Documentaire sur l’armée d’Orient durant la 1e Guerre Mondiale.
La Marne, Verdun, le Chemin des Dames : c’est à ce triptyque que l’on serait volontiers porté à réduire la mémoire de la Première Guerre Mondiale en dehors du cercle étroit des passionnés et des spécialistes. Cette tentation fait bon marché des théâtres d’opération périphériques qui donnèrent pourtant au conflit une dimension géostratégique mondiale fondatrice, dont l’influence sur le déroulement du XXe siècle fut considérable. Lointain et exotique, faisant jouer des enjeux stratégiques d’apparence secondaire, le front d’Orient fut ainsi largement négligé, à commencer par les contemporains eux-mêmes. La production littéraire enregistra à sa manière cette occultation : dans l’abondante floraison consacrée à la Grande Guerre, n’émergent guère que deux titres se rapportant à la destinée des Poilus d’Orient, « P.C. de compagnie » de Maurice Constantin-Weyer, et « Capitaine Conan » de Roger Vercel (Prix Goncourt 1934). Ces textes de qualité furent longtemps oubliés, jusqu’à ce qu’une brillante adaptation cinématographique de Bertrand Tavernier réhabilite le second en 1996.

A la source de la Grande Guerre

Réalisateur spécialiste de la Première Guerre Mondiale, François Borot est l’auteur de plusieurs documentaires édités par l’ECPAD. Le dernier en date est consacré au Front d’Orient. Associant films d’actualité, animations cartographiques, photographies et unes de la presse d’époque, ce documentaire brosse en détail les péripéties balkaniques de la Grande Guerre. La région fut, en effet, un foyer permanent d’instabilité et de périls.

La situation en 1914, cause directe de la Première Guerre Mondiale, est celle d’un kaléidoscope culturel et religieux. L’inextricable chaos balkanique est au coeur du «problème des nationalités». La Bosnie-Herzégovine annexée par l’empire autrichien est l’“Alsace-Lorraine” des Serbes. L’attentat de Sarajevo, qui amorce l’engrenage de la guerre, a pour antécédents immédiats deux guerres balkaniques. Pourtant, ce front où les Serbes parviennent d’abord à tenir tête aux troupes autrichiennes demeure longtemps secondaire après le déclenchement des hostilités. La stagnation du front français confère au théâtre d’Orient une valeur nouvelle dans le cadre de la stratégie périphérique. L’ouverture d’un second front balkanique a pour objectif de déstabiliser l’Autriche et la Turquie. Mais les tentatives menées contre l’armée ottomane se soldent par un échec cuisant pour avoir mésestimé l’ennemi : en 1915, l’expédition des Dardanelles tourne au désastre naval, et le débarquement dans la presqu’île de Gallipoli s’avère une impasse sanglante. En 1916, les alliés rembarquent et se regroupent autour du port macédonien de Salonique.

Les «Jardiniers de Salonique»

Située en territoire grec, cette position de repli où convergent les contingents d’une demi-douzaine de nations permet de recueillir le roi et l’armée serbe en reflux, réfugiés à Corfou après l’invasion de leur territoire. L’ennemi principal sur ce terrain est la Bulgarie, “maillon faible” présumé des puissances centrales, qui parvient pourtant à tenir ferme en interdisant le débouché de la vallée du Vardar. L’attitude indécise de la Grèce constitue une autre inconnue de taille, adversaires et partisans de la présence militaire alliée s’affrontant dans les cercles du pouvoir, où le roi Constantin est clairement pro-allemand. En outre, en haut-lieu, les instances supérieures alliées s’interrogent sur la pertinence du maintien de ce Front d’Orient frappé d’enlisement, d’autant que l’implication britannique relève pratiquement de l’obstruction, leur partie stratégique se jouant au Moyen-Orient.

L’hostilité du milieu est un autre ennemi caché. La description du camp retranché de Salonique constitue certainement la part la plus instructive du documentaire, grâce à l’appui des images d’archive d’époque. Les problèmes sanitaires sont conséquents vu l’insalubrité de la région. Les troupes expéditionnaires souffrent de difficultés récurrentes de ravitaillement, pour des raisons d’élongation logistique et de pauvreté des ressources locale. Des militaires annamites sont envoyés à Salonique pour mettre en culture un millier d’hectares. La mise en valeur des “jardins régimentaires” injustement raillés par Clemenceau (qui brocarde les «Jardiniers de Salonique») constitue aussi un appoint précieux. Les contraintes logistiques induites par le milieu escarpé imposent d’importants travaux d’infrastructure routière et de fortification qui auraient pu à bon droit valoir aux troupes de l’armée d’Orient le surnom de “Terrassiers de Salonique”. La vie quotidienne sur ce front de montagne, basée sur une guerre de points d’appui, a peu à voir avec l’occupation des tranchées en ligne continue que l’on connaît à l’Ouest. Les équipements des combattants sont largement inadaptés au climat et au relief. Le retard du courrier et la rareté des possibilités de permission induits par l’éloignement de la métropole fragilisent le moral. Totalement méconnues, des mutineries surviennent d’ailleurs en 1917 en raison des difficultés quotidiennes. La ville de Salonique et sa population bigarrée offrent malgré tout quelques opportunités de loisirs.

Une victoire décisive mais oubliée

Négligé par les Allemands, ce théâtre d’opération a pour seul intérêt à leurs yeux de fixer des troupes alliées loin des tranchées françaises. Il est vrai qu’il ne s’y passe pas grand chose : le résultat de la grande offensive lancée contre les Bulgares pour forcer le verrou du Vardar en 1916 est peu probant. Le manque de fiabilité et les dissensions internes du pouvoir grec vont jusqu’au schisme politique, crise dénouée par l’abdication du roi Constantin qui fait basculer définitivement le pays dans le camp allié. L’hostilité de certaines catégories d’habitants de Salonique à l’égard de la présence des forces étrangères est réprimée sévèrement, et le général Sarrail prend le contrôle de la ville placée sous le régime de la loi martiale. Le caractère hétérogène de la coalition militaire internationale génère des difficultés constantes de coopération. Seuls les Serbes sont fiables, mus par l’enjeu vital de reconquérir leur pays. Britanniques, Roumains, Russes et Italiens, eux, fluctuent en fonction d’intérêts nationaux divergents. Pour comble de disgrâce, les soldats d’Orient souffrent d’une image dépréciée auprès de leurs camarades du front de l’Ouest qui ne voient en Salonique qu’un séjour de vacances ensoleillées pour les planqués.

La France fournissant l’essentiel des effectifs et des moyens engagés sur le Front d’Orient, ce sont ses généraux qui y commandent. Le premier chef est le général Sarrail, qui établit le camp retranché de Salonique. Brutal à l’égard des Grecs et très contesté en France, Sarrail a cependant le mérite d’avoir tenu ; il est relevé en 1917 par Guillaumat qui réorganise efficacement le dispositif dans la perspective de l’offensive à venir, mais est à son tour remplacé par Franchet d’Esperey. C’est ce dernier qui va recueillir les fruits de l’action de ses prédécesseurs. Malgré le refus opposé par Clemenceau à ses demandes de renforts, son offensive de septembre 1918 est un succès spectaculaire, caractérisé par une percée audacieuse à travers les montagnes, que suit un aventureux raid de cavalerie en profondeur sur les arrières de l’armée bulgare. En quelques semaines, ses effets en font la seule opération décisive sur le plan stratégique de toute la Grande Guerre. Non seulement la Bulgarie est écrasée mais il en résulte, par effet domino, un effondrement régional général. L’armée austro-hongroise se décompose, victime de la désertion massive des soldats des minorités. La Turquie, l’Autriche puis la Hongrie capitulent successivement avant la fin de la guerre à l’Ouest. Pour les Poilus d’Orient, le défilé de la victoire a lieu à Belgrade. Pourtant, leur succès est presque immédiatement escamoté. L’euphorie est d’autant plus éphémère que la campagne se prolonge sur le mode d’un conflit à basse intensité face à la menace bolchevique. Le documentaire ne fait hélas qu’une simple allusion à cette confrontation, qui aurait pourtant légitimement pu être inclue dans son objet.

Le premier mérite de ce film est, comme tous ceux distribués par l’ECPAD, de tirer un bon parti d’un riche fond d’archives cinématographiques et photographiques, et de donner une consistance à la réalité méconnue du front d’Orient. Le second est de remédier honorablement à l’amnésie historique qui a frappé la victoire occultée et les combattants oubliés de ce théâtre de la Grande Guerre. La construction du documentaire est organisée en cinq séquences, mais aucun chapitrage n’accompagne sur le plan technique ce découpage pédagogique. Cette petite lacune de finition est cependant très secondaire par rapport à l’intérêt du propos. Certes moins spectaculaire et moins émouvant que Capitaine Conan, il apporte néanmoins l’éclairage documentaire nécessaire pour entrer en résonance avec le beau film de Bertrand Tavernier.

Guillaume Lévêque