Présentation :
Marilyn Yalom est une historienne et féministe américaine, décédée en 2019 à 87 ans. Femme remarquable qui a étudié dans de grandes universités américaines comme Harvard ou John Hopkins, elle devient une spécialiste en littérature comparée. Dans les années 1970, elle dirige l’Institute for Gender Research de l’université de Stanford. En effet, c’est une femme engagée et son intérêt pour le combat féministe s’est forgé notamment par ses études à la Sorbonne qui lui ont permise d’acquérir des connaissances sur la culture européenne et son histoire. En 2013, elle reçoit le prix du American Library in Paris Book Award grâce à son ouvrage Comment les Français ont inventé l’amour. Marilyn Yalom perçoit les différentes représentations ainsi que les manières de penser la femme dans chaque pays.
Éditrice universitaire, autrice de sept livres et d’une trentaine d’articles, ses œuvres démontrent une culture encyclopédique. Marilyn Yalom ne se limite pas seulement à traiter de la femme dans ses ouvrages, elle aborde aussi la question du couple, de la famille ou bien encore du mariage gay. Elle publie des ouvrages comme A History of the Wife paru en 2001, The American Resting Place: Four Hundred Years of History, publié en 2009 ou encore Compelled to Witness: Women’s Memoirs of the French Revolution en 2015.
Le Sein. Une Histoire, de son titre original A History of the Breast paru en 1997, fut édité en France par Galaade Édition. Préfacée par Élisabeth Badinter qui dresse la biographie de l’autrice, cet essai est une histoire de la poitrine féminine au fil des siècles jusqu’à nos jours. Il met en évidence son importance dans les différentes sociétés qui ont fait le monde dans lequel nous vivons. L’œuvre est composée de neuf chapitres bien distincts dont trois sont consacrés à la genèse du sein et la formation de l’érotisme autour de celui-ci, trois autres abordent le sujet de la politisation du sein et son rapport avec la société, les derniers chapitres abordent la réappropriation du sein par les femmes. Des notes de fin d’ouvrage, ainsi qu’une bibliographie sélective et d’un index, complètent l’ensemble.
Le sein nourricier, symbole de fertilité
De façon chronologique, Marilyn Yalom, commence son œuvre avec la Préhistoire. Des archéologues ont pu retrouver de nombreuses figurines sculptées dans de l’os, de la pierre ou encore de l’argile, où des corps féminins sont représentés avec de fortes poitrines, ainsi qu’un ventre et des fesses généreuses. Ces corps de femmes étaient considérés comme des déesses de la fertilité, des déesses mères, pour avoir des grossesses sans risque, ou encore des déesses allaitant pour avoir du lait et ainsi subvenir au besoin de l’enfant. En Égypte et en Grèce antique, la poitrine féminine était associée à une nature animale. Le sein produit du lait pour subvenir au besoin de l’enfant. Cette perception du corps féminin, étant plus proche de la nature que de la spiritualité de la vie, était très répandue dans la société athénienne.
Dans la Bible hébraïque, la valeur essentielle de la femme était de pouvoir porter un enfant. Cet attribut est d’ailleurs mis en avant dans le Nouveau Testament, la Vierge Marie prêta son corps au service du divin, elle tombe enceinte tout en étant encore vierge. Ce qui bannit les plaisirs charnels, la Vierge Marie était un exemple de chasteté à suivre pour les femmes de l’époque. Elle n’est jamais représentée dans des peintures religieuses avec sa poitrine apparente jusqu’à la création du tableau d’Abrogio Lorenzetti, Madonna Del Latte au XIVe siècle, qui est une vraie révolution. En effet, ce tableau représente la Vierge Marie nourrissant d’un petit sein irréaliste son fils Jésus. Cette image fit de l’allaitement une occupation sacrée et importante. La Vierge Marie apporta cette tradition d’allaitement dans le monde moderne. Du XIVe au XVIe siècle, la madone allaitant son enfant fut le prototype de la divinité féminine.
Objet d’érotisme
Le tableau de Jean Fouquet, La Vierge de Melun, marqua le début d’une érotisation du sein féminin. Les premiers observateurs furent choqués par ce tableau religieux d’Agnès Sorel, la maîtresse du roi Charles VII. Agnès Sorel ouvre une nouvelle ère en France. Première maîtresse officielle du roi, elle fut récompensée par de nombreux cadeaux et portait des vêtements somptueux à la cour. Beaucoup critiquaient ses robes extravagantes qui mettaient en valeur sa poitrine. Ces poitrines de plus en plus mises en avant n’étaient pas aux goûts des moralistes de l’époque et surtout les religieux.
Les représentants de l’Église chrétienne parlaient de « porte de l’enfer » pour qualifier les corsets à lacets que portaient les femmes. Face à ces nombreuses critiques, les femmes trouvèrent une autre façon de mettre leur poitrine en avant en couvrant leur décolleté d’un voile transparent. Depuis le Moyen-âge, le culte du sein érotique marqua la culture occidentale. La seule chose qui changea au fil du temps fut le fantasme de la poitrine idéale, le volume, sa forme ou encore sa fonction. Les peintres ou encore les poètes exprimèrent à travers leur art leur préférence pour les seins haut perchés avec un ventre large suggérant une grossesse. Ces critères changèrent avec le temps.
A la fin du XVIe siècle, les Français montrèrent leur préférence pour les petits seins avec un corps mince et allongé. En Hollande, durant le XVIIe siècle, des centaines de toiles représentant des scènes de vie quotidienne, comme une mère allaitait son enfant, se voient dans des maisons de classe moyennes. Les peintres hollandais trouvaient leur inspiration en observant les mères et leurs bébés dans leur vie quotidienne. Il était aussi possible de retrouver ces scènes dans des églises, ces femmes et leurs bébés étant considérés comme des « icônes semi-religieuses ». La place de la femme durant cette période était de prendre soin de son enfant, tandis que l’homme lui transmettait des connaissances.
Une bonne éducation commençait par le lait de la mère donné dans un environnement soigné. L’allaitement était une chose très conseillé aux femmes qui avaient souvent recours à des nourrices pour ne pas abîmer leur poitrine ou parce que leurs maris leur interdisaient d’allaiter. Les Hollandaises avaient aussi la réputation en Europe d’avoir des poitrines plantureuses, ce qui inspira de nombreux peintres de l’époque. Pour la première fois dans l’histoire de l’art, les grosses poitrines furent à la mode, une réputation qui ne faiblit pas après la fin de l’âge d’or hollandais. Au XVIIIe siècle, le sein en Europe était vu comme un ornement esthétique ou érotique. L’idéal culturel était un sein « inutilisé », les mères avaient recours à des nourrices pour préserver la jeunesse de leur poitrine. En France, cette pratique n’était pas seulement réservée aux classes aisées et aristocrates, les classes populaires avaient aussi recours à des nourrices, d’ailleurs rémunérées pour leur service.
Pourtant, dès le milieu du XVIIIe siècle se développe une dynamique contre les nourrices. De nombreux philosophes, médecins et hommes de sciences étaient à la tête de ces mouvements. Le sein de la nourrice était vu comme « corrompu » et « pollué », le sein de la mère était meilleur car il permettait de créer un lien avec l’enfant. En Angleterre, l’allaitement était donc vu comme un devoir d’abord envers sa famille, mais aussi un devoir envers la communauté nationale pour fonder une famille soudée et harmonieuse. L’allaitement maternel devient un des principes de la politique égalitariste. Les mères qui n’allaitaient pas leurs enfants étaient perçues comme indignes. La question de l’allaitement dans le cadre politique fit revenir les femmes sur le devant de la scène, elles qui étaient mises de côté et écartées de la vie publique mais leurs seins étant seulement réquisitionnés pour faire passer des idéologies républicaines comme la liberté, la fraternité, l’égalité, le patriotisme et la justice.
Le sein : objet de réflexions philosophiques
Dans le chapitre « Le sein psychologique : s’occuper du corps », l’autrice aborde le thème du sein et du corps de la femme sous un angle philosophique. Définissant la « poitrine » comme « l’objet de désirs oraux, de pulsions, de fantasmes et d’anxiété […] synonyme de « mère » », l’autrice aborde la vision philosophique de Freud sur le corps et la poitrine féminine. Pour Freud, la psychologie humaine se forme autour du sein et du pénis. Freud est convaincu que la sexualité commence par le sein de la mère qui nourrit son enfant. Elle est la « première séductrice » que son enfant connaît. Pour le philosophe, quand l’enfant grandit, il cherche toute sa vie, « le réconfort du sein originel » donné par la mère qui peut être retrouvée lors d’un acte sexuel. Pour Freud, les désirs érotiques des hommes pour les seins sont liés à la nostalgie de ceux de leur mère. Le sein féminin est un possible moyen de gagner de l’argent.
Il génère la création de produits bien spécifiques comme les soutiens-gorges, les lotions pour faire grossir la poitrine ou la rétrécir. Les seins figurent dans de nombreuses publicités aux côtés de voitures ou de boissons. Depuis le Moyen-âge, les femmes sont forcées à consommer pour plaire aux désirs de la société. Au début du XXe siècle, les femmes furent vivement encouragées à porter le corset et le soutien-gorge. Dès leur plus jeune âge, une petite fille commençait à porter le soutien-gorge à l’âge de dix ans. À dix-huit ans, quand la jeune femme faisait son entrée dans la société, elle portait le corset. Dès qu’elle se mariait, elle portait le « corset nuptial ». De plus, certaines femmes s’adonnaient à des traitements et cours à domicile pour grossir leur poitrine.
Dans les années 1950, nombreuses étaient les femmes qui souhaitaient que leur poitrine ressemble à celle des actrices hollywoodienne, qui exigeait que le buste mesure trois centimètres de plus que les hanches. Aux États-Unis, les soutiens-gorges et la poitrine féminine en général étaient extrêmement mis en avant, notamment dans la publicité. Les seins figuraient aussi sur de nombreux magazines comme Playboy ou Vanity Fair. Lors de la révolution sexuelle à partir de la fin des années 1960, les soutiens-gorges furent vus comme des instruments d’oppression. Les féministes accusèrent les concepteurs de lingerie d’emballer les seins en fonction des désirs des hommes et non selon les désirs des femmes. Les soutiens-gorges furent vus comme des instruments pour assouvir les désirs de la société qui voyait la poitrine comme un objet de désir sexuel.
Objet de recherches médicales
Le sein est un sujet qui a stimulé l’intérêt de nombreux médecins spécialisés dans deux domaines, la lactation et la maladie. Les médecins de l’Antiquité au XIXe siècle prêtaient une grande attention à l’aspect nourrisseur, mais aussi l’aspect mortel de la poitrine. En effet, le cancer de sein devient sujet de préoccupation, répertorié pour la première fois en Égypte antique. Ces médecins dont Hippocrate cherchèrent la cause de cette maladie mal connue. Au début du Moyen-âge, la première école de médecine en Europe, fondée à Salerne, enseignait déjà la gynécologie et l’anatomie féminine. Une de ces enseignantes, nommé Trotula, aurait rédigé vers 1050, un premier ouvrage sur les maladies propres aux femmes, traduit en plusieurs langues. Avec le temps, la connaissance du corps féminin devint encore plus connue.
Ambroise Paré au XVIe siècle montra une inquiétude envers les corps des femmes après l’accouchement. Il conseillait d’utiliser une pompe en vert, que la femme devait placer sur son sein, pour en extraire le lait et ainsi pouvoir nourrir son enfant. Les médecins commencèrent à prendre en compte la souffrance des femmes autant durant l’accouchement ou leur envie ou non d’allaiter. Ils se penchèrent aussi sur le cancer du sein qui tuait de nombreuses femmes au fils des siècles. Pendant de nombreux siècles, les femmes et leur poitrine ont été contrôlées et dominées par les hommes. Au fil du temps, les femmes ont commencé à se rebeller pour ne plus être dominées et contrôlées par la société patriarcale en se réappropriant leur poitrine. Les femmes ont exprimé leur mécontentement à travers des écrits, des mouvements comme le « bra-burning » ont fait leur apparition, des femmes brûlaient leurs soutiens-gorges pour montrer leur insatisfaction et la manière dont leur poitrine était perçue.
Le sein, objet de luttes
Dans les années 1970 et 1980, les femmes retirèrent leur soutien-gorge, mais aussi leur chemisier, ce qu’on appelle le streaking, le flashing et le mooning, respectivement le fait de courir nu dans un lieu public, se dénuder ou alors montrer ses fesses. Les manifestations aux seins nus devinrent un moyen d’attirer l’attention sur des problèmes féminins, comme la lutte contre le cancer du sein ou encore le sexisme. De nombreuses artistes ont aussi montré à travers leur art ces seins libérés ou mutilés par la maladie. Les femmes utilisent la poésie comme moyen de réappropriation de leur poitrine, comme Alicia Ostriker ou encore Linda Pastan.
En guise de conclusion, le dernier chapitre « Le sein en crise » aborde pleinement le problème du cancer du sein. Les femmes craignent maintenant leur sein qui pourrait potentiellement les tuer. Le sein est maintenant perçu comme un problème médical. Le retour du sein dans le monde de la mode et les médias est peut-être un moyen de nier les peurs sociales. À quoi ressembleront les poitrines de demain ? Les femmes devront-elles affronter un cancer du sein encore plus grave qu’il ne l’est maintenant ?
Appréciations :
Le Sein. Une Histoire, qui pourrait en effrayer certains par l’épaisseur du livre, est pourtant un ouvrage particulièrement enrichissant. Marilyn Yalom aborde absolument tous les prismes du sein, politique, psychologique, géographique, sociologique, commercial. L’autrice apporte avec subtilité son point de vue dans certains chapitres mais toujours en restant objective. La chronologie est totalement respectée, Marilyn Yalom nous guide de la Préhistoire à nos jours de manière fluide. La lecture de cette œuvre fut agréable, les chapitres sont riches de par les connaissances qu’ils apportent. La lecture est aussi ludique de par les nombreuses images qui agrémentent l’ouvrage. L’écriture de Marilyn Yalom n’est pas difficile à comprendre, tous les termes techniques qu’elle emploie sont expliqués dans les notes à la fin du livre. Bien que certains chapitres nécessitent une grande concentration, comme le chapitre 5 relatif à la psychologie, ils restent indispensables pour comprendre l’ensemble de l’étude.
J’ai énormément apprécié cet ouvrage que j’ai trouvé d’une grande richesse de par les connaissances qu’il m’a apporté sur le corps féminin et la complexité de la vision du sein au fil des siècles. Ce livre n’est pas seulement un essai sur le sein féminin, il aborde aussi des sujets aussi comme le cancer du sein, les différentes perceptions sur l’allaitement, le corset, la place de la femme au sein de la société… tous ces thèmes qui sont bien sûr profondément liés à la poitrine féminine. Cet ouvrage m’a aussi permis de connaître des personnages féminins qui, au cours de l’histoire, se sont battus pour être libres de leur corps, comme l’Italienne Ilona Staller, actrice pornographique devenue députée au Parlement italien dans les années 1980. Le livre regorge de ces figures féminines qui ont lutté pour leur conviction et les idées qu’elles défendaient malgré la société patriarcale dans laquelle elles vivaient. Si l’envie vous dit d’en savoir un peu plus sur la perception de la poitrine féminine, son histoire qui a toujours une résonance aujourd’hui, ou si vous êtes juste curieux d’en savoir plus sur cette partie du corps qui fascine, Le Sein. Une Histoire est l’ouvrage à découvrir.
Compte rendu réalisé par Lara Elenga-Laka, étudiante en hypokhâgne (2020-2021) au lycée Albert Schweitzer du Raincy (Seine-Saint-Denis) dans le cadre d’une initiation à la réflexion en histoire.