Trois historiens spécialistes de la Résistance française…
Agrégé d’histoire, Sébastien Albertelli a soutenu sa thèse de doctorat en 2006 sous la direction de Jean-Pierre Azéma et l’a publiée en 2009 chez Perrin sous le titre, Les Services secrets du général de Gaulle, le BCRA 1940-1944. Brassant des sources françaises et étrangères – Office of Strategic Services (OSS) et Special Operations Executive (SOE) principalement – exhaustives et impressionnantes (600 cartons rien que pour le BCRA dans la série 3 AG des Archives nationales), l’ouvrage proposet une histoire complète du BCRA. Il a été salué comme « un grand livre que l’on attendait et qui vient magistralement éclairer une page méconnue de l’histoire de la France pendant la Seconde Guerre mondiale » (http://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=1&rub=comptes-rendus&item=257 Trois ans plus tard, il publiait une version simplifiée et illustrée de cette étude magistrale, sous le titre, Les services secrets de la France Libre. Le bras armé du général de Gaulle (Nouveau monde éditions, 2012, 336 pages. Nous affirmions dans notre compte rendu qu’il s’agissait « d’un ouvrage quasiment exceptionnel dans la mesure où il allie un contenu scientifique de haut niveau sur l’organisation des services secrets de la France libre et ses enjeux politiques, sur les divers aspects matériels et concrets des activités de la Résistance (parachutages, sabotages, liaisons aériennes, activités de renseignement etc.), sur les très nombreux acteurs, hommes et femmes de la France libre dont de courtes biographies accompagnent les photographies, avec des dizaines de documents presque tous très originaux » (https://clio-cr.clionautes.org/les-services-secrets-de-la-france-libre-le-bras-arme-du-general-de.html). En 2016, chez Perrin, il publiait une Histoire du sabotage. De la CGT à la Résistance, ouvrage novateur et exhaustif, première histoire globale du sabotage.
Agrégé d’histoire, Julien Blanc a publié en 2010 au Seuil Au commencement de la Résistance. Du côté du musée de l’Homme 1940-1941, livre issu de sa thèse soutenue en 2008 à l’université de Lyon II devant un jury composé de quelques uns des plus éminents spécialistes de l’histoire de la Résistance. Cette thèse avait reçu en 2009 le prix Philippe Viannay-Défense de la France décerné par la Fondation de la Résistance. L’étude porte sur une tranche chronologique qui va de l’été 1940 à l’été 1941 et est centrée sur le « réseau du musée de l’Homme », mais elle présente et de caractérise les débuts de la Résistance en zone occupée, qualifiée par l’auteur de « Résistance pionnière » https://clio-cr.clionautes.org/au-commencement-de-la-resistance-du-cote-du-musee-de-lhomme-1940-1941.html
Professeur des universités en histoire contemporaine à l’Institut d’études politiques de Lyon, spécialiste de l’historiographie de la Résistance (La Résistance française. Une histoire périlleuse, Seuil, 2005) et de l’histoire et de la mémoire de la France des années noires, biographe de Lucie Aubrac (Perrin 2009), Laurent Douzou a publié aux Editions du Félin en 2017 (avec Jean Novosseloff, président de l’Association des Amis de la Fondation de la Résistance), La Résistance oblitérée. Sa mémoire gravée par les timbres, un ouvrage original et historiographiquement novateur (dont la thèse centrale est d’ailleurs reprise dans le dernier chapitre du présent ouvrage) https://clio-cr.clionautes.org/la-resistance-obliteree-sa-memoire-gravee-par-les-timbres.html
… s’associent pour publier une nouvelle histoire de la Résistance.
Ils exposent dans l’introduction leur méthode de travail et les principes qui les ont guidés : « Nous avons cherché un mode original d’élaboration et d’écriture. Cet ouvrage est une œuvre collective, écrite à plusieurs mains, longuement discutée et maintes fois remaniée au fil des ans ». Ils ne se sont donc pas partagé les chapitres et l’unité de ton est effectivement complète. L’ouvrage bénéficie de la complémentarité de leur domaine de compétence : les débuts de la Résistance sont particulièrement bien décrits, les acteurs du BCRA ont toute leur place et la thèse défendue par Laurent Douzou remettant en cause la thèse résistancialiste est reprise dans le dernier chapitre. Les auteurs ont fait le choix d’une approche chronologique, particulièrement convaincante, d’autant plus qu’elle croise en permanence l’histoire de la Résistance intérieure et celle de la France libre (puis de la France combattante). Ils ont néanmoins « ménagé une pause en effectuant une sorte d’arrêt sur image en proposant une synthèse provisoire. L’été 1941, l’automne 1942 et l’été 1943 s’imposent comme des moments clés qui permettent de faire le point ». Ils ont d’autre part rompu la trame chronologique « le temps de deux chapitres, pour examiner la Résistance sous un angle anthropologique et tenter d’énoncer les règles de vie des clandestins et d’approcher les représentations à l’œuvre au sein du monde souterrain ». Les auteurs ont fait le choix d’une absence totale de notes. Le résultat n’est pas totalement convaincant : d’une part des auteurs sont cités entre parenthèse dans le texte, (pas tous, et sans le titre de leur ouvrage), d’autre part la bibliographie est donnée à la fin de l’ouvrage, chapitre par chapitre, par ordre alphabétique des auteurs, quelle que soit la nature de l’ouvrage, conduisant ainsi à citer de nombreuses fois les études majeures qui sont évoquées dans divers chapitres. Chaque chapitre s’ouvre par un document (d’assez mauvaise qualité de reproduction), judicieusement choisi et méthodiquement commenté, réellement introductif du thème traité dans le chapitre qu’il annonce.
L’ouvrage est construit en quatre parties : « Inventer la Résistance (Juin 1940 – Eté 1941 ») ; « En quête de légitimité (Automne 1941 – Automne 1942) » ; « Sur le fil du rasoir (Automne 1942 – Eté 1943) » ; « De l’ombre à la lumière (Automne 1943 – Septembre 1944) ». Chaque partie comporte quatre chapitres, à l’exception de la quatrième qui en comprend cinq, le dernier étant consacré à la « mémoire impossible » de la Résistance. Une attention constante est portée aux femmes et aux hommes qui ont fait la Résistance : de nombreux portraits sont peints, de nombreux itinéraires sont tracés, souvent des acteurs peu connus, ou moins connus. C’est peut-être ce qui donne l’impression que les grands acteurs sont moins présents. Ces choix, ces principes et ces approches justifient le titre : il s’agit d’« une » histoire de la Résistance, qui met l’accent sur ses acteurs davantage que sur ses structures, ainsi que sur l’épreuve de la clandestinité, avec tout ce qu’elle implique.
Premiers pas, premiers revers, premiers groupes, premiers contacts
La première partie, « Inventer la Résistance (Juin 1940 – Eté 1941) » est celle qui nous a semblé être la plus nouvelle. Après la « foudroyante et humiliante défaite » qui laisse un « peuple littéralement sidéré », après « l’effondrement qui l’a accompagnée et suivie », alors que Pétain « incarne, aux yeux de l’écrasante majorité de la population, le désintéressement, le courage et la résolution », surgissent les premiers refus, les initiatives pionnières, de celles et de ceux qui trouvent la force de « s’arracher à l’abattement ambiant » et de « faire quelque chose », agir sur place ou partir pour l’Angleterre. Cette partie analyse les premières actions et les facteurs qui ont conduit aux engagements, présente de nombreux acteurs, effectue des nuances en fonction de la zone du territoire français où se trouvent ces acteurs : « les processus qui conduisent, pas après pas, de la révolte des consciences aux premières formes d’actions collectives ne sont pas identiques partout ». Un chapitre d’une grand finesse et originalité montre les leçons des premiers échecs : « Ces trajectoires brisées rappellent combien le choix de la désobéissance constitue dès 1940, un pari dangereux. Au demeurant, les tâtonnements et les erreurs des premiers résistants constituent à bien des égards un passage obligé dans le processus d’invention qui caractérise toute l’histoire de ce qu’on devait seulement plus tard appeler la Résistance. » La répression frappe très vite et très durement, surtout en zone Nord, mais elle a « ceci de paradoxal que, tout en décimant les groupes, elle contribue à forger graduellement un légendaire qui peut susciter l’admiration et, sans doute, des vocations ». La Résistance est donc née très tôt, dès l’été 1940. En juin 1941, le Parti communiste entre dans la mêlée et déclenche la lutte armée, ce qui renforce la répression, allemande et vichyste. Dans l’opinion, l’attentisme reste majoritaire, « un attentisme de refuge, de repli, de distance » et pas encore « un attentisme de soutien complice aux actions de la Résistance », selon les expressions de Pierre Laborie. Une nouvelle génération de journaux clandestins voit le jour, tandis que les contacts entre la France libre et la Résistance intérieure se concrétisent.
En quête de légitimité (Automne 1941 – Automne 1942)
Les journaux clandestins poussent à structurer l’acticité. Les mouvements apparaissent dans leur structure originale, créant divers services (faux papiers, action sociale…). Plutôt que de « propagande », les auteurs préfèrent parler de « contre propagande ». Ils pointent « l’extrême pauvreté de cette Résistance pionnière », qui fait de la « créativité, une impérieuse nécessité ». La liaison entre la Résistance intérieure et la Résistance extérieure est nécessaire pour les deux parties, et difficile. Cette partie traite de la naissance du BCRA, des divers mouvements et réseaux, des premières missions envoyées par Londres, du départ de Jean Moulin, de son retour en zone Sud et de la mission Rex. Le rôle de Gilbert Renault (Rémy) en zone Nord est souligné, pour les succès de son réseau, la Confrérie Notre-Dame, et pour les premiers contacts entre la France libre et les communistes. « Les contacts qui s’établissent entre les résistants de Londres et ceux de France mettent en présence deux mondes fascinés l’un par l’autre, qui aspirent à se connaître mais qui ont les plus grandes difficultés à véritablement s’entendre. » La presse clandestine se fixe « pour mission prioritaire de secouer l’apathie ambiante, de mobiliser et de conquérir des couches toujours plus larges de la société ». Un chapitre traite de la guerre des ondes, de la Résistance dans le monde, de la « crise des otages », des manifestations de juillet 1942, du basculement de l’opinion, sensible aux persécutions antisémites. Avec pour titre « Le clair-obscur de l’automne 1942 », le dernier chapitre de cette partie traite de la coordination des mouvements de zone Sud, de la situation des mouvements de zone Nord, de l’influence croissante de Pierre Brossolette au sein du BCRA, des conséquences du débarquement en Afrique du Nord.
Enracinement, union, ruralisation, répression, victoire et évanouissement de la Résistance
Les deux parties qui traitent de la période allant de l’automne 1942 à septembre 1944 empruntent des voies plus traditionnelles, à l’exception des deux chapitres sur la clandestinité et du chapitre sur la mémoire, sur lesquels nous allons revenir. Naissance du Conseil national de la Résistance dans des conditions difficiles de tension entre les mouvements et Jean Moulin, crise ouverte entre Jean moulin et Henri Frenay, chef du mouvement Combat, au moment de la naissance des maquis et pour le contrôle de l’Armée secrète, enracinement de la Résistance dans la société après la création du Service du travail obligatoire, ruralisation de la Résistance avec l’implantation des maquis et le nécessaire soutien logistique de la société rurale pour leur survie. Les auteurs abordent la notion de « non-consentement » (Pierre Laborie) : « En fait, le développement des maquis ne forme que la partie émergée d’une France de la désobéissance bien plus vaste et en constante extension (…) Les signes d’une porosité entre comportements résistants et société tendent désormais à se généraliser (…) Cet univers du non-consentement se décline à travers tout un nuancier, d’un engagement actif au silence collectif protecteur des habitants qui dissimule l’existence d’un maquis ». Sont présentés les appareils de répression allemand et vichyste, décrit le « chemin de croix » des résistants arrêtés, emprisonnés, torturés, fusillés, déportés, tracé l’organigramme de la Résistance, du pouvoir politique et les cadres de la Libération. La libération de la France est évoquée dans l’avant-dernier chapitre : « Combattre à ciel ouvert ; Un été tragique ; Août 1944 ; Un temps d’euphorie et de nostalgie ; Restaurer et reconstruire l’Etat »
La clandestinité
Deux chapitres de la dernière partie sont consacrés à une approche originale de la clandestinité, abordée d’un point de vue anthropologique. Le premier traite des pratiques spécifiques de la clandestinité et le second de la société clandestine. Le résistant qui devient clandestin se cache derrière un pseudonyme et derrière une fausse identité qui lui sert de « couverture ». Parfois le saut dans la clandestinité n’est pas total et le résistant garde une « façade légale » : Jean Moulin quitte Lyon où il a un pseudonyme pour les résistants, et une fausse identité comme couverture, pour redevenir le préfet Moulin en retraite quand il arrive en Provence dans sa galerie de peinture. Le clandestin doit obéir à un certain nombre de règles de sécurité et de comportement en cas d’arrestation. Ces règles se heurtent au poids de la réalité, à la nécessité de vivre et à la nature humaine : « Beaucoup de résistants tentent de concilier leur engagement avec le maintien d’une vie de famille, des relations amicales et une vie amoureuse ». La solitude du clandestin est une dure épreuve, de même que l’angoisse de parler sous la torture en cas d’arrestation (seuls les agents londoniens possèdent la fameuse petite pilule de cyanure).
« L’engagement est une transgression (…) Les résistants sont parfaitement conscients des dangers qu’ils courent, mais ils estiment que l’efficacité est à ce prix. » Les imprudences sont fréquentes et même inévitables ; certaines règles sont impossibles à respecter. Avec le temps, s’installe un faux sentiment de sécurité, et la vigilance diminue, y compris chez les communistes qui se posent en modèle dans ce domaine. « Rivalités personnelles et divisions politiques n’empêchent pas les résistants, et parmi eux plus encore les clandestins, de former un groupe social extrêmement soudé. » La hiérarchie existe, bien qu’elle ne soit pas établie une fois pour toute, mais elle est acceptée et s’accompagne d’une parfaite égalité devant le risque. L’agent venu de Londres bénéficie d’une aura exceptionnelle aux yeux des clandestins de l’intérieur. Elle a pour pendant celle des résistants de l’intérieur quand ils arrivent à Londres. « La clandestinité a beau créer un monde parallèle doté des ses propres règles, certains habitus sociaux antérieurs, solidement ancrés, ne s’évanouissent pas pour autant. Les résistants y perpétuent des manières d’être en cours dans la société à ciel ouvert » : la Résistance reste une affaire d’hommes, celles qui accèdent à des postes dirigeants sont rares.
Le sentiment grisant d’aventure et de liberté a été souvent présent dans l’action. « Les clandestins sont précisément ceux qui poussent la transgression le plus loin et leur monde mêle paradoxalement les contraintes, la liberté et le bonheur. » « Nous avons été heureux » écrit Vercors, ; « Moi, ce moment de mon existence, je l’appelle, pour moi ; le bonheur » écrit Jean Cassou ; dans sa dernière lettre, alors qu’il se sent menacé, Jacques Bingen écrit « Je désire, sur le plan moral, que ma Mère, ma Sœur, mes neveux, mes nièces (…) ainsi que mes amis les plus chers, hommes et femmes, sachent bien combien j’ai été prodigieusement heureux durant ces derniers huit mois ». Mais les résistants « ne sont pas des fanatiques appelant la mort de leurs vœux ». Ils tiennent à la vie. Beaucoup de résistants ne le sont jamais devenus clandestins, sans doute les plus nombreux. Il est dommage qu’un chapitre n’ait pas été consacré, sur le même plan thématique, aux résistants sédentaires, ceux qui gardèrent leur identité, leur profession, leur fonction sociale.
Réfutation du « mythe » du « résistancialisme »
L’historien Henry Rousso a forgé le concept de « résistancialisme » dans son ouvrage, Le Syndrome de Vichy publié en 1987. Selon ce schéma, qui fait autorité et est développé dans les manuels scolaires, la Résistance aurait été exaltée et assimilée à l’ensemble de la nation par les mémoires gaulliste et communiste. Dans la ligne défendue par Pierre Laborie (Le Chagrin et le Venin), les auteurs entendent prendre le contrepied de cette analyse et démontrer que, « en réalité, la mémoire de la Résistance n’aura cessé d’éprouver les pires difficultés à se faire entendre dans la France de l’après-guerre ». Certes, admettent-ils, la Résistance a été célébrée publiquement, exaltée par le pouvoir politique, « épisodiquement mise à l’honneur avec éclat », invoquée comme une référence éthique, mais jamais les Français n’ont cru qu’une majorité d’entre eux ait été résistante. Ils passent en revue les commémorations officielles et le discours politique, le cinéma et les travaux historiques et constatent que « les commémorations officielles célèbrent souvent la Résistance sur un registre élitiste », que « le discours des politiques n’est pas aussi simple qu’on le dit » (proposant du discours de Malraux lors de la panthéonisation de Jean Moulin une lecture inverse de celle qui est traditionnellement admise), que « la vison héroïque de la Résistance portée à l’écran est fugace » et que les premiers travaux du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale publiés par d’anciens résistants, « sérieux et fiables », « ne donnent pas à voir une France unanimement, ni même majoritairement résistante ». Et les trois auteurs de conclure : « Cette mémoire là, tout bien pesé, n’a pas été dominante dans la France de l’après-guerre ».
Ce n’est que dans la conclusion que les auteurs proposent une définition de la Résistance, celle de Pierre Laborie, qu’ils estiment la plus aboutie. Elle s’appuie sur trois piliers : l’idée d’engagement et de volontariat, la conscience de résister (appréciation lucide du danger et des solidarités qui en découlent), l’impératif de transgression. « Ainsi définie, la Résistance apparaît comme une éthique et une pratique de la plus haute exigence. En ce sens (…) elle a bien été l’affaire d’une élite, d’un petit nombre de femmes et d’hommes.». C’est encore à Pierre Laborie qu’ils donnent le dernier mot « La Résistance a mis fin à l’engrenage de la peur et à l’implacable logique de la démission, elle a affirmé la prééminence de l’intelligence dans un désert de médiocrité et de silence, elle a permis à des citoyens humiliés de retrouver une dignité perdue. »
© Joël Drogland pour les Clionautes