Dès les premières pages de cet ouvrage, l’auteure et Annette Wieviorka sa préfacière, font référence à l’œuvre aujourd’hui classique d’Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot (Flammarion, 1998), ouvrage majeur d’histoire sociale, biographie d’un sabotier inconnu, réalisée de façon magistrale à partir des seules archives. Presque comme Louis-François Pinagot, Louna Assael est une « invisible ». « Pauvre, illettrée et femme », il ne reste rien d’elle quand elle meurt sans descendance, en 1998, à Thessalonique, la ville où elle a toujours vécu, qu’un carton contenant quelques photos, un passeport, quelques documents administratifs, et les souvenirs conservés dans la mémoire de Rika Beneviste, sa nièce, à qui on remet le carton.

Comme Alain Corbin décida de retrouver le monde de Louis François Pinagot, Rika Benveniste décide d’extraire Louna de l’invisibilité. Elle s’engage dans un travail de microhistoire en s’attachant aux lieux où Louna vécut et en exploitant les récits d’autres qui les ont fréquentés, ainsi que quelques archives administratives. Louna était juive et habitait Thessalonique qui abritait la plus grosse communauté juive de Grèce. Louna fut déportée à Auschwitz où elle fut transférée dans le Block 10, celui des expérimentations médicales sur les jeunes femmes. L’horreur absolue. Louna revint seule, toute sa famille avait été assassinée, pauvre, dans une ville en pleine mutation. C’est donc aussi à « un récit historique centré sur les Juifs de Thessalonique, leur ville, la Shoah, la pauvreté et ces années étranges d’après-guerre », sur la difficulté à vivre au retour, que nous invite Rika Benveniste, dans un ouvrage très érudit mais très accessible.

Rika BenvenistePrésentation de l’autrice sur la 4e de couverture est née à Thessalonique. Après des études à Jérusalem et à Paris, elle est aujourd’hui professeure d’histoire médiévale à l’université de Thessalie à Volos. Ses travaux portent sur les rapports entre juifs et chrétiens, la conversion et l’historiographie juive. Ses recherches sur la Shoah et les premières années de l’après-guerre ont fait l’objet de plusieurs livres : Ceux qui ont survécu : Résistance, déportation, retour. Les Juifs de Salonique dans les années 1940 (traduit en allemand et en anglais) et Les Naufragés. Histoires familiales de l’après-guerre.

Un essai de biographie historique

C’est ainsi que l’autrice définit sa démarche, et c’est d’ailleurs le sous-titre qui figure sur la 4e de couverture et sur la première page du livre mais, curieusement, pas sur la couverture elle-même. « J’ai voulu inscrire l’approche adoptée, celle de la biographie historique dans une démarche plus large : celle de la microhistoire. Ce courant de recherche est invoqué de manière un peu passe-partout pour désigner une étude historique à « échelle réduite ». J’utilise au contraire ici le terme stricto sensu, en assumant sa charge épistémologique et les contraintes que la démarche implique. Mon choix est lié à la conviction que la compréhension d’un événement aussi capital et complexe que la Shoah, à savoir l’anéantissement de beaucoup de vies humaines, dépend pour beaucoup de notre capacité à porter notre attention sur les innombrables cas particuliers de celles et ceux qui se sont retrouvées dans l’œil du cyclone (…) Le récit s’inscrit dans une époque et une société ; c’est pourquoi je m’interroge sur les liens entre témoignages individuels et mémoire collective, documents personnels et sources archivistiques ».

La biographie de Louna ne sert pas à illustrer un contexte historique, mais « aide à reconstruire des réseaux de sociabilité, à faire apparaître la complexité d’une trajectoire individuelle au sein d’une famille et d’une communauté au sens large. » Témoignages, documents administratifs, photographies, souvenirs personnels de l’autrice (qui parle de « tante Louna) sont des sources de même valeur, toutes soumises à la critique historique. Rika Benveniste a fait le choix de ne publier aucune photographie de Luna, mais seulement celles des lieux où elle a vécu, qui structurent la composition des chapitres du livre. En effet le récit a pour fil directeur les lieux habités par Louna à Thessalonique, avant sa déportation au camp d’Auschwitz, et aussi pendant les cinquante années qui suivirent son retour. L’autrice recherche tout au long du livre la présence de Louna, interrogeant les lieux et les personnes. Elle accorde une grande importance et une large part au retour, « à l’immense détresse des rescapés des camps ». « J’ai tout simplement tenté d’extraire Louna de l’invisibilité dans laquelle la vie l’avait plongée ».

Une jeunesse dans les quartiers pauvres de la « Jérusalem des Balkans »

Louna est née à Salonique en 1904 ou en 1910. Ville ottomane, Salonique était une ville moderne (tramway, rues pavées, réseau d’eau potable, gaz de ville), du moins dans son centre, pas dans les quartiers pauvres de la périphérie, où vit Louna, ainsi que la grosse majorité de l’importante communauté juive (40% des 160 000 habitants). Dans une ville devenue grecque en 1922, cette communauté juive est administrée par une élite socio-économique. Le grand incendie de 1917 a bouleversé l’urbanisme et créé 73 000 sans-abris, dont 52 000 Juifs, parmi lesquels 40 000 pauvres. La paupérisation s’accroît : en 1932, les trois-quarts des Thessaloniciens vivent en dessous du seuil de subsistance. Les quartiers juifs pauvres constituent un monde à part, synagogues de fortune, tavernes, soupes populaires, paludisme, tuberculose

Louna grandit avec ses parents et ses cinq sœurs dans un vaste lotissement qui abrite 5 000 Juifs démunis. En 1931, un pogrom éclate dans le lotissement voisin. Tous les résidents parlent le judéo-espagnol, langue du peuple et de tous les Juifs sépharades, alors que le français est la langue des élites et du commerce. Louna est couturière, travaille à domicile pour des clientes juives et chrétiennes. Elle se marie en 1931, avec Samuel Gattegno, ouvrier au port de Salonique. En 1935 plus d’une centaines de familles de dockers juifs émigrent pour Israël, engagés dans des conditions très dures par le port de Haïfa. Samuel, le mari de Louna, fait le choix de ne pas partir. Sans le savoir, ceux qui partirent, prirent une décision qui devait leur sauver la vie.

Auschwitz, Block 10

En 1943, les Allemands délimitent, par des cordons jaunes, cinq espaces urbains qui deviennent des ghettos dans lesquels les Juifs sont parqués. Samuel et Louna déménagent. Famine et épidémies frappent la ville occupée. Les hommes sont envoyés aux travaux forcés. Des barbelés enferment le quartier où les ghettos sont regroupés, et les déportations commencent ; quatre convois en mars et en avril déciment la population juive de la ville. Sur ordre des Allemands, les quartiers pauvres sont rasés.

Louna est déportée en Pologne, le 27 mars 1943. C’est à ce moment que Marcel Nadjary parvient à quitter la ville pour Athènes. Lui aussi arrivera à Auschwitz, mais un an plus tard, lui aussi en reviendra. Le convoi transportant 2 800 Juifs de Thessalonique, dont Louna et son mari, arrive à Auschwitz le 3 avril 1943. Louna est transférée de Birkenau à Auschwitz I, où elle est internée au Block 10.

Le Block 10 se trouve dans le camp des hommes ; c’est le lieu d’expérimentations médicales, en particulier pratiquées sur des femmes. Elles visent à trouver des méthodes de stérilisation bon marché permettant aux nazis d’utiliser les Juifs aux travaux forcés, sans courir le risque qu’ils procréent. La plupart des femmes viennent de Grèce, de Belgique, de Hollande et de France. On estime que près de 800 femmes y ont été torturées. La terreur était permanente et on y entendait de l’extérieur les hurlements de détresse et de douleur. La plupart des femmes grecques ont entre 20 et 30 ans. Elles sont soumises à des programmes de stérilisation aux rayons X émis par des machines Siemens ; on les stérilise aussi par injection ou par opération chirurgicale (ablation des ovaires sans anesthésiant, avec pour conséquences, terribles douleurs et fièvres). Des médecins déportés étaient contraints d’obéir, mais en ce qui concerne le médecin polonais Wladyslaw Dering, ce fut par antisémitisme et par ambition qu’il se fit le complice actif des crimes nazis. Le comportement du gynécologue juif allemand Maximilian Samuel fut plus ambigu et reste débattu par les historiens.

Emprisonné moins de deux ans en Angleterre, Dering travailla ensuite en Afrique pour le compte des services de santé anglais et reçu la médaille de l’Ordre de l’Empire britannique… En 1964, il attaque en diffamation Léon Uris et son éditeur parce qu’un personnage d’Exodus, portant un nom semblable au sien, était décrit comme médecin tortionnaire pour avoir pratiqué des opérations expérimentales sur les prisonniers du camp sans anesthésie préalable. Après un procès retentissant qui lui coûta une somme estimée à plus de vingt mille livres, il eut gain de cause, mais ne se vit accorder qu’un demi-penny (trois centimes) de dommages-intérêts. Huit femmes juives, rescapées du Block 10, firent le voyage, souvent depuis Israël, et se portèrent partie civile. Les crimes furent décrits et raison leur fut donnée. Dering mourut l’année suivante.

Les rares rescapées restèrent infirmes et malheureuses. Elles « sont les otages d’un passé terrifiant qui ne leur permet pas de se réconcilier avec le présent, qui ne laisse aucune place aux rêves d’avenir. La stérilisation fut le coup de grâce porté à leur identité de femme ». Louna resta dix-huit mois au Block 10, durant lesquels son mari et ses sœurs furent assassinés. Atteinte d’une forte fièvre et du typhus, elle fut transférée au Revier. Elle fut sauvée par son transfert au Kommando Couture, où elle reprisa des uniformes SS, et où elle fut davantage protégée du froid et de la faim.

Mais son calvaire n’était pas fini. Le 18 janvier 1944, par un froid glacial, commença l’évacuation du camp d’Auschwitz et les terribles «marches de la mort ». Les femmes de Salonique furent conduites à Ravensbrück, puis à Bergen-Belsen, à 850 km de là, à pied, en camion, en train. Le typhus, la dysenterie, la fièvre, l’épuisement, la violence des SS tuèrent le plus grand nombre. Louna survit au milieu des amas de cadavres. « La mort était la règle ; la survie, le fruit du hasard et des circonstances ». Elle mit plusieurs mois à rentrer, passant par Bruxelles et Athènes.

Naufragée dans sa propre ville

« Chaotiques étaient ces premières années d’après-guerre, innombrables les difficultés des survivants dans une ville traumatisée et vidée de ses habitants, où les rescapés de la Shoah revenaient tels des réfugiés, une ville dont même les noms des rues avaient changé. Sans toit. Etrangers. » Il n’y avait plus que 2 000 Juifs à Thessalonique. Les rescapés de la Shoah doivent trouver la force d’exiger un minimum pour survivre : ils n’ont plus de maison, ou elle est occupée par ceux qui les ont spoliés, dans un contexte où l’antisémitisme est resté bien vivant. Même le cimetière a disparu. On les appelle officiellement « otages », le terme de « déportés » ne s’imposera que plus tard. L’aide va venir du Conseil communautaire en lien avec la municipalité. Louna est logée dans une ancienne synagogue, avec des dizaines d’autres Juifs sans abri.

En 1946, malgré la destruction de ses archives, la communauté juive de Thessalonique rentre en possession de bâtiments appartenant à des institutions communautaires, pour loger les rescapés des camps. Louna s’installe dans un ancien orphelinat où les conditions matérielles sont bien meilleures. « C’est là qu’on est redevenus des êtres humains » dira l’un de ses voisins. Les gens revivent, se marient en nombre, la natalité explose, « victoire ultime contre le nazisme ». Louna a constamment besoin de l’aide de la communauté, par l’intermédiaire du comité d’aide sociale, le soutien financier du Joint (American Jewish Joint Distribution Committee) et du Central British Fund. Elle peut manger à sa faim et bénéficier de soins médicaux. Elle commence à gagner un peu d’argent en effectuant des travaux de couture d’ameublement, et reçoit une allocation.

Louna réside dans cet ancien dortoir jusqu’à la fin des années 1960, contre le versement d’un loyer symbolique, avec une quinzaine de familles. Durant cette période, nombre de Juifs émigrent, soit vers Athènes, soit vers Israël et les Etats-Unis. Louna reste à Thessalonique. Mais elle effectue quelques voyages en Israël chez des amis qui étaient ses voisins, et elle reçoit des cartes postales. Rika Benveniste se livre à une fine et pertinente analyse de la correspondance reçue par Louna, accompagnée souvent de photos des familles d’émigrés.

Louna s’installe dans « un petit appartement à elle »

A la fin des années 1960, Louna emménage dans un petit appartement, et y installe sa machine à coudre. Elle connaît tous ses voisins : « une sociabilité repliée sur elle-même sert de spectacle aux souvenirs qui tourmentent les rescapés des camps ». Désormais l’autrice utilise plus souvent le « je » car elle évoque, et utilise, ses souvenirs d’enfance, quand elle rendait visite à « tante Louna ». Louna a une amie et se rend en cure avec elle, grâce à une allocation. Elle ne s’intéresse pas à la politique et continue à travailler.

Au début des années 1980, à plus de soixante-dix ans, Louna est l’une des premières pensionnaires d’un hospice tout neuf. Elle dispose d’une chambre spacieuse et d’une salle de bain. Elle y retrouve ses anciennes compagnes du Block 10. Tous les pensionnaires sont des rescapés des camps, voisinage réconfortant, mais aussi étouffant. La mort de son amie en 1982 est une dure épreuve.

Louna vécut plus de quinze ans dans cet hospice. Elle mourut en 1998 et fut inhumée dans le cimetière juif de Stavropouli, au nord de la ville. Le vieux cimetière juif avait été détruit en décembre 1942 par l’occupant allemand, avec la complicité active des autorités locales. Pendant des années, les tombes furent profanées et les pierres tombales réutilisées un peu partout dans la ville. La municipalité céda un nouveau terrain à la Communauté en 1945.

« Comme le prescrit la religion juive, la mise en terre a lieu le plus vite possible après le décès. Je n’étais pas à Thessalonique lors de l’inhumation. Lorsque je suis rentrée, on m’a remis un carton contenant des photographies et quelques documents. »