est « Réimplantation des Juifs de Hongrie » (Umsiedlung der Juden aus Ungarn). A l’origine, il existait 197 photographies, quelques unes ont été offertes par Lili mais, à l’inverse, celle-ci a ajouté sur la dernière page deux clichés du camp de Dora. L’écriture manuscrite sur les deux emplacements vides sont sûrement de la main de Lili elle-même. Les numéros ont été inscrits lors du procès d’Auschwitz à Francfort en 1964 (dont une photographie de l’album permettra d’identifier clairement Stefan Baretzki sur la rampe et donc de le condamner). Six titres structurent l’album dont « Arrivée d’un convoi », « Après le tri » ou « Effets ». Avec cet agencement, les deux photographes ont réussi à donner l’illusion d’une cohérence temporelle comme si un seul et même convoi avait été photographié. Mais cet album est bien une reconstitution minutieuse du « tri » dont les clichés sont en réalité étalés sur plusieurs semaines. Une reconstitution permettant de justifier l’assassinat des « inaptes ».
Photo 37 de l’album, probablement prise par Walter, YVA, photo n°FA 268/35
Une analyse fine et une tentative de reconstruction
Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller décryptent l’ensemble des plus de 190 photographies et en proposent une reconstruction en plusieurs séries afin de redonner à l’album sa « cohérence » de départ et afin de l’inscrire au sein d’une chronologie allant du 16 mai 1944 à la fin du mois de juillet. Une reconstruction possible grâce à l’observation de l’avancée des travaux, de l’agencement des lieux ou encore des ombres permettant de situer les photographies dans la journée !
Ils distinguent les photographies prises par Bernhard Walter (souvent depuis le haut d’un wagon) dont l’intérêt pour la composition est perceptible de celles de Ernst Hofmann qui se contente bien souvent de photographier les victimes à l’arrêt dans un plan large et dans une prise de vue profondément cynique et raciste. Si la violence peut paraître absente des clichés, ces photographies sont, en elles-mêmes, un acte de violence et d’humiliation car prises sans le consentement des victimes et alors même que certaines sont aux portes des crématoires et donc vouées à une mort imminente. De même, des hommes obligés d’enlever leur chapeau ou s’étant fait couper la barbe sont forcés de poser devant l’objectif de Walter ou de Hofmann.
Ces clichés ne donnent qu’une certaine image de la routine exterminatrice à Auschwitz. Ils sont pris la journée alors que, jusqu’en mai 1944, la plupart des convois arrivent la nuit. Les trois historiens soulignent aussi le fait que l’intérieur des espaces (wagons, bâtiments, …) n’est à aucun moment photographié … ordre ou raisons techniques ? La rampe, le BI et le BII entourés de leurs fils barbelés, les crématoires II, III, IV et V ou le Bunker II se laissant deviner, les baraques du camp Mexiko ou les entrepôts, tout y est … mais ces lieux sont accessoires, de simples décors. Les vrais sujets étant ces « aptes » ou « inaptes » au travail ainsi que leurs biens qui sont mis en scène dans un profond mépris pour la dignité humaine.
Photo 145 de l’album, prise dans le petit bois, probablement prise par Hofmann, YVA
Grâce à Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller des scènes de la vie quotidienne à Auschwitz-Birkenau lors de l’arrivée des convois qui se succèdent sautent alors aux yeux : l’attente dans le bois de pins autour des crématoires IV et V « lorsque les capacités d’assassinat de la chambre à gaz sont épuisées » (p.234), un homme urinant sur un arbre afin de se soulager après une ou plusieurs journées harassantes dans un wagon bondé, une femme tenant un mouchoir peut-être à cause de l’odeur des corps brûlés provenant des fosses d’incinération ou des cheminées noircies des crématoires, Richard Baer en train de fumer alors que le règlement l’interdisait, le dentiste Willi Schatz présent sur la rampe afin de récupérer directement les dents en or, les hommes et les femmes du kommando Kanada chargés de trier l’amoncellement des biens des victimes et bien sûr ces quatre visages d’enfants tirant la langue à Walter et à Hofmann ! Quatre visages discrets sur ces clichés mais qui révèlent tout le courage et toute la dignité des victimes au cœur même du processus d’assassinat à Auschwitz. Quatre visages à qui les trois historiens dédient cet ouvrage.
Photo 149 de l’album, probablement prise par Hofmann, YVA, photo n°FA 268/142. On peut distinguer à gauche, un enfant tirant la langue au photographe.
Les plus de 190 photographies de l’album de Lili Jacob qui « ont marqué notre représentation de la Shoah et ont amplifié l’importance d’Auschwitz comme lieu symbolique » (p.276) sont ici magistralement présentées et décryptées par Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller. Bien sûr, elles ont pu occulter les autres lieux d’assassinat et notamment ceux de l’Aktion Reinhard et sont une vision idéalisée de SS pour des SS de la gestion des biens et des personnes à Auschwitz. Mais, grâce à cet ouvrage, elles nous expliquent les rouages de l’étape finale de l’extermination et nous offrent un nécessaire aperçu sur « le quotidien des criminels, sur leur routine dans l’élimination des vies humaines et des identités » (p.275).
Pour les Clionautes, Armand BRUTHIAUX