Voilà un livre important aux thèses dépaysantes, que d’aucuns pourront trouver critiquables, mais qui n’en formule pas moins une belle réflexion sur l’identité et ses accommodements. Le titre de l’ouvrage est en lui-même un manifeste. Universitaire australien nourri aux normes « transculturelles » d’un cosmopolitisme florissant incarné par le communautarisme anglo-saxon, l’auteur appuie en effet sa réflexion sur un postulat politique explicitement assumé. Interpellé par l’« idée monoculturelle », à ses yeux fictive, sur laquelle le modèle français s’est construit, il prospecte en contrechamp les formes de l’altérité masquée, voire niée, de la présence arabe en France au début du XIXe siècle. De la campagne d’Égypte à la prise d’Alger, une petite colonie arabe a en effet perpétué une identité spécifique entre Marseille, Paris et Melun.

L’aventure des « Égyptiens » en France

Elle prend sa source dans l’échec de l’expédition d’Égypte (à laquelle il est inapproprié, néanmoins, d’appliquer la dénomination de Grande Armée). Le rapatriement de ses membres est suivi par environ 1500 « Égyptiens », auxiliaires militaires ou civils de l’occupation française accompagnés de leurs familles, qui viennent trouver asile en France. La plupart de ces harkis de Bonaparte sont en fait issus des minorités chrétiennes en terre d’islam. Les réfugiés, qui bénéficient du secours financier de l’État, se subdivisent progressivement en deux groupes : un lumpen marseillais qui conserve une identité communautaire appuyée sur un fort entre-soi, et une élite économique, intellectuelle et militaire qui prend assise à Paris et à Melun. L’auteur met en évidence le principe qui rassemble ces différentes composantes, dont l’unité est en fait plus visible de l’extérieur que ressentie de l’intérieur. Leurs parcours, origines ethniques et géographiques, confessions, sont assez divers mais se rejoignent dans un arabisme culturel et linguistique qui marque leur différence commune par rapport à leur nouvel environnement. Des réseaux de solidarité et de subordination, des relations de sociabilité, de rivalité et d’affaires les traversent et les structurent. Les différences raciales et culturelles par rapport à la société d’accueil font jouer des modes d’adaptation allant du repli sur la différence constatée à l’effort d’intégration, en passant par l’identité négociée.

La trentaine d’années que parcourt le livre est riche en inflexions chronologiques. La période napoléonienne est décrite par Ian Coller comme celle du « cosmopolitisme répressif ». On ne suivra pourtant pas forcément l’auteur dans sa perception exclusive du pouvoir en place comme une dictature policière, en allant pour cela jusqu’à idéologiser la routine des pratiques administratives. La loyauté politique à l’égard du régime impérial de ses obligés égyptiens les ayant assimilés à celui-ci, ils en subissent le contrecoup lors du pogrom des Mamelouks en 1815. Cet événement aurait pu malgré tout être mieux replacé dans le contexte élargi de la Terreur Blanche à Marseille, dont ils sont loin d’être la seule cible même si elle était sans doute la plus visible. Ainsi, par exemple, l’épisode a-t-il également frappé férocement les anciens volontaires du bataillon des Marseillais, victimes expiatoires de leur participation à la chute de la monarchie en 1792. Le « cosmopolitisme libéral » de la Restauration s’avère pourtant assez favorable à une réaffirmation, principalement portée par la deuxième génération des fils nés ou élevés en France. Elle produit une élite intellectuelle qui joue un rôle dynamique après 1820 dans le renouveau de l’Orientalisme. Ce courant est renforcé par le rôle d’interface de la France dans la modernisation de l’Égypte, et par la venue à Paris d’étudiants issus des élites supérieures égyptiennes. Mais le rapport avec l’Orient change avec la guerre d’indépendance de la Grèce. Le monde musulman se mue dès lors en une figure hostile. Finalement, la colonisation de l’Algérie racialise la relation avec le monde arabe, redéfinie en termes de supériorité civilisationnelle.

Une lecture particulièrement stimulante

Ce très riche tableau s’appuie sur une performance documentaire dont la pluralité mérite d’être saluée. Bien qu’essentiellement tributaire des traces administratives, Ian Coller tire aussi le meilleur parti des sources littéraires et iconographiques disponibles. La numérotation légèrement décalée de l’appareil des notes est le seul petit regret formel qui puisse être avancé, avec d’autant plus d’indulgence que la finition matérielle de l’ouvrage est une réussite alliant beau papier, typographie élégante et un choix judicieux d’illustrations d’époque. Sur le fond, le propos est assez décapant pour beaucoup séduire, mais aussi interloquer. Car le livre laisse l’impression paradoxale de simultanément surestimer et sous-estimer son sujet. D’un côté, l’analogie posée par le titre de l’ouvrage, entre la migration très contingente et numériquement réduite des « Égyptiens » du premier XIXe siècle et la diversité migratoire et ethno-culturelle d’aujourd’hui, semble forcer l’empreinte des premiers au sein de la société française. Par-delà cet anachronisme, l’incontestable intérêt du point de vue décentré exprimé par l’auteur est peut-être aussi sa limite la plus nette. Développer les trajectoires des individus les plus saillants pour en faire des figures de proue communautaires fait peser un risque de surinterprétation et de surdétermination. Si ces séduisantes incarnations apparaissent comme des jalons ténus qui méritent notamment d’être envisagés sous l’angle de l’histoire des idées, cela ne peut malgré tout dissiper l’impression que leurs arbres cachent l’absence de forêt. Où sont passés les autres, et de quelle forme de banalité, sinon d’assimilation, témoigne leur invisibilité ? De même, les intentions politiques médiatrices prêtées à un noyau de gens peu nombreux, assez marginalisés et peu insérés dans les réseaux du pouvoir, semblent assez illusoires. En sens opposé, émerge le regret de n’effleurer que ponctuellement la circulation avérée, notamment à Marseille, d’autres orientaux dont la présence en France est bien antérieure au rapatriement d’Egypte. Il y a là un élément intriguant qui mériterait d’être approfondi, éventuellement par le biais des fonds notariaux, pour mieux cerner cette réalité arabo-islamique latente qui a pu enraciner et étoffer la France arabe présumée, et servir de substrat à l’enracinement et la perpétuation des réfugiés égyptiens.

Les rapatriés d’Égypte sont déjà bien connus des spécialistes de l’histoire napoléonienne. Mais pas encore jusqu’à présent sous l’optique transculturelle qui est celle de Ian Coller. Offrant une relecture attentive et fructueuse de leur destinée, elle a le grand mérite de sortir d’une approche purement factuelle pour donner ampleur et profondeur à l’enjeu de la dynamique identitaire. Loin du choc des cultures, voici une évocation de formes positives de cohabitation, dans un cadre d’égale dignité où l’identité minoritaire se redéfinit à travers une quête sans cesse en état d’accommodation. La perspective, tracée hors des schémas de pensée de la tradition française, vaut qu’on s’y arrête. On peine cependant à peser le degré véritable de diversité résultant de la minorité infime d’individus ainsi contemplés. Plutôt qu’une France arabe, on reste donc davantage sur l’impression d’un moment arabe en France.

© Guillaume Lévêque