Rien de spectaculaire pourtant dans ces pages. Car Roland Nosek n’est pas un opérationnel, un homme d’action, mais un bureaucrate du renseignement. Engagé par le SD en 1938 avec des antécédents civils anodins d’employé de commerce et de représentant, il mène une activité d’analyste centrée sur le Luxembourg. En 1940, il est chargé d’implanter l’antenne de son service à Paris. Depuis ce poste d’observation, il affirme avoir eu pour tâche prioritaire de collecter du renseignement politique ciblant le gouvernement de Vichy. Il entretient aussi des relations privilégiées avec les milieux collaborationnistes, en particulier le PPF de Doriot, qui lui procure un vivier naturel de recrutement d’informateurs et d’agents dont il déplore pourtant la qualité médiocre.
La composition de son texte est manifestement structurée par les questionnaires de ses interrogateurs français. La première partie du texte, assez austère, est découpée de façon chronologique et met l’accent sur les évolutions organisationnelles du SD en France sous l’Occupation. Les têtes et les structures changent régulièrement, sans que les résultats soient nécessairement plus probants. Nosek souligne les discordes, rivalités personnelles et contraintes bureaucratiques qui brouillent l’entente et la productivité des organes du SD. Il formule d’ailleurs un bilan très restrictif de l’efficacité et de l’utilité de son propre service de collecte et d’analyse du renseignement, qui n’aurait eu qu’une audience marginale auprès de sa hiérarchie : pessimisme lucide ou désir de minorer sa responsabilité et son influence ?
La suite du document est construite de façon thématique, abordant des rubriques variées. Nosek évoque les opérations conduites par son service, ainsi que celles dont il a eu connaissance traitées par des services voisins. Il en juge les résultats plus que mitigés. Ses propres activités d’officier traitant s’appuient en grande partie sur la ressource humaine des militants collaborationnistes. Il projette d’implanter un réseau d’opérateurs radios dormants destinés à émettre depuis la France libérée. Il tente aussi de créer des réseaux en Afrique du Nord et en Espagne. A la fin de la guerre, il s’efforce de donner au PPF en exil les moyens matériels des actions clandestines qu’il prétend entreprendre dans la France libérée. Nosek décrit aussi ses relations avec ses supérieurs hiérarchiques, ses homologues des autres organes de sécurité nazis, Otto Abetz et les services diplomatiques allemands. Il dresse enfin le « bottin » de ses contacts, agents et fréquentations. La liste est fournie, car l’homme semble avoir eu beaucoup d’entregent dans le Paris interlope de l’Occupation. Il entretient des relations dans les milieux artistiques (chanteurs, starlettes…), fraye avec des personnalités politiques et mondaines, fréquente diplomates, hommes d’affaires, membres du Milieu corse et militants collaborationnistes, et rencontre des responsables allemands de tous ordres. Nosek croise aussi, en terrain neutre (Zone non occupée, Espagne), des agents avoués ou présumés de la « partie adverse ».
Le tableau de synthèse brossé par l’officier de renseignement SS est sec, factuel et détaillé. C’est l’analyse technique des coulisses de son activité faite par un professionnel à l’intention d’autres professionnels. Mais c’est aussi la confession d’un vaincu soucieux de faire profil bas. Nosek se prévaut soigneusement des services qu’il a rendus, y compris à certains adversaires, mais dresse un bilan très mesuré voire insignifiant de ses efforts. Il n’a rien non plus d’un témoin à charge. Ses agents avérés auraient été pour la plupart des imposteurs ou des incapables, ses autres relations ne seraient que des fréquentations privées, anodines ou protocolaires, des recrutements inaboutis ou déjoués, sinon même d’éventuels agents hostiles. À l’en croire, ses collègues de l’Abteilung VI n’auraient guère été plus performants que lui : on relève ainsi avec perplexité son appréciation sur les « activités toujours insignifiantes » de Klaus Barbie, du moins tant que ce dernier dépendit du même service du SD. On peut donc trouver équivoque la version donnée par Nosek de sa guerre secrète, à moins qu’il ne s’agisse là du simple et banal reflet de la médiocrité inhérente à la routine ingrate du renseignement.
L’édition scientifique du texte est assurée par les soins d’Olivier Pigoreau, déjà historien des menées clandestines du PPF dans un livre précédent dont le rapport Nosek recoupe et élargit les apports. L’appareil critique, s’il ne porte que sur quelques-uns des nombreux protagonistes cités, est précis et pertinent(bien qu’une discrète coquille fasse périr le comte de Gobineau sous un bombardement à la date improbable du 31 mai 1945 !). In fine, la confession détaillée de Roland Nosek semble avoir satisfait ses interrogateurs. Après son passage aux mains des services secrets français, l’ancien cadre du SD est remis aux Renseignements Généraux, qui l’interrogeaient encore de façon approfondie en novembre 1947. Son sort ultérieur est inconnu. Le fait qu’il n’ait jamais été déféré devant la justice française porte à croire que sa coopération fut jugée concluante. Aujourd’hui, la publication de son débriefing contribue utilement tant à l’histoire du renseignement qu’à l’étude de la guerre de l’ombre qui anima la France occupée pendant la Deuxième Guerre mondiale.
© Guillaume Lévêque