A un moment où les librairies apparaissent comme des commerces essentiels, ce livre de Patricia Sorel invite à s’intéresser à leur histoire. Elle évoque aussi bien les innovations techniques que les mutations de la société. Elle a précédemment écrit «  Napoléon et le livre. La censure sous le Consulat et le Premier Empire ». 

Dans l’introduction, l’auteure rappelle la situation « au temps du livre manuscrit ». Aux XII et XIII ème siècles, la production des manuscrits sort des monastères et se laïcise et c’est à la même époque que les libraires font leur apparition. L’invention de l’imprimerie et sa diffusion bouleversent le commerce du livre. Le métier de libraire se trouve investi d’un rôle essentiel : « commercialiser les ouvrages que la nouvelle technique permet de produire à un grand nombre d’exemplaires ». 

La librairie sous l’Ancien Régime

Dès le XVI ème siècle, les imprimeurs, libraires ou relieurs se concentrent dans le quartier de l’université à Paris. De véritables dynasties de libraires commencent à se constituer et on peut mesurer leur importance à leur rôle dans la vente de l’Encyclopédie. La majeure partie des ventes s’est effectuée par leur entremise. Au XVIII ème siècle, le livre reste un produit cher et le tirage moyen d’une nouveauté littéraire se situe entre 500 et 1 000 exemplaires. On trouve évidemment des libraires en province mais le phénomène reste très lié à la taille de la ville. Les livres de piété représentent la majeure partie des fonds des libraires, même si on constate une évolution dans la deuxième moitié du XVIII ème siècle. L’auteure mentionne aussi le fait qu’il existait des réseaux parallèles comme les colporteurs. Les libraires dénoncent cette concurrence même si, au final, on s’aperçoit que chacun avait sa propre clientèle et leurs commerces étaient en grande partie complémentaires.

Le développement de la librairie au XIX ème siècle

Avec la Révolution française et la loi de 1791, la liberté de commerce est instaurée avec la suppression des corporations de métiers. Le marché du livre est donc en plein bouleversement. En 1810, un décret rétablit la censure préalable et les libraires sont donc jugés responsables des ouvrages qu’ils mettent en vente. Après la chute de l’Empire, demeure un système de brevets auquel les libraires sont très attachés pour se protéger des différentes formes de concurrence. Il disparait en 1870. Le XIX ème siècle « voit l’expansion du réseau des librairies, portée par la révolution industrielle et les progrès de la scolarisation et de l’alphabétisation ». Flammarion est alors le plus gros libraire de Paris. L’historien Martyn Lyons a relevé quels étaient les best-sellers de la première moitié du XIX ème siècle et dans le top 3 on retrouve « Les Fables » de La Fontaine. Il faut aussi savoir qu’un classique actuel comme « Notre-Dame de Paris » n’ a été tiré à l’époque qu’à 14 000 exemplaires. Les librairies d’ancien et d’occasion connaissent leur apogée à la Belle Epoque. A cette époque le livre « entre dans l’ère de la consommation de masse ». On peut signaler également le développement d’une autre pratique, les cabinets de lecture où, contre une somme d’argent, on peut passer sa journée à lire des ouvrages. Les librairies dans les gares se développent et alors qu’elles n’étaient que 43 en 1853, on en compte 1080 en 1900. Cela contribue aussi à la désacralisation du livre. Ajoutons à cela que les grands magasins se lancent dans le commerce du livre et on aura tous les ingrédients de cette apogée. 

Une profession ancrée dans la tradition (fin XIX siècle, 1945)

Cette période se caractérise notamment par l’émancipation de la librairie par rapport à l’édition. Patricia Sorel caractérise dans un paragraphe ce que signifie être libraire dans la première moitié du XX ème siècle. La majorité des librairies sont des commerces modestes qui ajoutent des activités comme la papeterie ou la reliure pour augmenter leur chiffre d’affaires. Il existe certes quelques librairies d’avant-garde,  mais la plus grande partie de la profession peine « à prendre la voie de la modernité », déstabilisée qu’elle est par les mesures sur les salaires et durement frappée par la crise économique des années 30. La librairie reste encore réservée à une élite et, détail important, les livres ne sont pas à cette époque coupés, ce qui ne facilite pas leur découverte par les lecteurs. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands implantent à Paris des librairies pour diffuser leur propagande. 

La modernisation à marche forcée ( 1945-1981)

Après une période faste au moment de la Libération, la crise frappe de nouveau le monde des libraires. C’est un monde contrasté que décrit Patricia Sorel puisqu’à cette époque, de nombreux libraires sont convaincus qu’ils ne doivent pas vendre « n’importe quel livre » tandis qu’ils subissent la concurrence des clubs et supermarchés. En 1946, « Le Fichier du libraire » donne des conseils qui peuvent aujourd’hui sembler étonnants comme le fait de favoriser l’entrée libre comme dans les grands magasins. Deux mondes semblent s’affronter entre un libraire « passeur d’une lecture légitime » et un libraire «  commerçant » qui s’efforce d’attirer de nouveaux lecteurs. L’auteure explique ensuite la révolution qu’a constitué le livre de poche, nouveauté qui divisa beaucoup les libraires à l’époque. Il faut se souvenir aussi qu’une loi de 1949 a durci la législation concernant l’outrage aux bonnes moeurs. Certains libraires se font alors plus militants pour diffuser toute une littérature, notamment érotique. Du côté des clubs de lecture, « France Loisirs », créé en 1970, connut une progression spectaculaire passant de 300 000 adhérents en  1973 à 2 millions cinq ans plus tard. La FNAC bouleversa le commerce du livre en offrant des réductions sur le prix des livres mais aussi en développant les rencontres avec les auteurs. Les modes de distribution se modifient et s’accélèrent. 

La librairie sous le régime du prix unique 

La loi Lang de 1981 est une étape fondamentale car en instituant le prix unique du livre, elle a pour conséquence que la concurrence entre les points de vente se fera désormais sur la qualité des services fournis. Patricia Sorel retrace la bataille menée par la grande distribution contre cette mesure et sa difficile application. Elle détaille ensuite les aides reçues par les libraires, notamment pour informatiser leur fonds car cette informatisation n’en était alors pour beaucoup qu’au stade de projet au début des années 90. Au début du XXI ème siècle, 35 % des librairies dont le chiffre d’affaires est inférieur à 300 000 euros, ne sont pas du tout informatisées. On mesure aussi la révolution qu’a pu constituer la base Electre en périmant l’usage des bibliographies qui paraissaient jusque-là. L’auteure revient aussi sur la médiatisation du livre et l’importance d’émissions comme « Apostrophes ». Elle consacre aussi un paragraphe aux grandes surfaces culturelles comme le « Virgin Mégastore » ou « Cultura ». « En 2005, les cinquante premières librairies réalisent plus de 50 % de l’activité des 300 librairies recensées ». 

L’épilogue est consacré au commerce du livre à l’ère du numérique. « Internet n’a pas fait disparaitre le livre papier, mais a amené les libraires à inventer de nouveaux services et à faire évoluer leurs pratiques de vente ». L’ouvrage de Patricia Sorel dresse donc un panorama très complet et très clair où l’on mesure mieux les changements d’une profession indispensable et si plébiscitée dans le contexte sanitaire de 2020.


Jean-Pierre Costille