Cet essai de Jean-Clément Martin, que nous avons eu le plaisir de rencontrer lors du dernier salon du livre la porte de Versailles, traite d’une rumeur qui semble avoir traversé les siècles, à propos des « excès » de la révolution française. Des hommes auraient été écorchés avant de procéder au tannage de leur peau utilisée pour confectionner des culottes de peau ou pour relier des livres, des exemplaires de la constitution.
Lorsqu’un historien de l’envergure de Jean-Clément Martin traite d’une rumeur, il faut y voir avant tout une œuvre de réhabilitation de la vérité, en utilisant les méthodes de l’histoire. Cette rumeur aurait été rapportée pour la première fois dans le journal des lois de la République le 27 février 1795, et cette affirmation fait manifestement écho un article de la «Quotidienne au tableau de Paris» en date du 26 février. Trois tanneries de peau humaine auraient été installées à Meudon, Étampes et à Pont de Cé. Les premières dénonciations de ces actes datent des lendemains de thermidor en juillet 1794. Bien entendu, ce sont les Jacobins qui, ayant instauré « la terreur », sont accusés de ces actes épouvantables. L’exploitation directement politique de cet épisode par la Convention thermidorienne se termine par un procès en 1796 et par des condamnations à la déportation en Guyane.
C’est surtout la tannerie de peau humaine de Meudon, qui aurait été rendue identifiable pendant son activité par des panneaux punissant de mort les curieux, que l’on retrouve périodiquement citée. Mais des événements dramatiques ont également eu lieu lors des premiers mois de 1794, à l’ouest d’Angers, sans que l’on puisse véritablement attester de l’utilisation des peaux des cadavres aux fins de tannerie.
Des cadavres profanés
Des profanations de cadavres ont bien été attestées, à commencer par le sac de la basilique de Saint-Denis nécropole des rois de France. Mais l’écorchement, supplice effectivement pratiqué au Moyen Âge, on pense notamment à cette scène terrible racontée dans les Rois maudits de Maurice Druon qui relate le supplice des amants des princesses, épouse des fils de Philippe le Bel, suscite encore au XVIIIe siècle une incontestable fascination. Bien plus tôt, la Renaissance a rendu célèbre un écorché, celui de Vésale, qui a rendu intelligible le corps humain.
Jean Clément Martin analyse donc cette légende noire de la révolution française, qui est vieille de deux siècles, et qui ressurgit périodiquement, surtout à la faveur de l’Internet. Dans Wikipédia notamment, on retrouve même une référence à ces tanneries de Meudon, qui sont largement évoquées par l’auteur.
Sur des blogs traditionalistes et clairement royalistes, on retrouve souvent les mêmes sources et les mêmes « témoignages », qui sont repris souvent en boucle, et sans forcement être cités dans le contexte précis. Encore une fois, les témoignages datent de la période post-conventionnelle, entre thermidor et le Directoire, mais à l’évidence, il semblerait que ces pratiques aient été évoquées pour renforcer le caractère épouvantable des pratiques menées dans l’Ouest pendant la révolution.
Pourtant, l’auteur rappelle qu’en 2005, le musée d’histoire naturelle de la ville de Nantes a été amené pour des raisons d’éthique à retirer de ses vitrines une peau tannée qui aurait été celle d’un soldat républicain tué en 1793. L’auteur ne précise pas si un examen scientifique a été effectué sur cet objet, il ne doit pas être bien difficile aujourd’hui d’identifier le caractère humain ou non de cette peau.
Jean Clément Martin examine donc le mécanisme de la rumeur, avant de s’intéresser à ces pratiques, particulièrement morbides il est vrai, qui s’inscrivent dans une mise en scène du spectacle de la mort. Et ces pratiques de « l’écorché », sont très largement reprises chez les intellectuels des Lumières, à la veille de la révolution.
L’appropriation des corps
Ces pratiques semblent continuer, et l’on utilise l’ensemble des matériaux humains, y compris l’emploi de la graisse humaine. Encore une fois, rien n’atteste de la réalité de cette pratique, mais il est clair que pendant la période, l’utilisation de graisse pour la fabrication des onguents, l’emploi de poudre de momies, dans la pharmacopée, est fréquente. Tout cela se retrouve dans un imaginaire que l’auteur explore, y compris dans des périodes plus récentes.
Sans vouloir déflorer le suspense à propos de l’origine de cette rumeur, surtout attestée à propos du château de Meudon, et l’auteur utilise à dessein l’expression de château Sadien en référence au divin marquis, et à ce château de Silling dans les 120 journées de Sodome, il faut tout de même évoquer l’existence d’un lieu où l’on fabriquait des munitions, des ballons, réquisitionnant des boyaux de bœuf dans les boucheries parisiennes, ce qui peut expliquer peut-être la référence à la tannerie. Jean Clément Martin argumente d’ailleurs par la position de ce château, trop éloigné et surtout trop au-dessus de l’eau, pour que l’on puisse pratiquer l’activité de tannage.
C’est donc à un formidable voyage dans la rumeur, dans la formation de celle-ci, mais aussi dans le contexte qui la rend possible et qui lui donne son « authenticité », que nous invite Jean-Clément Martin. Dans cette histoire révolutionnaire, la France passe un cap dans lequel la violence s’exprime, elle s’exprime dans une sorte de guerre civile, souvent sanglante, dans laquelle on retrouve clairement affirmer la volonté d’anéantissement de l’adversaire.
Cette volonté d’anéantissement de l’adversaire se traduit par la profanation de la victime elle-même, et c’est sans doute cela qui explique pourquoi cette rumeur à propos du tannage de peau humaine a pu perdurer. Des Guerres de religion ou l’on se livrait à des actes de cannibalisme, jusqu’aux mutilations effectuées par des villageois algériens sur les soldats français tués pendant la guerre d’Algérie, on peut retrouver les pratiques spectaculaires des sans-culottes engagés dans une lutte à mort contre la contre-révolution.
Les formes, les fondements de la violence demeurent identiques, liées à ce qui pourrait s’appeler la condition humaine. Mais il est important, pour l’historien, de décrypter les formes de cette violence, et surtout la façon dont elle a pu être exprimée, et, dans le cas qui nous préoccupe ici, fantasmée.
Bruno Modica