Une photographie … à partir d’une simple photographie Wendy Lower nous offre un ouvrage saisissant et indispensable pour qui s’intéresse à l’Europe occupée durant la Seconde Guerre mondiale et plus particulièrement aux crimes perpétrés en Europe de l’Est. Professeure d’histoire au Claremont McKenna College et directrice de recherche associée à la Ludwig Maximilian University de Munich, Wendy Lower est consultante en histoire pour l’US Holocaust Memorial Museum. Elle a déjà publié chez Tallandier Les Furies de Hitler. Comment les femmes allemandes ont participé à la Shoah (2014).
Dans une très belle préface, l’historien Johann Chapoutot, présente parfaitement cet ouvrage comme une étude de cas micro-historique sur une image, que l’auteure « développe aux dimensions de la Shoah ». Wendy Lower connait très bien le sujet de la présence du Reich en Ukraine, y ayant consacré sa thèse de doctorat (2005). Les projets de « biotope » (que nous traduisons en « espace vital ») pour la « race germanique » vont de paire avec la mise à mort systématique des Juifs afin de réaliser cette « promesse de l’Est » (Christian Ingrao). En spécialiste des massacres déclenchés au cours de l’année 1941 sur les populations juives d’Ukraine par les Einsatzgruppen, Wendy Lower retrace dans cet ouvrage l’enquête qu’elle mène afin de donner vie et sens à une photographie, à ses victimes, aux lieux, au photographe et aux bourreaux.
« Les mots de l’historienne redonnent vie à celles et ceux que les balles des Allemands et de leurs collaborateurs ont assassinés. Comme le kaddish qui ne fut jamais prononcé sur leur pauvre tombe » (Johann Chapoutot, préface, p.15).
© Archives des services de sécurité. Collection historique des services de la Sécurité d’Etat, Prague, archive n°H-770-3
Une photographie comme objet d’étude
C’est en 2009, alors que Wendy Lower effectue des recherches à l’United States Holocaust Memorial Museum, que deux jeunes journalistes de Prague lui présentent une photographie prise le 13 octobre 1941 à Myropil en Ukraine. Dans une forêt, au bord d’un ravin, alors que la lumière laisse présagée que la scène se déroule en matinée, quatre hommes tirent sur une famille, deux Allemands et deux miliciens ukrainiens. Une femme et un enfant sont prêts à tomber dans le ravin. En agrandissant l’image, Wendy Lower apercevra même un deuxième enfant comme blottit dans les bras de sa mère : « J’avais découvert une autre âme sur le point d’être éteinte, une victime anonyme de la Shoah et qui avait failli nous échapper. Ces contours estompés étaient la seule trace de ce petit être » (Wendy Lower, p.38). Enfin, un civil observe la scène. Le récit sous la forme d’une véritable enquête s’attache à répondre à des questions simples en faisant de la photographie un véritable objet d’étude : Où ce ravin est-il situé ? Qui sont les victimes ? Qui sont les bourreaux ? Qui a pris ce cliché ? Pour y répondre, l’auteure utilise les moyens et les outils de l’historien pour construire un récit historique. Wendy Lower utilise les archives, les témoignages et l’archéologie en se rendant à Myropyl, à Yad Vashem ou encore aux Etats-Unis.
La contextualisation de la photographie
L’historienne s’intéresse tout d’abord au contexte historique et géographique. Elle décrit le village ukrainien de Myropol ainsi que sa communauté juive avant la guerre puis raconte l’arrivée des forces d’occupation en 1941 et les premiers crimes. Arrive la terrible journée du 13 octobre 1941 : les arrestations, les pillages et les exécutions. Le livre nous plonge dans cet enfer avec un récit factuel d’une grande précision reconstitué grâce au recoupement des différentes sources disponibles. Mais ce massacre du 13 octobre s’inscrit dans un temps plus long. En effet, « les victimes sur notre photographie composaient le reliquat d’une communauté qui avait été anéantie après la première vague de tueries à l’été 1941 et avant l’Aktion finale contre les « spécialistes » ou les « artisans » et leurs familles en février 1942″ (Wendy Lower, p.70-71). Pour le site en lui-même, l’historienne s’est rendue sur place et s’est fait aider de l’équipe de Yahad-In Unum et du prêtre Patrick Desbois afin d’effectuer des relevés rendus difficiles voire désormais impossibles à cause de la décision de 1986 de labourer les fosses communes et donc de retourner la terre contenant les ossements.
Les protagonistes de la photographie
Wendy Lower s’attache aux personnes afin de, si possible, les identifier, les nommer et pour les victimes rompre l’oubli et la négation de leur identité individuelle voulus par le processus génocidaire nazi.
Au fur et à mesure de ses recherches, l’historienne identifie les deux tueurs allemands comme des membres de la police des frontières. Grâce à la déposition d’un autre policier en 1969, il a été possible de les nommer : Erich Kuska et Hans Vogt. Dans le récit des évènements du 13 octobre 1941, leur implication est clairement définie. Les témoignages récoltés au fil du temps sont ici très précieux car « écrire l’Histoire exige de consentir un effort pour en saisir toutes les lectures possibles, pas seulement celle qui est préservée dans les dossiers des archives étatiques, truffés de lacunes et remplis de classifications très orientés » (Wendy Lower, p.96).
Lubomir Skrovina, mobilisé en 1941 dans l’armée slovaque, est identifié comme le photographe. Il prit au moins cinq clichés le 13 octobre 1941, dont celle qui nous intéresse ici, à l’aide de son Zeiss Ikon Contax (les photographies sont reproduites dans le livre p.104 et 105). En 1958, il est interrogé par le KGB à propos de ses activités durant la guerre. C’est à cette occasion que sa pellicule est confisquée et transférée aux Archives des services de sécurité à Prague. Wendy Lower renseigne le lecteur sur ses motivations, son état d’esprit et son parcours après les évènements grâce aux témoignages de ses enfants, aux lettres écrites à sa femme ou à ses dépositions.
Le recoupement des témoignages et des recherches dans la documentation issue de la commission extraordinaire soviétique ou de la liste des victimes établie par Yad Vashem lui ont permis d’identifier aussi 11 cellules familiales différentes à Myropil au moment des faits. Après s’être intéressée plus particulièrement à certaines familles comme les Vaselyuk, l’auteure n’a finalement pas réussi à identifier les trois victimes de la photographie. Si elle ne résout pas cette « énigme », Wendy Lower mène ici une réflexion sur la place de la famille dans l’idéologie nazie particulièrement intéressante. « En réfléchissant à l’épreuve de souffrance collective qu’a vécue cette famille juive, j’ai compris que son annihilation était une composante centrale de l’idéologie et de la mise en œuvre de la Shoah » (Wendy Lower, p.148).
Enfin, l’auteure parvient à retrouver la trace des membres de la milice ukrainienne grâce à une enquête du KGB dirigée par Mikola Makareyvych en 1986 . En effet, trois miliciens locaux présents lors du massacre de Myropol furent condamnés l’année suivante : deux à mort (Gnyatuk et Les’ko), le troisième à une peine de 15 ans de prison du fait de son jeune âge à l’époque des faits (Rybak).
En conclusion, cette photographie vient s’ajouter à d’autres devenues tristement célèbres comme celle de la famille Epstein (prise en Lettonie en décembre 1941) ou celle du « dernier juif de Vinnytsia ». Mais la force du livre de Wendy Lower est de ne pas en rester à la sidération ou à l’émotion mais de décrire, avec la rigueur de l’historienne, toutes les étapes de l’enquête menée. Elle parvient à briser le simple cadre de cette photographie afin de nous livrer une véritable étude micro-historique de la Shoah.
« Ce livre traite des découvertes qui sont à notre portée si nous osons y regarder de plus près. Il aborde aussi les vides qui subsistent dans l’histoire du génocide. Ses exécuteurs ne se contentèrent pas de tuer, ils cherchèrent aussi à effacer les victimes des archives écrites, et de la mémoire. Lorsque nous trouvons une trace, nous devons la suivre, afin d’empêcher l’extinction qui était ici visée en nous y opposant grâce aux recherches, à l’éducation et à la commémoration » (Wendy Lower, p.40).
Pour les Clionautes, Armand Bruthiaux