Architecture et pouvoir à la fin du Moyen Age
La nouvelle question de CAPES d’histoire et géographie, « Le Prince et les arts (XIVe – XVIIIe siècles) France, Italie » confère une résonance particulière et un intérêt renouvelé à la publication, après un délai de plusieurs années, des actes du colloque « Autour de Jean de Berry, art et architecture », tenu en 2004. Ce volume abondamment illustré est consacré principalement à l’étude de l’architecture et de la décoration palatiales à l’époque de Jean de Berry, figure centrale retenue en sa qualité de protecteur des arts et commanditaire notoire en son temps.

Alain Salamagne a réuni dans ces actes onze communications scientifiques prononcées lors du colloque scientifique intitulé Autour de Jean de Berry, art et architecture, qui trouva sa place dans le cadre de l’Université européenne d’été tenue à Bourges et à Tours du 5 au 10 juillet 2004, centrée sur la Création artistique et le mécénat autour du Val de Loire entre le XIVe et le XVIe siècle. Les intervenants réfléchirent au rôle des commanditaires et maîtres d’oeuvre dans la création artistique, appliquée tout particulièrement aux palais résidentiels.

Les années 1400 voient la fonction militaire des châteaux passer au second plan derrière la fonction résidentielle appuyée sur la mise en scène de la puissance royale et princière. L’organisation des espaces intérieurs des palais et leurs décors sont les témoins de la vie et du cérémonial des cours aristocratiques ainsi que des conceptions du pouvoir exprimées par les rois et princes bâtisseurs, tout particulièrement Jean de Berry, Louis Ier d’Anjou et le roi Charles V, étudiés dans ces actes. Les caractères de l’architecture civile sont aussi présentés afin de comprendre ce qui l’unit mais aussi ce qui l’oppose aux programmes architecturaux aristocratiques et princiers.

Plusieurs sections thématiques structurent le plan de ces actes.

Le prince et ses maîtres d’oeuvre

Françoise Autrand et Jean-Yves Ribault évoquent les relations entre « le Prince et ses maîtres d’oeuvre ». Françoise Autrand présente Jean de Berry, prince des fleurs de lys, apanagé en Berry, en Auvergne, puis en Poitou. Le prince se déplace d’une résidence à l’autre, tandis que son épouse assure une présence permanente en Berry. Il s’appuie sur un réseau de fidèles recrutés en fonction de leur compétence et de leur dévouement, assurés de poursuivre éventuellement une carrière dans les postes-clés de l’administration royale ou de l’Eglise. Les figures les plus marquantes évoquées sont celles du Berruyer Guillaume Boisratier né à Bourges, devenu archevêque de Bourges en 1409, mais aussi celle de Simon Alligret, trésorier de la Sainte-Chapelle de Bourges, médecin du duc.

Jean-Yves Ribault étudie les maîtres d’oeuvre de la Sainte-Chapelle de Bourges et met en lumière la circulation des artistes entre les différentes cours, du Berry à Paris, mais aussi jusqu’aux Pays-Bas et en Bourgogne. Il évoque les carrières de Guy de Dammartin puis de son frère Drouet, maîtres maçons, tailleurs de pierre et « ymagiers », maîtres généraux successifs des oeuvres pour le duc de Berry. Parmi les sculpteurs, sont signalés André de Beauneveu, sculpteur et peintre, ainsi que Jean de Roupy, dit de Cambrai, autre sculpteur, artiste de cour attaché à la personne du prince en sa qualité de valet de chambre, qui participa aux chantiers de Bourges, Riom, et Poitiers, mais qui possédait aussi son propre atelier. Jean de Cambrai fut notamment l’auteur de deux statues priantes du duc et de son épouse, placées au fond du choeur de Notre-Dame-la-Blanche, et d’un tombeau monumental inachevé destiné à marquer dans la Sainte-Chapelle l’emplacement de la sépulture de Jean de Berry.

Le cadre de la ville

La deuxième section présente « le Cadre de la ville » dans deux articles qui portent sur la cité de Bourges.

Annie Chazelle et Philippe Goldman présentent « Bourges, une ville capitale sous Jean de Berry ». Peu d’indices sont utilisables du fait des destructions liées aux incendies successifs du XVe au XVIIe siècle, et le tableau de la ville s’étend en réalité sur l’ensemble du XVe siècle. Bourges connaît alors un déclin économique et démographique lié notamment à l’éloignement de la cour à partir de Louis XII. L’évolution urbaine est retracée depuis le Bas-Empire. Les auteurs évoquent les principaux quartiers, leurs habitants et leurs activités.

Les auteurs évoquent ensuite les constructions berruyères du XVe siècle. Il subsiste des vestiges du palais ducal édifié dans les dernières décennies du XIVe siècle. Des maisons patriciennes remontent dans leur conception à la fin du XIIIe siècle et sont décrites très soigneusement. L’hôtel Jacques Coeur rompt avec le modèle de résidence patricienne et imite par certains aspects le palais ducal.

Pierre Garrigou Grandchamp étudie « L’architecture domestique urbaine vers 1400, un thème en déshérence » à partir d’exemples recensés dans un espace qui va du Périgord à la Bourgogne et établit une typologie des évolutions architecturales des maisons urbaines tant dans les décors extérieurs que dans la structure interne.

Les oeuvres architecturales

La troisième section est intitulée « les oeuvres architecturales » et évoque successivement le Louvre de Charles V (Alain Salamagne), les châteaux d’Angers et de Saumur sous Louis Ier d’Anjou, frère de Jean de Berry (Jacques Mallet) et la tour résidentielle du XVe siècle de Trèves, située aux confins de l’Anjou et du Poitou (Lucie Gaugain).

Malgré la difficulté due à la disparition du Louvre de Charles V, les archives et les fouilles fournissent des jalons pour proposer une reconstitution de l’organisation du palais. Charles V en finance à partir de 1364 une restauration, puis engage une restructuration d’envergure de l’aile nord, qui ne sera pas achevée à sa mort, pas plus que les décors qui seront réalisés surtout à partir de Charles VI. Charles V confie les travaux à Raymond du Temple, maître maçon entouré de nombreux artisans, dont le travail est décrit. Alain Salamagne s’inspire des travaux antérieurs de Mary Whiteley sur l’organisation interne du Louvre de Charles V, mais propose une interprétation différente qu’il développe avec plans et reconstitutions à l’appui, et qui intègre ce que l’on peut connaître des schémas distributifs des grandes demeures au XIVe siècle.

Il présente d’abord le vieux Louvre et son organisation interne avant 1364, puis décrit la nouvelle distribution voulue par Charles V intégrant la reconstruction de l’aile nord et de la partie septentrionale de l’aile occidentale.

Le logis nord comprenait quatre niveaux, au premier les services et celliers semi-enterrés, au second le logis de la reine, au troisième celui du roi (dont la distribution était similaire aux appartements de la reine), et au dernier les « galatas » c’est à dire les combles, conçus comme des espaces à vivre. Les liaisons verticales étaient assurées par la grande vis monumentale sur plan hexagonal située presque au milieu du corps de logis, à partir du deuxième niveau et qui débouchait aussi sur la tour maîtresse où était conservé le trésor royal, et par deux escaliers secondaires aux angles intérieurs de l’aile nord, qui n’existent eux aussi qu’à partir du deuxième niveau.

Les ailes méridionales et orientales sont plus mal connues mais devaient abriter les services de l’hôtel du roi. Les appartements du châtelain du Louvre (salle, chambre et garde-robe) se situaient au dessus de la porte-châtelet de l’aile orientale. C’est au Louvre que se développe pour la première fois la chambre haute située au niveau supérieur de la grande vis et des tours, parti qui est imité rapidement en 1380 au château de Saumur. C’est une pièce d’étude fréquentée par le roi qui permet aussi de contempler le paysage environnant. Ces chambres hautes étaient reliées aux appartements royaux par des galeries couvertes qui remplacèrent les anciens chemins de ronde et évitaient les espaces de service.

Le décor sculpté mit à contribution les talents de nombreux artistes parisiens et des Pays-Bas. Celui de la grande vis est particulièrement décrit. Il marque symboliquement le passage dans l’espace réservé de l’hôtel royal. L’escalier du Louvre proclame la légitimité et la continuité dynastique des Valois, en représentant les figures des princes du sang, oncles et frères du roi, habilités à lui succéder au cas où il décéderait sans héritier. La cour des Valois s’appuie sur le portrait après 1350 comme outil politique renforçant sa légitimité. L’auteur rapproche le programme dynastique du Louvre de celui de la cathédrale d’Amiens (vers 1375-1378).

La conception du Louvre s’oppose à celle du palais de la Cité, qui attirait les foules. Charles V se replie au Louvre en créant un espace centré autour de lui et où les pièces de la vie intime sont dans la proximité des pièces officielles. L’escalier d’honneur, la grande vis monumentale ne partant que du deuxième étage, met les logis royaux superposés à l’écart du commun tout en rappelant l’essence supérieure de la famille royale. Cette vis de forme octogonale, éclairée par des ouvertures en quinconce, est intégrée pour la première fois à l’organisation d’une façade.

L’étude des jardins du Louvre se fait l’écho de la nouvelle distribution des espaces résidentiels et de l’affirmation dynastique.

Trois annexes s’ajoutent à l’étude d’Alain Salamagne, la première porte sur l’interprétation d’un devis de mars 1541 (n. st.) concernant des travaux de maçonnerie, qui attesteraient d’une reconstruction totale de la façade de Charles V, une deuxième note porte sur la grande vis, puis une troisième note concerne la grande salle et la chapelle.

Jacques Mallet présente les châteaux d’Angers et de Saumur sous Louis Ier d’Anjou et souligne les points communs reliant ces édifices, qui font l’objet entre 1360 et 1376 de travaux de rénovation. IL note la tendance déjà sensible au Louvre de séparer les espace accessible au public des espaces privatifs. Les appartements royaux sont comme au Louvre sur deux niveaux, accessibles par des escaliers à vis. On trouve aussi des oratoires privatifs à côté des chapelles sur deux niveaux héritées du modèle de la Sainte Chapelle de Paris, des chambres hautes au dessus des escaliers à vis, la recherche de lumière par le percement de fenêtres larges, décors utilisant végétaux, oiseaux, décors naturels. Louis Ier d’Anjou semble s’être un peu moins investi dans les restaurations de ses châteaux angevins que ses frères.

Lucie Gaugain présente un édifice beaucoup plus modeste que les palais princiers, la tour résidentielle de Trèves (Maine-et-Loire) présentant une élévation sur cinq niveaux et remontant probablement aux années 1435-1445. La tour associe fonction militaire et résidentielle et est attribuée à Robert Lemaçon, personnage important de l’entourage royal.

Le décor

La dernière section évoque « le décor ». Brigitte Kurmann Schwarz étudie les vitraux de la Sainte-Chapelle de Bourges et souligne que Jean de Berry fut l’un des plus grands amateurs d’art de son temps, et qu’il lui fallait commanditer des oeuvres monumentales, châteaux, palais, églises, accessibles à un public large pour asseoir sa renommée, mettre en scène son pouvoir, exprimer sa dévotion envers la Vierge et les saints, et pour fonder sa propre mémoire. De ce fait, l’auteur considère que le terme de mécène est anachronique. Elle préfère le qualifier de grand commanditaire comme l’étaient les princes du Moyen Age. L’auteur étudie les vestiges dispersés des vitraux de la Sainte-Chapelle de Bourges réalisés par André de Beauneveu.

La Sainte-Chapelle de Bourges fut considérée par le duc, avant même d’avoir été choisie en 1403 comme lieu de son séjour éternel, comme lieu de la mémoire dynastique comme le prouvent les panneaux aux anges tenant les écus du duc. Il est aussi possible que des images des fondateurs, le duc Jean de Berry et la duchesse Jeanne de Boulogne, fondateurs de l’établissement, aient été représentées sur ces vitraux réalisés avant 1391 et donc avant la commande des sculptures destinées au monument funéraire après 1403 (les vitraux étaient posés avant les voûtes au Moyen Age).

Le duc utilise les arts pour rappeler les différentes phases de son existence, l’image sculptée pour sa présence terrestre, et l’image translucide peinte sur le verre pour évoquer la destinée de leurs âmes, auxquelles leurs mérites gagnés par leurs fondations pieuses ouvrent le paradis.

Claudie Vareille-Dahan évoque l’importance du thème de l’homme sauvage dans les décors des demeures nobles et des palais. Connu dans l’espace européen depuis le XIIIe siècle, on le retrouve notamment lors des entrées royales, représentés près des cheminées, aux porte, comme tenant d’armoiries.

En Auvergne, Anne Courtille recense une quinzaine de sites présentant des peintures murales contemporaines de Jean de Berry, mais l’influence directe du duc demeure difficile à évaluer car, avant 1360 déjà, des influences diverses extérieures à l’Auvergne se font sentir.

Enfin, Jean Guillaume évalue le legs du XIVe siècle en guise de conclusion en appuyant sa synthèse sur de nombreux exemples de châteaux. Il souligne l’importance de la fin du XIVe siècle dans la genèse du château français des XVIe et même XVIIe siècles. Les innovations ne portent pas sur les plans. L’organisation intérieure devient plus complexe, hiérarchisant les espaces entre grande salle (ou salle de parement) et pièces privatives. A la fin du XIVe siècle, les pièces installées dans les tours adoptent un plan carré afin d’être plus logeables, mais la forme ronde continue d’être utilisée car elle est associée à l’image du château. La galerie, toujours dotée d’une cheminée, et construite perpendiculairement au corps de logis et au premier étage, apparaît à la fin du XIVe siècle, mais elle n’existe pas encore dans les châteaux princiers. La vis devient le motif principal sur les façades, remarquable par son décor et son élévation, et sa porte sert d’accès principal au corps de logis. Parfois elle est surmontée par une chambre haute.

Les anciens éléments de fortification deviennent des éléments de décoration, et on rivalise dans la multiplication de cheminées et tourelles élancées dressées (Mehun, Lusignan, Louvre, Poitiers, Concressault et ses girouettes dorées) débouchant sur les « châteaux merveilles » au style flamboyant dont Chambord est l’ultime aboutissement.

Une synthèse de référence

La présentation de cet ouvrage abondamment illustré est agréable et soignée. Chaque communication est appuyée sur une bibliographie et l’éditeur du colloque a aussi placé en fin de volume une bibliographie générale actualisée bien commode. On peut cependant regretter le parti adopté d’indiquer les intertitres et noms d’auteurs en gris clair, ce qui nuit à leur lisibilité. En revanche, on peut savoir particulièrement gré aux Presses universitaires François Rabelais de proposer un volume d’une aussi bonne qualité de réalisation et riche d’une iconographie abondante et soignée à un prix particulièrement abordable.

Les amateurs d’histoire, d’archéologie urbaine, d’histoire de l’art et régionale seront à des titres divers intéressés par cette variété de regards complémentaires à propos de la diffusion des modèles artistiques et architecturaux au tournant des XIVe et XVe siècles. Les articles évoquant les résidences plus modestes ou l’utilisation de décors peints ou sculptés (Goldman, Garrigou Grandchamp, Gaugain, Vareille-Dahan, Courtille) dressent un état des lieux de recherches en cours, sur des domaines encore incomplètement connus ou en cours d’inventaire, originaux et dignes d’intérêt.

Les candidats au CAPES trouveront avec profit des exemples bien illustrés par des plans, des reconstitutions et des reproductions commodes d’accès, sans négliger l’évocation vivante du petit monde des artistes d’envergure européenne qui vinrent travailler sur les différents chantiers royaux et princiers et contribuèrent à diffuser de nouveaux modèles. Plusieurs contributions soulignent surtout la portée idéologique des commandes royales et princières exprimée tant par l’organisation architecturale que par les décors.

Noëlle Cherrier-Lévêque