Soazick Kerneis est professeur à l’université Paris-Nanterre et dirige le Centre d’histoire et d’anthropologie du droit. Elle a coordonné le travail d’une équipe d’historiens du droit, membres ou proches de ce centre : Christophe Archan (université Paris Nanterre), Alexandre Jeannin (université de Bourgogne), Aude Laquerrière-Lacroix (université de Reims Champagne-Ardenne), Aram Mardirossian (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Jean-Pierre Poly (université Paris-Nanterre).

Les travaux de Soazick Kerneis portent essentiellement sur les phénomènes d’acculturation dans l’Empire romain envisagés du point de vue juridique, le décalage entre la norme écrite, rationnelle ou perçue comme telle et la norme coutumière. Sa thèse, soutenue en 1991, portait sur « Les armées de l’Ile de Bretagne : essai sur les barbares bretons dans l’Empire. »

(référence sur https://www.theses.fr/1991PA100097)

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Commençons par saluer cette toujours impressionnante collection de nos amis des PUF : la Nouvelle Clio. Nous y avons tous pioché une partie de notre savoir. Et nous pouvons continuer de le faire, puisque cette collection continue d’être mise à jour et augmentée. Volume après volume, nous puisons aux sources d’un savoir universitaire exceptionnel. Que les auteurs et les éditeurs en soient ici remerciés.

Cet ouvrage dirigé par Soazick Kerneis ne déroge pas à cette habitude d’excellence. Ah, si ! Nouveauté : La traditionnelle première partie bibliographique est accessible sur le site des PUF, à la page consacrée à ce volume (lien ci-dessous) : un bouton à droite permet de télécharger les documents complémentaires. C’est alors une bibliographie de 52 pages (écrit serré), qui donne accès à environ 1800 références, classées selon les chapitres du livre. Excellence, vous dis-je !

https://www.puf.com/content/Une_histoire_juridique_de_lOccident_III-IXe_si%C3%A8cle

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Voici la présentation de l’éditeur en quatrième de couverture :

Cette histoire juridique de l’Occident, dans une perspective anthropo­logique, prend en compte un espace et un temps élargis. L’espace est celui de l’Europe de l’ouest, qui relevait de Rome et de son droit. Le temps, celui de l’Empire des derniers siècles jusqu’à l’orée de ce Moyen Âge que Georges Duby disait « classique ». Cette période a été considérée par Peter Brown comme une longue Antiquité tardive et, dans le domaine juridique, certains éléments semblent aller dans ce sens : la survivance des codes impériaux, la constitution d’un premier droit de l’Église, le maintien d’une pratique formulaire, les calques romains dans les lois dites « barbares » et les échos d’Isidore de Séville jusqu’en Irlande. Mais le droit romain des abrégés du code ou des formulaires est un droit populaire, qui compose avec des pratiques provinciales, et si le droit qu’établit l’Église au IVe siècle respecte celui de la res publica, il n’en est pas moins une nouveauté. Les lois barbares s’efforcent d’adapter les coutumes des nations aux exigences de l’ordre impérial : la permanence de l’Antiquité en droit, surtout dans le nord de l’Europe, est peut-être plus une illusion de forme qu’une réalité de fond. C’est ainsi que tous ces courants confluent pour former un droit vivant qui, à travers ses déclinaisons multiples, peut être qualifié d’« européen ».

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Compte tenu de l’extrême richesse de l’ouvrage, il ne saurait être question d’en donner un résumé. Sa table des matières, fort bien faite, permettra un aperçu structuré.

Chapitre 1. Ius et Iustitia aux IVe-Ve siècles (Aude Laquerrière-Lacroix)

I – L’Empire des IVe-Ve siècles, appareil institutionnel et juridique

A – Centralisme et périphéries

B – Partitio imperii et partage législatif

C – Droit et fiscalité : une interaction

D – La « centralité du droit » dans l’Empire chrétien

II – La production du droit

A – La législation des IV-Ve siècles

B – Le processus de codification

III – Les ajustements du ius : quelques orientations

A – Le droit de la famille dans l’Empire chrétien

B – Le droit des successions : jalons d’une évolution

C – Le droit des contrats : remarques sur l’évolution des donations et des ventes

D – Le droit des biens : partage législatif, intérêts du fisc, politiques impériales

E – Le droit pénal entre rigueur de la répression et clémence du Prince

IV – La mémoire du droit

A – L’insinuation des actes (insinuatio apud acta)

B – L’enseignement du droit. Les Ecoles impériales

V – La sanction du droit

A – Les institutions judiciaires

B – Le procès aux IV-Ve siècles

 

Chapitre 2. Lex Christi – Réalités et diversité de la conversion chrétienne (Aram Mardirossian)

I – Un douloureux enfantement (IVe-Ve siècles)

A – L’Orient subordinatianiste : tout commence à Antioche

B – L’Occident nicéen : une abondance

II – Une croissance polymorphe (VIe-VIIe siècle)

A – L’Empire romain « continué » : les collections plutôt que les canons

B – L’Occident « barbare » : les canons plutôt que le pape

 

Chapitre 3. Vox divi et vox populi, la pluralité des droits (Soazick Kerneis)

I – La romanité universelle

A – L’édit et ses limites

B – Comment peut-on être Romain ?

II – Droit provincial et droit populaire

A – Présence de la loi romaine

B – Le pôle indigène de l’acculturation

III – Droit impérial et droit coutumier

A – Les curies et le fisc

B – L’empire des armes

C – Justice militaire et coutume civile

 

Chapitre 4. Leges barbarorum – La création des lois des nations (Jean-Pierre Poly)

I – Les barbares des lois des nations

A – Justiciables barbares

B – Juges barbares

II – La romanité des lois des nations

A – Les premières lois et l’empire

B – Les établissements des rois

 

Chapitre 5. Vigor actorum – La mise en forme romanisante de la pratique (Alexandre Jeannin)

I – La survivance de techniciens du droit

A – Les professionnels de l’écrit

B – Techniques et mise en œuvre pratique : à la recherche de modèles

II – Une pratique entre conservatisme et innovation

A – L’importance de l’écrit

B – Une perte de technicité du droit

 

Chapitre 6. Ius septentrionalis – La diversité juridique dans les îles Britanniques (Christophe Archan)

I – Une voie originale, l’Irlande

A – Le droit écrit et ses auteurs

B – Le procès

II – Le droit anglo-saxon

A – Le droit des premiers siècles (VIIe-IXe siècle)

B – Alfred (871-899) et ses successeurs

 

Chapitre VII. La coutume, entre le ciel des idées et le gouvernement des hommes (Soazick Kerneis & Jean-Pierre Poly)

I – La consuetudo et le bon gouvernement

A – la coutume et les provinces

B – Les transformations de la coutume

II – La loi d’éternité

A – Les catégories du droit gentilice

B – La justice par estimation

C – Outre les estimations

 

Chapitre VIII. Le fantôme de la liberté ou La formulation juridique des divisions sociales (Soazick Kerneis & Jean-Pierre Poly)

I – Rome et le pouvoir de vie et de mort

A – Maître et père

B – La misère des libres pauvres

II – Libertés coutumières et servitudes contractuelles

A – Confrontation des modèles

B – De la servitude au « servagisme »

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Ce livre est celui de « la construction du système normatif au début de l’histoire des nations européennes ». Il montre à quel point notre passé occidental a vu une immense variété des représentations du droit. Qu’était-ce que la norme « lorsque se forma la vieille Europe » ? Ces quelques mots sont le début d’une enquête passionnante de 450 pages.

Evidemment, c’est Rome qui a fondé cette science juridique qui allait devenir en partie la nôtre. Mais, dès le IVe siècle, « le système normatif et le vocabulaire juridique ont évolué ». Pas seulement sous l’effet de « l’absolutisme impérial », mais aussi, par la suite, de l’installation dans l’Empire des « débris des peuples du Nord et de l’Est de l’Europe », que nous appelons Barbares. L’ouvrage dirigé par Soazick Kerneis ne s’attache pas vraiment (« pas du tout », dirait-elle !) à montrer « l’influence sur nos droits européens du droit romain stricto sensu ». L’enquête est davantage centrée sur les formes populaires du droit, tant celles, marginales, qui se développent sous l’Empire, que celles qui font suite à son effondrement. Bienvenue dans l’histoire stratigraphique ! Celle de ces « sédiments capables de façonner une part de l’esprit des lois » ! Dans cette anthropologie du droit, les auteurs se risquent sur de féconds « chemins de traverse ».

C’est que, pour les auteurs, le droit n’est pas une « superstructure » indépendante des sciences sociales. Les « fractures, les accidents de l’Histoire » sont souvent « les lignes-forces de nouveautés institutionnelles ou normatives ». Je ne résiste pas au plaisir poétique de citer ces quelques lignes de Soazick Kerneis : « Le voyage dans le temps s’accompagne de randonnées dans l’espace, au hasard des sinuosités qui mènent au maquis des vies presque oubliées, là où se laissent entendre les murmures du passé, les voix de tous ceux qui parlaient en usant d’autres registres ». Le droit est bien ainsi un phénomène social et culturel.

Allons plus loin encore. Cette étude des normes de l’Antiquité tardive et du Haut Moyen-Âge n’est pas qu’une question d’érudition. Elle « rejoint une problématique très contemporaine, la difficile question des identités de l’Europe ». « C’est la mémoire qui fait votre identité ; si vous avez perdu la mémoire, comment serez-vous le même homme ? », disait Voltaire, cité par l’auteure. Or, les spécificités normatives nationales à l’épreuve de l’héritage romain sont bien le fond du propos de ce livre. « A chacun son droit », disait Ulpien. Dans ce contexte de « l’établissement des pouvoirs romano-germains », qu’en est-il de ce droit qui se réinvente ? Ce n’est pas seulement une histoire du droit : c’est bien d’incarner une histoire du droit qu’il s’agit. Le service juridique de l’Union européenne ferait bien de commander un conteneur de l’ouvrage de Soazick Kerneis !

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On me pardonnera de souligner, outre l’immense culture des différents auteurs, l’usage constant du latin. Nous ne sommes certes pas des professeurs de lettres classiques. Mais ce volume de la Nouvelle Clio montre une fois de plus à quel point cette langue fait partie de notre culture bimillénaire. Si l’on ne veut pas réserver cette culture à de petits cercles d’initiés (de privilégiés, dirais-je), donc perdre de vue qui nous sommes, il faut rappeler sans cesse l’impérieuse nécessité de l’étudier, de la faire apprendre au plus grand nombre.

Mais terminons-en avec le livre.

Ce n’est pas un livre de droit. C’est un livre d’Histoire. Un grand livre d’Histoire. Dont on sort plus riche. Et, sur un plan plus personnel, plus méditatif sur nous-mêmes. Toute Histoire n’est-elle pas une quête d’identité ? Suivez donc Soazick Kerneis et son équipe sur ces chemins de traverse. Vous y rencontrerez ce que nous sommes.

Christophe CLAVEL

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