La revue « Chroniques d’Histoire Maçonnique » – ou CHM pour les initiés – (publiée depuis 1982) est désormais présentée par le service de presse de l’association Les Clionautes, dans le cadre de la rubrique La Cliothèque. Cette revue réunit des travaux de chercheurs français (pour la plupart) sur les évolutions historiques de la Franc-Maçonnerie française, liée à la plus importante obédience française : c’est-à-dire le Grand Orient De France ou GODF. L’abonnement annuel à la revue Chroniques d’histoire maçonnique comprend 2 publications par an (Hiver-Printemps et Été-Automne) expédiées en décembre et juin. Cette revue est réalisée avec le concours de l’IDERM (Institut d’Études et de Recherches Maçonniques) et du Service Bibliothèque-archives-musée de l’Obédience du Grand Orient De France (GODF). L’éditeur délégué est Conform Édition.
Ce numéro des « Chroniques d’Histoire Maçonnique » n° 93 (Printemps-Été 2024) : La franc-maçonnerie dans la tourmente (1896-1918) est composé de l’habituel avant-propos du Comité de rédaction et d’un dossier comportant 2 articles. Cette première parution de l’année 2024 comporte une des rubriques habituelles des CHM appelées Sources mais aussi une nouvelle intitulée Portrait. Le premier article de la rubrique « Dossier » est rédigé par Dan Rouyer : Le 1er Congrès antimaçonnique international de Trente (1896) : Une mobilisation catholique transnationale à la fin du XIXe siècle. Outils, discours et pratiques politiques. Après cet article, le deuxième et dernier est consacré à Comment le Grand Orient a-t-il traversé la guerre de 14 ? par François Cavaignac. Ces études sont prolongées, d’une part, par le portrait d’un franc-maçon oublié qui montre, à travers l’exemple du lexicographe Pierre Catineau, l’utilité du fichier Bossu, pour les enquêtes de type prosopographique dont on connaît les apports dans les études sur la franc-maçonnerie : Pierre Catineau Laroche (1772-1828) : un franc-maçon administrateur, explorateur et lexicographe écrit par François Gaudin. D’autre part, par la publication de sources du XXe siècle reproduites à la fin de ce numéro, provenant d’archives privées de loges qui témoignent de l’intérêt de collecter ce type de documents pour la recherche maçonnique comme celles d’une loge havraise Les 3H, allant de l’affaire des Fiches (1902) à la fin de la Première Guerre mondiale (1914-1918), article rédigé par Éric Saunier.
DOSSIER
La franc-maçonnerie dans la tourmente (1896-1918)
Les vingt années qui séparent le temps de la « République radicale » de la Première guerre mondiale sont réputées pour la France, à juste titre, comme un moment d’apogée de l’influence politique et sociale de la franc-maçonnerie dans l’Hexagone. Mais ces années-là furent aussi, paradoxalement, des années difficiles pour les Frères. Elles ont en effet été marquées, en raison d’un effet de contrecoup à son influence, par une forte poussée d’antimaçonnisme, également observable au niveau international, puis par les conséquences de la Grande Guerre, même si le conflit n’interrompit pas la vie maçonnique. C’est l’étude de ces difficultés qui est le thème de ce numéro des Chroniques d’Histoire Maçonnique, avec deux articles proposés par Dan Rouyer et François Cavaignac sur le Congrès antimaçonnique de Trente de 1896 et la vie du Grand Orient de France pendant Première Guerre mondiale.
Le 1er Congrès antimaçonnique international de Trente (1896) : Une mobilisation catholique transnationale à la fin du XIXe siècle. Outils, discours et pratiques politiques (par Dan Rouyer)
Loin d’être une chose naissante à l’orée du XXIe siècle, le phénomène antimaçonnique transnational semble prendre ses racines dès la fin du XIXe siècle sous l’égide du pape Léon XIII (1878-1903) et de son secrétaire d’État Mariano Rampolla Del Tindaro (1887-1903), qui au-delà de s’appuyer sur les importants réseaux internationaux dont ils disposent pour mettre en œuvre leur politique, bénéficient de l’abondance de la presse écrite catholique et de la généralisation du télégraphe — cet « internet de l’ère Victorienne ».
Les évolutions épistémologiques acquises ces dernières années par les historiens et les historiennes associés à la Transnational history et à la Global history invitent désormais à appréhender l’histoire contemporaine de l’antimaçonnisme dans une perspective historique et géographique multiscalaire, où les circulations internationales des idées, des pratiques politiques et des représentations qui leur sont associées, deviennent des outils de recherche incontournables qui permettent d’intervertir les focales et de porter un éclairage plus lumineux sur un passé déjà largement mondialisé et connecté.
En février 1878, Léon XIII succède à Pie IX après avoir été élu par conclave. Son pontificat (1878-1903) est caractérisé par la transformation d’un certain nombre de points stratégiques dans la politique du Saint-Siège. Ne bénéficiant pas d’un État pontifical qui puisse lui garantir un appui lors de son élection, faisant face à une crise de légitimité rarement observée depuis le dernier Grand schisme de 1378, Léon XIII compose avec des nouvelles forces et pense à utiliser d’autres leviers. Sa politique se concentre principalement sur l’arbitrage des conflits internationaux, sur le traitement de la question sociale, de même que sur la dénonciation et la condamnation de la franc-maçonnerie, qui est selon lui la principale responsable de tous les malheurs qui s’abattent sur l’Église, l’État, la famille et la société. Son pontificat est aussi celui de l’institutionnalisation du néothomisme et de l’affirmation de la supériorité morale du Saint-Siège sur le rationalisme hérité des philosophies des Lumières, sur le naturalisme et sur le matérialisme. C’est dans cette perspective d’internationalisation de la politique du Saint-Siège qu’il convient d’apprécier la politique antimaçonnique mis en œuvre et incarnée par Léon XIII, dès décembre 1878.
À la fin du XIXe siècle, avec les attaques répétées du Saint-Siège, l’antimaçonnisme politique tend à se structurer et à s’internationaliser. Dans le sillon d’Humanum genus, la première Ligue antimaçonnique est fondée en Belgique en 1885 par le baron Arthur Verhaegen (1847-1917) sous l’impulsion du Saint-Siège. Elle fait rapidement des émules en France en Espagne et en Italie. En France, le Comité antimaçonnique de Paris est fondé par deux abbés : Joseph Tourmentin et l’intransigeant pamphlétaire Gabriel de Bessonies en 1892, alors co-directeur de la revue La Franc-maçonnerie Démasquée et rédacteur régulier dans le journal La Croix sous les pseudonymes Le Chercheur ou Gabriel Soulacroix. L’Unione antimassonica italianna est, quant à elle, fondée le 20 septembre 1893. Elle est présidée par le commandeur Guillaume Alliata et par le banquier Pietro Pacelli, cousin du futur pape Pie XII. Le 7 juin 1895, le prêtre français Gabriel de Bessonies fait la proposition d’un congrès antimaçonnique international. Sa proposition attire rapidement l’attention et est soutenue auprès de Léon XIII par le secrétaire d’État Mariano Rampolla del Tindaro (1887-1903). L’union antimaçonnique italienne devient l’Union antimaçonnique universelle durant l’été 1895 dans le but de fédérer in fine les différentes organisations nationales et locales. Acculé à Rome et géopolitiquement entravé par le développement du libéralisme et du socialisme, Léon XIII fait de l’antimaçonnisme l’un des fers de lance de son action pour tenter d’unir dans la même bataille politique les catholiques du monde entier. Le but ultime des protagonistes est de mieux documenter la franc-maçonnerie et de fixer les moyens à mettre en œuvre pour internationaliser l’engagement politique. Dès le 20 juillet 1895, l’information commence à se diffuser par dépêches télégraphiques dans la presse catholique en Europe et outre-Atlantique. Le ler congrès antimaçonnique international devient assez rapidement le symbole d’une nouvelle lutte inspirée par le Saint-Siège à laquelle 11 comités nationaux et plusieurs centaines de sous-comités locaux vont se liguer et/ou apporter leur concours par différents moyens. Un nombre grandissant de protagonistes se mobilisent activement et entrent progressivement dans une « nouvelle croisade » antimaçonnique « universelle ».
Le congrès antimaçonnique international, qui se déroule à Trente du 26 au 30 septembre 1896, et l’extension de la lutte politique qu’il incarne dans le monde catholique contre la franc-maçonnerie à partir de juillet 1895, apparaît être l’évènement historique idéal à scruter et à interroger pour comprendre le fonctionnement des circulations internationales des idées et des pratiques politiques antimaçonniques qui se font jour à la fin du XIXe siècle. Les traces qu’il a générées sont nombreuses, de natures diverses et sont réparties dans une trentaine de pays. Leur foisonnement permet d’interroger par transversalités d’innombrables objets de recherche, avec successivement les trois entrées les plus à même de conférer à cette démonstration une qualité heuristique :
- outils et stratégies de communication : circulations médiatiques internationales des idées antimaçonniques ;
- diffusion internationale des discours antimaçonniques à la fin du XIXe siècle : l’expérience du temps ;
- ferveur des pratiques politiques et religieuses antimaçonniques.
Comment le Grand Orient a-t-il traversé la guerre de 1914 ? (par François Cavaignac)
Cette question simple n’a jamais été traitée par l’historiographie, maçonnique et profane, malgré la profusion d’études qui ont été publiées entre 2014 et 2018 à l’occasion des commémorations du centenaire de cette guerre. L’opinion dominante de l’histoire de la franc-maçonnerie pendant la Première Guerre mondiale repose sur l’idée que l’ampleur de la mobilisation et les ravages de la guerre à partir d’août 1914 ont fortement impacté le Grand Orient de France dont le fonctionnement n’a pu qu’être bouleversé. En effet tous les Français âgés de 20 à 48 ans sont soumis aux obligations militaires, 3 780 000 hommes sont mobilisés en août 1914. Disposant d’un effectif d’environ 30 000 membres répartis en 462 loges, le Grand Orient est obligatoirement touché par cet événement et doit s’adapter pour faire face à cette situation inédite. Les chiffres établissant le nombre des frères mobilisés varient selon les estimations, fluctuant entre 15 000 et 25 000, sans que l’on puisse savoir si cette donnée ne concerne que le Grand Orient ou s’il faut y ajouter les effectifs de la Grande Loge de France (8 300 membres environ). Si l’on retient le chiffre minimaliste estimé de 15 000 mobilisés pour le seul Grand Orient, soit 50 % des adhérents, la déperdition est considérable, l’obédience n’a pu qu’être profondément désorganisée. Or, dans la réalité des faits il y a eu une continuité fonctionnelle ; le choc de l’effet de surprise n’affecte le véritable fonctionnement administratif de l’obédience que durant les 6 premiers mois : il n’y a en effet aucune réunion du Conseil de l’Ordre entre le 22 juillet et le 13 décembre 1914. Le Conseil de l’Ordre n’en reste pas moins actif durant cette période, montrant ainsi qu’il a pris conscience de la situation et qu’il assure réellement la continuité du service obédientiel. À l’image des institutions étatiques, la franc-maçonnerie française ne s’effondre pas en août 1914 et va assumer ses fonctions traditionnelles sans difficulté dirimante pendant la guerre.
Durant cette période, le GODF dispose d’une direction obédientielle bourgeoise, solide, expérimentée, nettement orientée à gauche (radicale-socialiste) au moment où éclate la guerre. Cet ensemble est coordonné et dirigé par deux personnalités exceptionnelles : Georges Corneau (1855-1934) qui fut un Grand Maître patriote et humaniste ainsi que Narcisse Vadecard (1866-1923) qui fut, quant à lui, un secrétaire général tout puissant.
Le choc des 6 premiers mois de guerre se concrétise par l’arrêt des réunions du Conseil de l’Ordre entre le 23 juillet et le 12 décembre 1914. En effet, il a fallu attendre le 13 décembre 1914 pour que le Conseil de l’Ordre se réunisse à nouveau et rédige la circulaire n° 13 pour apprendre l’action de la direction durant ces 6 derniers mois.
Le maintien de la gestion obédientielle est effective durant toute la durée du conflit. En effet, la fonction normative est régulière (envoi de circulaires aux loges), l’action administrative classique est marginale mais pas ininterrompue (créations, réveils et fusions de loges), le déplacement réguliers des Conseillers de l’Ordre dans la France non-occupée est quasi-normal dans sa mission de suivi des activités des loges, l’exposition des situations personnelles et décès des Frères et, enfin, l’attribution (prudente) des aides de solidarité aux Frères et à leurs familles.
Les loges adressent régulièrement des comptes rendus de leurs travaux au Conseil de l’Ordre, lesquels sont scrupuleusement notés dans les procès-verbaux. La fidélité au Grand Orient de France est souvent rappelée, de même que l’application du Règlement général représente une règle absolue. Les loges continuent à vivre, assurant les affaires courantes : tenues, élections, planches, fêtes, décès, à Paris et la région parisienne ainsi qu’en province.
En guise de conclusion provisoire, le Grand Orient de France ne se contente pas durant cette guerre de 14 d’assurer sa propre gestion administrative ; porteur d’une philosophie politique il continue à mener des réflexions sur plusieurs aspects essentiels : les loges travaillent sur les questions économiques et sociales dans la perspective affichée de limiter le champ d’action du capital industriel et financier. De même l’obédience maintient des relations extérieures avec de nombreuses autres obédiences : la guerre va favoriser les échanges avec les USA et sur le terrain les loges françaises seront très accueillantes pour les soldats américains. La question franco-allemande reste un point fort de crispations internes et de politique internationale : si la majorité des francs-maçons français voue une haine épidermique à l’Allemagne, l’idée de la nécessité d’établir une paix durable va progressivement prendre forme au point de générer un fort courant pacifiste au sein de l’obédience. Enfin le Grand Orient ne réussit pas le passage à la mixité malgré un courant important en ce sens : les ambiguïtés — reconnaissance du rôle des femmes en guerre- conduisent à des incertitudes — tentative d’une maçonnerie d’adoption- et à un rejet. Tant le pacifisme que la mixité constituent sur le long terme des échecs malgré la capacité exceptionnelle du Grand Orient de France à traverser l’une des plus grandes épreuves de l’histoire de France.
PORTRAIT
Le maillet et la boussole. Pierre Catineau Laroche (1772-1828) : un franc-maçon administrateur, explorateur et lexicographe (par François Gaudin)
Le deuxième article est consacré à un franc-maçon administrateur, explorateur et lexicographe au nom de Pierre Catineau-Laroche. Parmi les lexicographes, Pierre Catineau Laroche présente un profil atypique car il fut avant tout haut fonctionnaire durant l’Empire (secrétaire des douanes en Autriche de 1809 à 1811, en mission dans différents pays d’Europe pour le compte du ministère du commerce de 1811 à 1813, carrière dans la préfectorales de 1813 à 1815 puis à nouveau versé au ministère du commerce et des colonies de 1816 à 1828, date de son décès) et voyagea à travers le monde en Europe (1811-1813), États-Unis (1815) puis Antilles et Guyane (1815-1819). Ses idées présentaient de l’intérêt et il savait les défendre avec force. Estimé par des amis influents, il sut traverser les régimes. Il écrivit aussi un petit dictionnaire (1798-1799) : Dictionnaire de poche de la langue française, composé sur le système orthographique de Voltaire. Il chercha à s’orienter parmi les mots et sur les mers. Et il présida un atelier sous le premier Empire Napoléon le Grand, à l’Orient de Fontainebleau, dont les archives consignées par le patient historien Jean Bossu permettent en effet de savoir qu’il fut franc-maçon et vénérable de sa loge (1806-1807). Cependant, les archives de sa loge ne couvrent pas la période de son activité et ne permettent pas d’en savoir plus. Il reste que son parcours relève sans aucun doute d’une sensibilité d’époque qui ne s’exprime peut-être pas de façon aussi nette chez d’autres frères. Pierre Catineau Laroche ne demeurera dans les mémoires que comme explorateur de la Guyane, laissant l’image d’un lettré humaniste et d’un aventurier entreprenant et imaginatif, d’un esprit brillant, mais trop peu pondéré ou trop en avance sur son temps.
SOURCES
Les archives privées de la loge Les 3HHH (Orient du Havre) (par Éric Saunier)
Peu mobilisées, à l’exception de quelques fonds exceptionnels, les archives privées des loges fournissent aux chercheurs, notamment pour les périodes les plus complexes de l’histoire de la franc-maçonnerie comme le fut la période qui va de « l’affaire des Fiches » à la fin de la Première Guerre mondiale, des renseignements qui sont souvent peu saisissables par l’exploitation de fonds d’archives comme le fonds maçonnique de la Bibliothèque Richelieu de la BNF ou celui des archives russes de la Bibliothèque du Grand Orient de France. C’est ce que montrent ces papiers retrouvés dans deux caisses transmises après le décès d’un ancien vénérable d’une loge havraise, les 3H, qui les tenait lui-même d’un autre vénérable initié avant la Seconde guerre mondiale et qui participa à la renaissance de cette loge en 1945. On voit en effet dans les trois lettres relatives à « l’Affaire des Fiches », le fort impact de cet événement qui a été au Havre l’objet d’une tentative d’instrumentalisation par deux frères et adversaires politiques : le conseiller général Denis Guillot et le futur maire du Havre Léon Meyer. L’impact fut tel que ce dernier attira les foudres de la justice maçonnique pour avoir poussé son frère le journaliste Edmond Meyer à révéler le rôle joué par Guillot lors de la célèbre affaire. Écrites quelques années plus tard, les notes d’un frère resté anonyme que l’on peut lire au dos de cartons publicitaires pour un alcool (la liqueur Cherry Rocher), constitue quant à elle un témoignage émouvant des perturbations entraînées dans la vie des loges provinciales par la Grande guerre qui mit la même loge des 3 H en sommeil. On remarquera que cette situation n’empêcha pas des mutations importantes dans la vie maçonnique, comme en témoignent le tiraillement entre pacifisme et nationalisme dont cette loge semble avoir été l’objet ou le passage de frères pratiquant « la franc-maçonnerie régulière » avec les troupes britanniques qui allait donner naissance à la première loge havraise rattachée à la Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière en France et dans ses colonies Porte Océane. On voit aussi les désillusions dues au traumatisme du conflit chez les maçons même les plus motivés, comme ce frère Duchossoy qui, bien que réélu vénérable, abandonna la fonction de Premier maillet peu après le conflit.