La collection « L’environnement a une histoire », dirigée aux éditions Champ Vallon par l’historien Charles-François Mathis Il a notamment co-rédigé, en 2017, pour la même collection, « La ville végétale : une histoire de la nature en milieu urbain (France, XVIIe-XXIe siècle) » et, aux éditions Vendémiaire, « La Civilisation du charbon. En Angleterre, du règne de Victoria à la Seconde Guerre mondiale », en 2021. Il est par ailleurs membre du comité de rédaction de l’excellente Revue d’histoire de l’énergie., constitue une excellente porte d’entrée dans l’univers, parfois controversé On peut par exemple en prendre la mesure à travers l’article de Hakim Bourfouka et Nicolas Krautberger, « Objectivité, vérité et assertabilité en histoire environnementale », in Études rurales, n°189, 2012, qui rend compte de manière critique de l’ouvrage de l’historienne états-unienne Diana K. Davis, Resurrecting the Granary of Rome. Environmental history and French colonial expansion in North Africa, Ohio Press, 2007, d’une histoire environnementale désormais bien installée en France.

L’ouvrage Issu de sa thèse soutenue en 2017 : « Commercialiser la nature et les façons d’être. Une histoire sociale et environnementale de l’économie et de l’aménagement touristiques (Pyrénées françaises et espagnoles, XIXe-XXe siècles) » que signe Steve Hagimont Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Versailles-Saint-Quentin en est une excellente illustration. Il analyse, en six chapitres denses, les conséquences des activités touristiques sur l’environnement d’une chaîne de montagnes, les Pyrénées, qui n’a pas fait l’objet d’un investissement historiographique aussi important que celle des Alpes. Le livre brasse large puisqu’il parcourt près de trois siècles, jusqu’à nos jours, et ne se cantonne pas au seul versant français, même s’il lui consacre l’essentiel de ses faveurs.

La ressource thermale

Les trois premiers chapitres sont structurés autour de la ressource thermale, une ressource qui attire à la fois pour le dépaysement qu’elle occasionne dans un milieu de montagne structurant certains imaginaires et pour les profits d’ordre économique qu’elle recèle pour les investisseurs et aménageurs de tout poil. La montagne et les stations thermales qui s’y déploient deviennent de ce fait des espaces hétérotopiques, autrement dit des « espaces de ressourcement » permettant « d’échapper aux tourments politiques, sociaux ou écologiques du temps. » (p. 124)

L’aménagement touristique de l’environnement pyrénéen

Les eaux thermales deviennent donc progressivement une ressource monnayable.

Luchon, à laquelle l’auteur consacre de nombreuses pages, fait figure de « modèle » dans le domaine : la station est en perpétuel aménagement au cours des XVIIIe et XIXe siècles pour capter une clientèle principalement nationale, voire internationale, issue de la grande bourgeoisie et de la classe moyenne. Si, en général, « les eaux thermales […] polarisent les flux et assurent les investissements urbanistiques et hôteliers » (p. 67), tous les sites dotés de sources n’empruntent cependant pas les voies du « modèle » luchonnais. C’est par exemple le cas d’Ax, dans la haute vallée de l’Ariège, qui, pour diverses raisons, ne parvient pas à décoller.

L’hétérotopie touristique : une histoire sociale et économique d’un territoire touristique

Pour tenter de surmonter les difficultés financières dues à l’envolée des dépenses de fonctionnement (liées notamment aux exigences d’hygiène, à l’enchérissement des salaires, à la nécessité de rénover des bâtiments impactés par l’action des eaux sulfurées ou par la fréquentation des curistes), les stations diversifient leurs activités, loin des préoccupations du thermalisme proprement dit : casinos, «  phare culturel des stations » (p. 88), courses hippiques, corridas, randonnées, alpinisme… A la Belle Epoque, de ce point de vue, Luchon est bien « la station des élégances » (p. 94) et ce, malgré le fait qu’elle soit aussi, comme maint lieu touristique, un « foyer de prostitution » (p. 109), que les autorités locales essaient, tant bien que mal, de réguler. Par ailleurs, l’auteur montre combien l’économie thermale répond « aux logiques économiques et sociales de la société industrielle contemporaine » (p. 114), en multipliant par exemple les règlements qui visent à discipliner une main d’oeuvre essentiellement locale : employés des thermes et des casinos, guides de montagne, en particulier.

Les montagnes prophylactiques. Entre sciences et loisirs, profits et pouvoirs

Dans les stations thermales, les médecins jouent un rôle essentiel : ils doivent à la fois défendre la réputation d’une médecine thermale dont on met de plus en plus en doute le caractère scientifique Le thermalisme est de plus en plus perçu « comme une thérapeutique peu rigoureuse. » (p. 155) et s’assurer une place dans la promotion de la station dans laquelle ils opèrent. Ils se démènent en effet pour démontrer l’efficacité des stations « contre les maladies chroniques que la médecine classique ne guérit pas : rhumatismes, affections respiratoires et dermatologiques, névroses, maladies vénériennes. » (p. 139) Ils jouent, de ce fait, un rôle majeur dans les projets de réaménagement des espaces thermaux. Ils participent également au mouvement d’exclusion des pauvres des stations les plus en vue : outre le fait que ces derniers ne sont pas « rentables », on estime que leurs maladies, « inesthétiques », « gâtent l’ambiance idyllique des stations » (p. 146). L’échec des médecins à convaincre les autorités des stations de recentrer l’activité de celles-ci autour d’un thermalisme qui n’a pas su convaincre de sa crédibilité scientifique explique en grande partie pourquoi l’engouement pour ce dernier s’étiole au cours du dernier tiers du XXe siècle. Le temps des montagnes « prophylactiques » n’est donc plus vraiment d’actualité!

Des solutions, alternatives ou complémentaires : alpinisme, sports d’hiver, protection de la nature

Les trois derniers chapitres analysent les solutions, alternatives ou complémentaires, au tropisme « thermal et mondain » (p. 221) de la montagne pyrénéenne.

Sur la frontière. Arpenter, défendre et exploiter les êtres et les choses

Dans un premier temps, l’auteur étudie « les interactions entre les alpinistes, l’environnement montagnard et les autres touristes. » (p. 169) On se doit, aux yeux des alpinistes français, qui ont beaucoup oeuvré à une meilleure connaissance et appropriation des Pyrénées, de fréquenter la montagne à la fois pour les paysages qu’elle offre (à la randonnée ou à la conquête, beaucoup plus technique, des hauts sommets) mais aussi pour ses populations qu’on juge « originales » et qui, donc, mériteraient « à ce titre d’être visitées. » (p. 183) De ce point de vue, les Français profitent de l’Espagne comme d’un « Orient européen » (p. 192) : franchir les Pyrénées permettrait aux touristes français de s’offrir un exotisme à bon compte… 

La valorisation touristique des Pyrénées va de pair avec de premières considérations sur la nécessité de préserver la « nature ». Alors que les chasseurs s’émeuvent de la diminution de certaines espèces Cela conduit ainsi, côté espagnol, à la création du Parc National d’Ordesa par le roi Alphonse XIII, en 1918, au nom de la préservation du bouquetin, d’autres jugent nécessaire de lutter contre l’agropastoralisme dont on pense qu’il joue un rôle majeur dans les phénomènes d’érosion et d’inondations (meurtrières). Pour l’auteur, le « discours protectionniste des alpinistes, qui se nourrit des catastrophes naturelles pour accroître son effet de vérité, vise à disqualifier et déposséder une partie de la population de son propre environnement. » (p. 216-217)

Les sports d’hiver : une histoire pyrénéenne

Steve Hagimont montre combien, dès les premières décennies du XXe siècle, « la neige hivernale devient une ressource touristique » (p. 222), sans pour autant enlever à la saison estivale son importance première dans l’économie du tourisme. Ce chapitre permet de poser de nouveaux jalons dans l’histoire de l’aménagement touristique des montagnes françaises, en montrant notamment l’inadaptation aux Pyrénées du modèle alpin des quatre générations de stations Mis en avant notamment par le géographe Rémy Knafou dans l’ouvrage issu de sa thèse : « Les stations intégrées de sports d’hiver des Alpes françaises. L’aménagement de la montagne à la « française« , Paris, Masson, 1978.

L’auteur s’attarde en particulier sur le site de Superbagnères (1912) qui, avec Font-Romeu (1913), amorce l’entrée des Pyrénées dans l’industrie des sports d’hiver. Mais après quelques décennies, le constat de l’auteur est sans appel : l’inadaptation d’un modèle exogène d’urbanisation d’altitude conduit à l’inachèvement ou au déficit récurrent de nombreuses stations. La spirale de l’endettement se poursuit avec le recours à l’enneigement articiel et aux télésièges : « ces stations qui devaient sauver la montagne doivent désormais elles-mêmes être sauvées, à grands renforts d’argent public. » (p. 275)

Protéger l’environnement pour mieux l’exploiter. Une géopolitique du patrimoine naturel au XXe siècle

L’auteur montre que « loin d’être seulement des mesures de sauvegarde des écosystèmes, les programmes de protection sont aussi des instruments d’aménagement du territoire qui ont pu viser à en optimiser l’exploitation, des instruments de pouvoir sur l’espace et ses habitants, qui assignent une place et une fonction aux populations locales, de moins en moins disposées à les accepter. » (p. 278) Les intérêts touristiques comme les populations voient ainsi d’un mauvais oeil l’aménagement des montagnes par l’industrie hydroélectrique et plaident pour une réhabilitation de l’agropastoralisme, autrefois décrié. Ce retour en grâce du pastoralisme, soutenu par les services de l’Etat, n’est cependant pas dénué d’ambiguïtés : « s’agit-il de mettre l’agriculture au service du tourisme, pour livrer aux loisirs urbains un espace mieux ‘jardiné’, ou s’agit-il, au contraire, de faire contribuer le tourisme au maintien de l’agriculture en montagne ? » (p. 298) Enfin, pour accompagner, et contrôler, le développement des zones de montagne, l’Etat promeut la création de parcs, tant nationaux que régionaux. Cela se fait difficilement, comme le montrent par exemple les pages, passionnantes, que l’auteur consacre au projet de Parc National des Pyrénées ariégeoises, abandonné au début des années 1980 sous la pression d’une conjonction d’intérêts locaux qui le perçoivent  « comme une assignation identitaire et comme une forme de naturalisation ou d’ ‘écologisation’ des existences. » (p. 323)

Notre recension n’a fait qu’effleurer la richesse de l’ouvrage de Steve Hagimont : appuyé sur le dépouillement de nombreuses archives locales et sur une bibliographie scientifique judicieusement constituée, l’auteur parvient à concilier un récit clair et nuancé des enjeux socio-environnementaux auxquels les espaces et les habitants (humains comme non-humains) des Pyrénées ont été confrontés sur trois bons siècles et une réflexion à la fois pesée et engagée sur « le désastre environnemental auquel les acteurs du tourisme participent, consciemment ou à leur insu. » (p. 333) Car, dans le contexte actuel d’urgence climatique, l’auteur n’entend pas se cantonner aux délices et précautions de la recherche :

« La consommation de la Terre a atteint un point tel que, si l’on voulait prendre en considération l’ensemble du Vivant et l’habitabilité même de la planète pour les humains, menacée à moyen terme, il semblerait logique – autrement dit : ‘rationnel’ – que nous nous engagions collectivement dans un travail d’inventaire, pour délibérer de la manière de réduire et de se passer de certaines activités – car toutes ne pourront se maintenir, si on se refuse à approfondir encore la débâcle planétaire. Il serait grand temps de clore des espaces techno-industriels et commerciaux, pour mieux sauvegarder notre monde commun. » (p. 349)