C’est pour aller à l’encontre de l’idée reçue datant la libération sexuelle aux années ayant suivi Mai 1968 que Régis Revenin publie aux éditions Vendémiaire Une histoire des garçons et des filles, un texte tiré de sa thèse, dirigée par Pascal Ory. C’est la conclusion à laquelle il est arrivé en menant ce travail de recherche basé sur le dépouillement des archives judiciaires de l’éduction surveillée du département de la Seine, mais aussi de la presse adolescente (Salut les Copains, Mademoiselle Âge tendre) et éducative. Avant l’autorisation de la contraception et de l’avortement, les surprises-parties pouvaient être l’occasion de délurer bien des jeunes filles !

Sur un sujet pareil, les témoignages sont rares et c’est pourquoi ce jeune docteur en histoire, aujourd’hui maître de conférences en sciences de l’éducation à Paris Descartes, a dépouillé les dossiers de jeunes garçons placés au Centre d’Observation public de l’Éducation Surveillée (COPES) de Savigny-sur-Orge entre 1945 (ouverture dans le cadre de l’ordonnance du 2/02/1945) et 1972. Cet internat non mixte de 200 places accueille des garçons (entre 13 et 17 ans) placés en moyenne trois mois pendant lesquels ils sont observés par des éducateurs. Ces observations fournissent l’essentiel de ces dossiers combinant rapports des éducateurs, des assistantes sociales, des psychologues mais aussi des textes écrits par les jeunes eux-mêmes dans le cadre d’un récit de soi. Ces jeunes sont composés pour moitié de jeunes délinquants et d’adolescents en danger souffrant de carences dans leur éducation. C’est donc à un public particulier que nous avons à faire et cela se ressent tout au long du texte. Globalement les extraits de récits de vie et d’actes sexuels ponctuant le texte de Régis Revenin sont particulièrement salés et confirment l’idée d’une jeunesse délurée n’ayant pas attendu Mai 68 pour s’envoyer en l’air ! « Avec les garçons de Savigny apparaît une réalité liée à la classe sociale : ces jeunes prolétaires ne sont pas plus sexistes ni homophobes que les autres garçons d’alors ; simplement ils parlent plus crûment (et parfois agissent aussi), sans détour. Bien loin des représentations bourgeoises et policées de l’enfance ou de l’adolescence d’après-guerre que nombre d’historiens ou de témoins ont rapportées. » (p. 324)

À partir de ces sources, l’auteur explique comment se déroule l’éducation sexuelle informelle, savant mélange de pornographie, de jeux initiatiques juvéniles masculins et de reproduction des modèles parentaux à leur insu. L’éducation sexuelle familiale est quasiment absente et c’est pour pallier cette carence qu’un arrêté ministériel de 1947 nomme un comité d’étude chargé de réfléchir à la mise en place d’une éducation sexuelle à l’école. Il faut attendre la fin des années 1970 pour qu’elle soit véritablement initiée, même si, dans les faits, il s’agit davantage d’une information biologique sur le fonctionnement des organes sexuels humains qu’une véritable éducation sexuelle. La télévision (émission Seize millions de jeunes) et la radio (première émission de radio de Ménie Grégoire en 1967) engagent davantage le mouvement que l’école. L’épisode du lycée de Corbeil-Essonnes en 1971 témoigne de la rigidité de celle-ci sur le sujet. Après s’être s’embrassés dans la cour du lycée, deux adolescents (un garçon et une fille) sont convoqués par la direction. En réaction, les lycéens publient « le tract Carpentier » du nom du médecin Ce médecin sera suspendu un an par l’ordre des médecins. ayant accepté de leur expliquer en quoi consiste la sexualité au-delà de l’aspect biologique du sujet. Insistant sur le plaisir, le désir et la jouissance, ce tract, publié deux ans tard par Le Monde, commenté, à la demande de ses élèves, par une professeure de philosophie du lycée de Belfort, vaudra à l’enseignante un procès retentissant suite à une plainte déposée par des parents d’élèves. La très forte mobilisation des élèves, comme des syndicats enseignants, joue en sa faveur puisqu’elle bénéficie d’une ordonnance de non-lieu en 1973 mais reçoit un « avertissement de non-respect du « tact » et de la « prudence pédagogique » du ministre de l’Éducation nationale. Cette affaire comme d’autres, bien décrites par l’auteur, montrent à quel point l’éducation à la sexualité est un sujet sensible. Il faut attendre 1973 pour que soit inscrite dans les programmes scolaires « une information sur les questions de la procréation » et le « développement des actions éducatives de caractère périscolaire appelées à en être le complément ».

L’auteur insiste aussi dans son ouvrage sur l’importance de la séduction à cette époque. « Alors que, parmi les générations nées avant la Première Guerre mondiale, avoir un rapport génital sans échange préalable de caresses ou de baisers était fréquent, cela devient inimaginable pour les adolescents des générations suivantes. Le baiser sur la bouche se banalise, passant d’un registre osé à une pratique qui annonce le flirt ou symbolise l’attachement sentimental » (p. 127). Cette époque est celle aussi de « l’invention de l’homosexualité juvénile » (p. 155), y compris dans le contexte de son interdiction en France jusqu’en 1982 et de son classement parmi les maladies mentales jusqu’en 1981. Pour les jeunes homosexuels, la fugue apparaît comme la seule issue face des parents hostiles à leur comportement. « Pour beaucoup de jeunes homosexuels jugés déviants, la rencontre des pairs joue un rôle de socialisation important ; c’est un moyen de trouver une nouvelle famille, symbole de protection, de refuge et de liberté. » (p. 179).

Intitulé Une histoire des garçons et des filles, cet ouvrage fait pourtant la part belle aux hommes. Les femmes n’y sont pas absentes mais leur présence est évoquée par les garçons ou par quelques sources, seulement. Le comportement sexuel des femmes n’est pas envisagé de la même manière que celui des garçons. Ainsi, « dans leurs enquêtes, les assistances sociales cataloguent plus aisément comme « dévergondées » les jeunes filles que les garçons, à l’exception des jeunes gays. » (p. 45). La virginité des jeunes filles, valorisée dans le cadre du mariage bourgeois et diffusé dans toutes les classes de la société, est intégrée par les jeunes filles, elles-mêmes. Dans une enquête de l’IFOP de 1961, auprès des jeunes de 16 à 24 ans, « les deux tiers des jeunes interrogés considèrent que c’est « normal », « sans gravité », voire « utile » pour un garçon d’avoir des relations sexuelles avant le mariage, moins de 20% d’entre eux considèrent que c’est la même chose pour une jeune fille. » (p. 217). « On ne naît pas viril, on le devient » (p. 257) légitime toutes les transgressions, y compris contre la volonté des femmes, surtout quand elles sont cataloguées « filles faciles ». Cette vision s’oppose à l’image de l’épouse partagée par presque tous et renvoyant au registre ménager, conjugal et familial prôné par la chanson de Claude François en 1963 « Si tu veux être heureux ».

Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes