L’auteur est ainsi présenté sur la quatrième de couverture : « Jean-Michel Adenot est ingénieur en Agriculture. Après une carrière comme dirigeant d’entreprise, ce petit-fils de déporté se tourne vers l’histoire de la résistance et de la déportation de sa région : la montagne vosgienne. Constatant que seuls quelques témoignages tentent de répondre à la douleur des familles, il décide de les confronter aux Archives, enfin ouvertes ».

Pour une Histoire scientifique et critique de l’Occupation

Jean Michel Adenot est le président de l’association « Pour une Histoire scientifique et critique de l’Occupation » (HSCO https://hsco-asso.fr/) qui rassemble des historiens professionnels et amateurs. L’historien Jean-Marc Berlière est le co-fondateur de cette association dont il préside le comité scientifique et d’éthique. Les historiens d’HSCO entendent travailler en privilégiant toujours la recherche dans les archives, avec l’objectif d’approcher au plus près de la vérité en appliquant les méthodes de l’histoire, sans « embrigadement ou soumission idéologique », et donc sans craindre de remettre en cause des mythes qui flattent la mémoire collective.

Jean-Michel Adenot applique ces principes à ses recherches sur l’histoire de la vallée du Rabodeau, affluent de la Meurthe qui prend sa source près du village de Moussey, au sud-ouest du massif du Donon. En 2016 il a publié Viombois 4 septembre 1944. Ecritures, mythe et Histoire, étude dans laquelle il a voulu rétablir la réalité de la bataille de Viombois, en confrontant les récits mémoriels aux archives. Le présent ouvrage s’inscrit dans la même démarche et a pour objet d’étude les deux déportations successives qui touchèrent les habitants du village de Moussey (village natal de l’auteur) le 18 août et le 24 septembre 1944. Le grand père paternel de l’auteur mourut peu de temps après son retour de déportation.

Le document au centre de l’étude

L’ouvrage est construit autour des sources, pour l’essentiel des archives, souvent inédites (toutes référencées et issues des Archives nationales, départementales et municipales, du Service historique de la Défense, du Dépôt central des Archives militaires, de quelques fonds privés et de quelques archives anglaises et américaines), mais aussi des témoignages. Les documents d’archives sont transcrits, présentés, soumis à la critique historique dans le cadre de 423 notes infrapaginales. Ouvrage érudit pensera-t-on, et donc d’un accès réservé au spécialiste. Il n’en est rien car l’auteur a pris soin de résumer l’essentiel de ses démonstrations dans des encarts bien visibles, et de publier de nombreuses photographies (sur papier glacé !) qui rendent l’ouvrage attrayant. L’historien y verra l’application de la méthode fondée sur le primat de l’analyse des archives, les habitants du village et de la vallée y trouveront les réponses aux questions qu’ils se posent sur les événements dramatiques de l’été 1944. Ils découvriront que l’histoire de ces événements tels qu’ils pensaient les connaître contenait une bonne part de légende, qu’elle avait été en partie réécrite, et que les responsables n’étaient pas toujours ceux que l’on avait désignés comme tels. La création d’un centre de mémoire est d’ailleurs envisagée. Mais il devra évoquer une réalité mise en évidence dans ce livre : la collaboration est un phénomène qui a concerné aussi des Alsaciens, et pas seulement dans les Waffen SS.

Le point de départ : le témoignage d’un déporté au retour de sa déportation

La structure choisie par l’auteur pour construire son étude n’est pas la plus simple. Elle nécessite que le lecteur se plonge dans un récit d’une quarantaine de pages rédigées par Jean Vinot en juillet 1945. Jean Vinot était le directeur d’une usine textile, âgé de 42 ans. Témoin et victime des deux déportations, il fut envoyé dans un camp de travail à Haslach où les conditions de travail et de vie étaient terriblement éprouvantes. Il vit beaucoup de ses amis mourir. A son retour, il rédigea un témoignage qui donna naissance à une plaquette ronéotypée qui fut distribuée à toutes les familles de déportés, lesquelles étaient souvent dans l’ignorance du sort de leur parent. Le récit porte sur les conditions de la première rafle de villageois le 18 août 1944, leur transfert par étapes et leur sort différencié. Il traite ensuite de la seconde rafle et de la seconde déportation, celle du 24 septembre 1944, qui concerne certains qui comme lui, avaient été libérés quelques jours après leur première déportation. Puis il développe les conditions qui furent celles du groupe des déportés dont il fit partie, au camp d’Haslach, dans le pays de Bade, à un cinquantaine de kilomètres de Strasbourg. Ils logeaient dans des tunnels froids et humides, travaillaient dans des carrières, étaient sous alimentés et brutalisés.

A partir de ce témoignage précis, Jean-Michel Adenot s’efforce d’approcher la vérité des faits, en se référant à d’autres documents, témoignages et études. Il montre que les causes de la première opération de répression qui touche le village a bien pour cause l’attaque d’un maquis proche et la découverte de documents imprudemment laissés sur place par un maquisard, mais que celui-ci n’est pas celui qu’on a accusé ; il montre aussi pourquoi le responsable réel fut caché, ce qui touche au légendaire construit autour de maquis et de la Résistance. Il propose un éclairage parallèle en citant (et commentant) le témoignage d’un responsable allemand de la répression, rédigé dans sa prison, avant sa condamnation et son exécution.

 Une première déportation et une curieuse libération

Peu à peu nous apparaît la vérité des faits, du moins telle que l’historien peut l’approcher, en fonction des sources disponibles, sans masquer les interrogations qui demeurent et les impossibilités qui se font jour (établir par exemple une liste absolument sûre des identités des membres des deux déportations). La première déportation est la conséquence d’un vaste ratissage. Suite à l’infiltration d’un agent, un camp de maquisards est découvert. Il est abandonné mais les Allemands y découvrent des sacs abandonnés, et dans l’un d’eux, une liste de résistants du secteur de Moussey. Une cinquantaine de maquisards identifiés sont embarqués vers le camp de Schirmeck et rejoignent d’autres suspects des villages environnants. Trois groupes sont alors formés : une trentaine d’hommes sont déportés à Dachau et Gagguenau ; une autre trentaine sont désignés comme « otages », et fusillés au camp du Struthof ; 11 (ou 12) hommes sont libérés, presque tous de Moussey, et regagnent leur village. Ce sort heureux et rare suscita évidemment beaucoup de questions et d’interprétations. Jean-Michel Adenot démontre rigoureusement que  cette libération fait suite à l’intervention de la gardienne-chef du camp de Schirmeck, dont le frère était dans le groupe des déportés de Moussey. Il démontre aussi que ce frère était un authentique résistant, ce qu’il n’avait pas pu faire valoir après la Libération. L’auteur étudie avec toute la précision possible les identités des membres des trois groupes de déportés ainsi que « l’affaire des sacs oubliés ».

Une seconde déportation

Le front s’étant stabilisé en Lorraine en août 1944, les Allemands tentent d’établir une ligne défensive. C’est dans ce contexte qu’est montée l’opération  Waldfest 1 qui consiste à organiser des positions défensives, à les faire protéger par les Jeunesses hitlériennes, et à neutraliser toute potentielle organisation de résistance ou maquis. Dans les zones les plus sensibles, les Kommandos du SD arrêtent la population masculine et la déportent. A Moussey la population est rassemblée une nouvelle fois le 24 septembre. Plus de 140 hommes sont déportés, dont certains étaient revenus de la première déportation. L’auteur publie plusieurs témoignages, dont celui d’un auxiliaire français du SD. Il s’attache ensuite à faire le point sur une ultime opération allemande à Moussey, le 12 octobre 1944. Quatre habitants du chef-lieu de canton furent arrêtés, conduits dans une ferme isolée où ils furent abattus avant que la ferme ne soit incendiée.

Mansuétude judiciaire

Un procès fut organisé en 1946 auprès du tribunal militaire de Metz, après une instruction pour crimes de guerre commis d’août à novembre 1944 dans la vallée du Rabodeau. Plusieurs unités allemandes étaient impliquées, mais il n’y eut que 17 inculpés, tous Allemands (ce qui tendrait à prouver qu’il n’y avait pas d’auxiliaires français collaborationnistes), et pour certains en fuite ou déjà exécutés suite à d’autres verdicts. « Malgré un épais dossier, les magistrats peinent à attribuer à chacun la responsabilité de faits précis. A partir de 1948, les détenus sont relâchés pour insuffisance de preuves (…) et les ultimes poursuites cessent en 1950. Aucune condamnation n’est prononcée. La lumière n’est pas vraiment faite sur l’Affaire Vallée du Rabodeau ».

Faire la lumière sur cette « Affaire » est précisément l’objectif que se fixe l’auteur de cet ouvrage, qui observe d’ailleurs que l’instruction du procès a au moins servi  à rassembler des documents qui sont devenus, après l’ouverture assez récente des archives, les sources de son étude.

Portraits de collaborationnistes

L’auteur les appelle « Ces Français du camp d’en face ». Une quarantaine de pages sont consacrées à « illustrer une réalité méconnue » : des Français ont été mêlés aux déportations de Moussey. L’un deux, commissaire de la brigade mobile de Strasbourg, intègre en 1940 la Kripo d’Alsace. Récupéré en 1944 par le SR français, il trahit de nouveau, et est condamné à 15 ans de travaux forcés par la cour de justice de Strasbourg (libéré en 1954). L’autre est un jeune Alsacien-Mosellan, engagé dans les Jeunesses hitlériennes puis dans la Wehrmacht en 1941. Blessé en Russie, il participe à la traque des maquisards à Moussey. Il est mort en 1977 à Coblence, ni jugé, ni puni. Le troisième a tout un parcours de collaborationniste, avec son épouse,  au sein du PPF et de la Milice. Le 24 septembre, il est en pointe lors des opérations de Moussey. Arrêté en 1944 par le SR français, il est chargé d’une mission de renseignement en Allemagne où il est confondu et arrêté. Il fut traduit devant une cour de justice, condamné à 20 ans de travaux forcés (son épouse à cinq ans) et libéré après 8 ans de détention. Il est mort en 1972 et son épouse en 1992. Ils étaient tous trois volontaires et enthousiastes dans leur adhésion à la cause nazie. « Ces Français au service du Reich ont parfaitement réussi à négocier le virage de 1945. Avec des stratégies différentes et un inégal succès, ils ont tous trois évité le feu des projecteurs… et celui du peloton d’exécution. » Leur présence à Moussey fut complètement occultée.

La conclusion de l’auteur est inspirée d’un article de Jean-Marc Berlière, Du témoignage dans l’historiographie de la Résistance, de son poids, de ses méfaits  : « Le temps n’est plus à commenter la rigueur toute relative des décisions d’une justice tiraillée entre le souci de punir et le désir de privilégier l’unité nationale. Le temps de l’Histoire est venu. Il ne consiste pas à « refaire les procès ». Il montre une nouvelle fois que les pièces d’archives nous révèlent d’importantes surprises. Loin de « salir la Résistance », l’étude scientifique et critique de l’Histoire permet de passer du mythe réducteur à une juste compréhension de destinées brisées et de drames complexes. »

© Joël Drogland pour les Clionautes